Élections

Législatives au Liban. Tripoli capitale désenchantée de la révolution

Le retrait de la vie politique de Saad Hariri promettait un scrutin indécis dans la seconde ville du Liban. Les opinions anti-Hezbollah, le clientélisme, l’abstention et l’émergence d’un candidat issu de la contestation de 2019 ont marqué les élections législatives dans cette ville.

Tripoli, 15 mai 2022. La queue devant un bureau de vote
Ghassan Sweidan/AFP

Les élections parlementaires du 15 mai à Tripoli, seconde ville du Liban, s’annonçaient incertaines. Dans la grande cité portuaire, qui compte 80 % de musulmans sunnites et des minorités grecque orthodoxe, maronite et alaouite, trois grandes figures dominant la scène politique tripolitaine depuis la fin des années 1990 n’étaient pas représentées. Saad Hariri, l’ancien premier ministre qui avait raflé la majorité des sièges lors du dernier scrutin en 2018, a décidé de se retirer de la vie politique. Nagib Mikati, l’actuel premier ministre, n’a pas remis son siège en jeu, et a soutenu une liste qui n’a pu faire élire qu’un candidat. Un autre « cador » de la ville, Mohamad Safadi, a également jeté l’éponge. Alors qu’il avait été désigné par le Parlement comme premier ministre après le mouvement de protestation qui avait ébranlé le Liban fin 2019, il avait dû renoncer face à la colère de la rue.

L’échec de « l’héritier » Karamé

Faiçal Karamé, seul rescapé d’une famille politique historique de Tripoli, a été battu. Lors de sa campagne, il avait pourtant abondamment fait référence au riche passé de sa famille sur la scène politique libanaise depuis les années 1920. Son grand-père Abdel Hamid Karamé, d’abord figure principale de l’opposition tripolitaine au mandat français et proche des nationalistes syriens, a été l’un des artisans de l’indépendance et premier ministre en 1945. Son oncle Rachid a été président du Conseil à de nombreuses reprises avant d’être assassiné en 1987. Son père Omar, qui a repris le flambeau, sera longtemps perçu comme « l’homme des Syriens », ce qui vaut également pour Faiçal, élu député en 2018.

Pour autant, ce ne sont pas ses affinités avec le régime baasiste qui semblent avoir fait perdre l’héritier Karamé, alors que d’autres figures fidèles à Damas ont été éliminées du jeu politique national. Sa liste a en effet récolté un nombre similaire de voix à 2018, mais les électeurs lui ont préféré un autre candidat, Taha Naji, membre de la confrérie des Ahbache, une organisation islamique de bienfaisance prosyrienne originaire d’Éthiopie et implantée au Liban dans les années 1980, qui possède de nombreuses organisations caritatives.

Pour le politologue Nawaf Kabbara, la défaite symbolique de Karamé marque toutefois, « comme dans le reste du pays, un retrait des figures traditionnelles ». De manière ironique et absurde, les prosyriens se retrouvent renforcés par le scrutin à Tripoli, en raison des bizarreries de la loi électorale et de listes composées sans aucune cohérence. En effet, Firas Salloum, un candidat alaouite totalement inconnu et figurant sur la liste de l’homme d’affaires Iyab Matar associé à la Jamaa islamiya — la branche libanaise des Frères musulmans — a été élu avec 370 voix, et a célébré sa victoire par des chants en l’honneur de Bachar Al-Assad !

Le rejet du Hezbollah

Hormis cette surprise, le principal marqueur de l’élection dans la métropole sunnite a été un rejet du Hezbollah, avec l’avènement d’Achraf Rifi, ancien ministre et virulent détracteur du « Parti de Dieu ». Celui-ci a écrasé la concurrence avec ses 11 500 voix. « Achraf Rifi représente l’opinion sunnite radicale qui était pro-Hariri, mais ne le trouvait pas assez radical face au Hezbollah », explique Nawaf Kabbara. Sa liste a raflé trois députés sur huit, mais il semble peu probable qu’il soit désigné premier ministre (toujours de confession sunnite au Liban) en raison de sa forte hostilité au Hezbollah dans un système politique fait de compromis. Son score important a même permis l’élection d’un membre des Forces libanaises chrétiennes. Une première dans l’histoire moderne de Tripoli. « Les Forces libanaises sont aux antipodes de l’identité de cette ville sunnite, en raison de leur passé antipalestinien et des accusations d’assassinat de l’ancien premier ministre Rachid Karamé, mais prônent un rejet du Hezbollah par tous les moyens qui a séduit les Tripolitains », soutient Raphaël Lefèvre, auteur du récent ouvrage Jihad in the City : Militant Islam and Contentious Politics in Tripoli, (Lavoisier, 2021).

La ville du nord a été l’un des bastions des milices palestiniennes pendant toute la guerre civile libanaise (1975-1990), et c’est même de Tripoli qu’en décembre 1983 Yasser Arafat et plus de quatre mille combattants palestiniens ont été évacués, après avoir tenté un « retour » au Liban suite à leur évacuation de Beyrouth en 1982. L’héritier du clan Karamé avait pourtant tout fait pour ressusciter la figure tutélaire de son oncle Rachid assassiné, pour mobiliser contre les Forces libanaises. Il a ainsi installé une immense pancarte avec le visage de son défunt parent sur la place Al-Nour — lieu de rassemblements populaires — lui prêtant ces mots : « Ne les laissez pas m’assassiner une seconde fois. » Cela n’aura pas suffi. Comme à l’échelle nationale, le parti chrétien est l’un des vainqueurs du scrutin.

Clientélisme et achats de voix en masse

Le clientélisme a également joué un rôle important à Tripoli dans un contexte d’extrême pauvreté. Si aucune estimation récente n’a été réalisée dans la ville, 60 % des habitants vivaient déjà sous le seuil de pauvreté avant l’émergence de la crise économique qui terrasse le Liban depuis deux ans. Sur une vingtaine de personnes interrogées par Orient XXI lors du scrutin dans les quartiers défavorisés de la métropole (Bab el-Tebbaneh, Qobbé, Abi Samra), 95 % d’entre eux affirment avoir été rémunérés par des partis traditionnels en échange de leur suffrage, ou avoir bénéficié de « services ». Une vieille habitude dans la ville, où les milliardaires (Hariri, Mikati, Safadi) ont depuis les années 1990 injecté des sommes considérables lors des élections. Une jeune maman rencontrée le jour du vote assure par exemple avoir voté pour Faisal Karamé après qu’il a payé ses frais d’hospitalisation (8 millions de LL, soit environ 374 euros) pour son accouchement — la famille possède un important hôpital de la cité portuaire et plusieurs dispensaires, et est traditionnellement liée au ministère de la santé. Un trentenaire raconte pour sa part avoir donné sa voix au futur député Karim Kabbara qui, après quelques coups de fil, a permis de réduire sa peine de prison de six mois à neuf jours. Les Kabbara sont connus pour leur mainmise sur la justice locale et possèdent un puissant réseau d’avocats mis en place par le père de Karim, l’ancien député Mohamed Kabbara.

Les achats de voix ont également été massifs, entre 100 et 200 dollars (entre 93 et 187 euros) par tête. « Malgré la crise économique, les injections de fortes sommes en dollars frais par les partis traditionnels pendant la campagne posent question », s’alarme Ayman Mhanna, directeur de la fondation Samir Kassir. Les Forces libanaises, qui ont reçu des fonds importants des Saoudiens — au point de tapisser de panneaux électoraux l’autoroute entre Beyrouth et Tripoli — n’ont pas lésiné sur les moyens, mais ne sont pas les seuls.

L’irrésistible ascension d’Ihab Matar

C’est l’argent en cash, ainsi qu’une campagne très bien organisée en amont en Australie (où la diaspora tripolitaine est bien ancrée) qui a ainsi permis à un illustre inconnu, Ihab Matar, un homme d’affaires libano-australien, d’obtenir un fauteuil à l’Assemblée. Le candidat s’était fait remarquer par de vastes distributions de pain à son effigie pendant le ramadan.

Le businessman a aussi financé les frais annuels de scolarité à l’université libanaise à Tripoli pour ceux qui s’inscrivaient sur une page dédiée sur Facebook. Selon plusieurs personnes rencontrées le jour du scrutin, le candidat a payé 4 millions de LL (187 euros) — le double d’un salaire mensuel d’un militaire libanais — à ceux qui le plébiscitaient ou jouaient le rôle de mandoubin le jour de l’élection. Ces « délégués » sont censés surveiller les bureaux de vote ou glaner des électeurs. Une bonne partie passe en réalité la journée électorale à discuter sous des auvents, affublés de t-shirts bigarrés aux couleurs des candidats. Une forme de corruption déguisée, mais permise par la loi électorale.

« Ihab Matar pourrait bien connaître un destin similaire à Mohammed Safadi, surgi de nulle part à la fin des années 1990, même s’il semble avoir moins de capitaux », note Samer Tannous, président de la faculté d’éducation et de psychologie de l’université de Balamand. « Depuis la fin de la guerre civile, domine à Tripoli un modèle dans lequel priment les valeurs marchandes, de l’opinion et managériales (…) tandis que les valeurs traditionnelles et religieuses ne constituent plus préférentiellement le socle d’accès au statut de notable », écrit le chercheur Bruno Dewailly1.

Ihab Matar a également eu l’intelligence de s’associer à la Jamaa islamiya, dans une ville qui reste conservatrice et religieuse. Car l’argent ne suffit pas toujours. Omar Harfouche, autre millionnaire à la réputation sulfureuse lui aussi parachuté à Tripoli en a fait les frais. Le Franco-Libanais qui avait participé à l’émission de télé-réalité « Je suis une célébrité, sortez-moi de là », n’a récolté qu’un millier de voix, malgré les achats de vote et d’immenses posters quadrillant la ville. Le partisan laïc d’une « troisième République » a surtout suscité l’incompréhension, voire la moquerie dans les quartiers populaires en raison de son passé sensationnaliste dans le monde du mannequinat. Une anecdote lui a aussi collé à la peau, que les Tripolitains se délectent à raconter. Le candidat avait promis de l’argent à tous ceux qui viendraient à son meeting. N’ayant finalement pas été payés, les participants ont volé toutes les chaises en plastique.

« Fiancé de la révolution »

Autre leçon du scrutin, l’élection inattendue d’un candidat issu du mouvement de contestation du 17 octobre 2019 contre la classe politique. Né à Beyrouth à la suite d’une décision de taxer la messagerie WhatsApp, le mouvement avait connu une effervescence pendant plusieurs mois à Tripoli, lui valant même le surnom de « fiancé de la révolution ». Pourtant, deux ans et demi plus tard, la mobilisation a fait long feu. Beaucoup de Tripolitains lui reprochent son manque de radicalité — « on ne fait pas une révolution en dansant le dabké » revient souvent — et le rendent responsable de la détérioration de la crise économique, le mouvement étant concomitant de la faillite financière du pays. « L’absence de Saad Hariri a permis la percée d’une liste incarnée par Rami Finge, un dentiste popularisé par son arrestation alors qu’il distribuait de la nourriture aux manifestants. Il a été élu par la jeunesse éduquée de Tripoli et les suffrages de la diaspora », soutient Samer Tannous. Son succès reflète le modeste vent de renouveau qui a permis à une douzaine de candidats non issus de partis confessionnels de faire leur entrée au Parlement.

Dans la cité portuaire, les résultats électoraux ont surtout suscité l’indifférence et un faible espoir de changement. L’abstention a été forte, atteignant 61 % dans la région, un chiffre similaire à 2018. La population tente de survivre dans un contexte économique qui empire de jour en jour. La livre libanaise a perdu plus de 90 % de sa valeur, l’inflation explose, le prix du pain augmente et le coût des télécommunications devrait être multiplié par cinq.

Dans la grande ville du nord, les regards devraient à nouveau se tourner vers la Méditerranée au cours des prochains mois. Avec de nouvelles traversées périlleuses vers l’Europe attendues dès cet été. Elles ont déjà été nombreuses depuis deux ans. Le 23 avril, des dizaines de personnes ont disparu lors du naufrage d’un bateau parti de Tripoli qui se dirigeait vers l’Italie.

1« Transformations du leadership tripolitain : le cas de Nagib Mikati » in Leaders et partisans au Liban, sous la dir. de Franck Mermier et Sabrina Mervin, Khartala, coll. Hommes et sociétés, 2012.

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