Un sujet fait l’unanimité en Iran. Ce n’est pas la poursuite du programme nucléaire, encore moins le soutien aux Palestiniens contre Israël ; c’est la dénomination de « golfe Persique ». En 2004, le National Geographic Magazine avait publié un nouvel atlas où la voie d’eau en question figurait à la fois sous les noms de « golfe Persique » et de « golfe Arabique ». Aussitôt une clameur s’était levée en Iran, très au-delà des milieux officiels. À la même époque, l’Iran était aussi entré en querelle avec le Louvre qui avait cru pouvoir ménager la chèvre et le chou en inscrivant simplement « Golfe » sur ses étiquettes de présentation. Et pour faire pièce aux pays arabes continuant à pousser l’appellation de « golfe Arabique », l’Iran a institué le 30 avril — censé marquer l’éviction définitive des Portugais de la région par Shah Abbas — journée nationale du golfe Persique.
C’est assez dire que l’Iran se considère un peu comme chez lui sur les deux rives de cette voie d’eau, veine jugulaire du monde pour son approvisionnement en pétrole. La rive arabe a toujours constitué pour lui une zone naturelle d’influence, à peine gênée par les affaires de la Compagnie des Indes, puis par la politique de protectorats de la Couronne britannique. Il faut rappeler que cette rive abrite d’importantes communautés chiites, pour partie constituées d’Iraniens d’origine, et, pour la très grande majorité, d’Arabes attachés à cette branche de l’islam. Elles sont perçues par presque toutes les monarchies sunnites de la péninsule Arabique comme des éléments dangereux pour la stabilité de leurs pays respectifs, sorte de « cinquième colonne » au service de l’Iran chiite. La plupart des chiites de la rive ouest du golfe Persique se présentent pourtant en fidèles d’ayatollahs du monde arabe et surtout de l’ayatollah Sistani, résidant en Irak, hostile au modèle iranien de contrôle du politique par le religieux.
L’ancien « gendarme du Golfe » endigué par les États-Unis
Alors que les Anglais se retirent de toutes leurs possessions à l’est de Suez entre 1968 et 1971, les Américains, empêtrés dans la guerre du Vietnam, se tournent vers l’Iran, l’Arabie saoudite et Israël pour garantir la sécurité du Proche-Orient. Le Shah, autorisé à s’armer lourdement aux États-Unis, se pose en « gendarme du Golfe ». S’il renonce à ses revendications sur Bahreïn, il met la main sur trois îles attachées jusqu’alors à l’émirat de Sharjah et bien placées pour conforter son contrôle du détroit hautement stratégique d’Hormuz : Abou-Moussa, petite Tomb et grande Tomb. Cette annexion n’est toujours pas acceptée par les pays arabes. Et en 1973, le shah vient au secours du jeune sultan d’Oman pour écraser une rébellion dans la région excentrée du Dhofar, soutenue par le Yémen du sud communiste. Le sultan Qabous, toujours en place, n’a jamais oublié sa dette à l’égard de l’Iran.
Le shah parti, la jeune République islamique tente de rallier à sa cause l’ensemble du monde musulman, organise un peu partout ses sympathisants et n’hésite pas à mener des entreprises de déstabilisation des régimes de la région qu’il juge hostiles. En 1979, des troubles importants éclatent dans la partie orientale de l’Arabie saoudite, au sein de la communauté chiite où des manifestants scandent le nom de Khomeini. Ces troubles, dans une région vitale pour le royaume puisque s’y trouve tout son pétrole, sont réprimés dans le sang. En 1981, la police bahreïnie procède à des rafles dans les milieux chiites pour mettre fin aux activités d’un Front islamique de libération de Bahreïn, agissant à partir de Téhéran.
Dans les années qui suivent, entre 1984 et 1988, la guerre entre l’Irak et l’Iran prend en otage la circulation des tankers dans le golfe Persique. L’Iran menace alors de faire sentir aux pays de la région ce qu’il leur en coûterait de soutenir son adversaire, ou encore, comme Bahreïn, d’accueillir sur leur sol des bases américaines. En 1986, les Saoudiens saisissent des explosifs dans les bagages de pèlerins iraniens se rendant à la Mecque. En 1987, 400 personnes sont tuées à la Mecque dans des affrontements entre forces de l’ordre et pèlerins iraniens.
C’est aussi l’année où est fondé un mouvement Hezbollah du Hedjaz, actif en Arabie saoudite, au Koweït, au Bahreïn, et d’ailleurs aussitôt interdit. L’Arabie saoudite rompt alors ses relations diplomatiques avec Téhéran. Elles ne seront rétablies que cinq ans plus tard. En 1996, un attentat, dont l’origine est tantôt attribuée à Al-Qaida, tantôt à l’Iran et à ses séides, frappe les quartiers résidentiels d’aviateurs américains stationnés à El-Khobar, dans la province orientale de l’Arabie saoudite. Un camion bourré d’explosifs y fait 19 morts et des centaines de blessés. En 2011 encore, remonte à la surface un ténébreux projet d’assassinat de l’ambassadeur saoudien aux États-Unis, monté par un Américain d’origine iranienne, apparemment un peu dérangé mais quand même financé par les pasdarans, cette armée largement autonome installée au cœur du régime iranien. Et les dirigeants sunnites de Bahreïn continuent de voir la main de l’Iran dans l’agitation de leur majorité chiite en vue de se voir reconnaître des droits politiques et économiques.
L’arme des dissensions entre les monarchies du Golfe
Le Conseil de coopération du Golfe (CCG), fondé en 1981 par les six systèmes monarchiques de la région, est sans doute né de la volonté de faire masse face à l’Iran, sur le plan économique et militaire. Mais l’entreprise n’est pas allée très loin. Oman, traditionnellement proche de l’Iran, est bien membre du CCG mais reste sur la réserve. La monnaie commune, l’état-major intégré qui avaient été envisagés ne voient jamais le jour. Seuls les Émirats arabes unis (EAU) se joignent à l’Arabie saoudite en 2011, lorsqu’il s’agit d’écraser à Bahreïn le soulèvement de la communauté chiite porté par la vague des printemps arabes. Car si les petits royaumes de la région craignent l’Iran, ils craignent tout autant la domination de l’Arabie saoudite.
Cela, l’Iran le sait, et sait en jouer. Au fil des ans, il a aussi compris qu’il fallait quand même prendre au sérieux ces jeunes royaumes exploitant si astucieusement leurs atouts pour leur développement économique. Ainsi du Qatar, qui a su tirer profit du champ gazier sous-marin de South Pars, appartenant en commun aux deux pays, beaucoup plus tôt et plus vite que l’Iran. Dubaï, par lequel passent tant de produits destinés à l’Iran, notamment de produits visés par les sanctions internationales, joue un rôle vital pour Téhéran. La classe moyenne iranienne va massivement s’y approvisionner et se détendre. Avec le Koweït existe encore une solidarité de victimes de la politique de Saddam Hussein. Et l’Iran sait ce qu’il doit au Sultan Qabous, à Oman, pour l’avoir efficacement aidé à renouer en secret, dès 2012, avec les États-Unis d’Amérique. Depuis son arrivée aux affaires à l’été 2013, le président Hassan Rohani mène une politique très active de contacts à tous niveaux avec ces différents pays pour effacer les mauvais souvenirs de la période Ahmadinejad.
Circonvenir l’hostilité saoudienne
Reste l’Arabie saoudite. Les télégrammes diplomatiques américains mis à disposition du public par l’opération Wikileaks ont révélé l’antipathie et la peur viscérales des dirigeants saoudiens à l’égard du monde iranien. Il s’agit d’abord pour eux des Perses, c’est-à-dire des ennemis héréditaires du monde arabe. Ensuite, de chiites, c’est-à-dire de mécréants à peine musulmans aux yeux de ces rigoureux wahhabites. Et ces Iraniens sont parvenus à faire basculer l’Irak, dirigée depuis des siècles par des dirigeants sunnites, du côté du chiisme. Ils se sont ainsi ouvert un chemin à travers la Syrie, aux mains de l’un de leurs clients, et jusqu’au Liban — grâce à leur créature, le Hezbollah — et à la Méditerranée. De plus, ils songeraient à acquérir la bombe atomique…Les dirigeants saoudiens s’inquiètent donc de la négociation conduite par les États-Unis et l’Europe sur le programme nucléaire iranien. Doutant de la bonne foi de Téhéran et de la solidité du soutien de Washington, ils craignent que l’issue de cette négociation, si elle normalisait la relation de l’Iran avec la communauté internationale, ne débouche sur un retour en force de l’influence de l’Iran sur son voisinage, et sur un désengagement américain de la région.
L’Iran, pour sa part, avec une intensité accrue depuis l’arrivée du président Rohani, affirme sa volonté de renouer avec l’Arabie saoudite, pays présenté comme prioritaire dans sa politique étrangère. Il se persuade qu’il serait possible de trouver avec lui une voie de sortie de la crise syrienne, devenue entre temps une crise syro-irakienne. Il ne voit pas en quoi son programme nucléaire pacifique pourrait inquiéter les Saoudiens et serait sans doute prêt à coopérer avec eux et d’autres pays du Golfe en ce domaine. En somme, il plaide la bonne foi, la volonté de coopération, le souhait d’une relation apaisée.
Retour au pragmatisme
À ce jour, la République islamique a relégué ses ambitions de déstabilisation de son environnement. Elle a relevé, comme tout le monde, que les monarchies du Golfe avaient finalement bien résisté à la vague des printemps arabes. Elle n’a pas de projet de conquête de territoire. Son armée, d’ailleurs, paraît bien pauvrement équipée au regard du haut niveau des moyens militaires acquis par les pays de la péninsule Arabique, pour l’essentiel auprès des Américains et des Européens. Si elle a recouru à ses débuts à l’arme des faibles qu’est le terrorisme, elle en a vu aussi les limites et les inconvénients, et il semble que cette page-là soit tournée — même si l’on ne peut écarter des risques de rechute, notamment dans l’hypothèse où l’Iran se sentirait à nouveau profondément agressé. Restent la crise syro-irakienne et la crise nucléaire, qui jettent une ombre sur les relations de l’Iran avec les pays de l’autre rive du Golfe.
Est-ce à dire que tout est bloqué ? Non, mais beaucoup dépend d’un dénouement favorable de la crise nucléaire, qui devrait donner à Rohani le supplément de popularité et d’autorité nécessaires pour peser rapidement sur la gestion du dossier syro-irakien, confiée aujourd’hui pour l’essentiel aux pasdarans. Il aurait alors à prendre à bras le corps le traitement de la relation politique avec l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, qui soutiennent les oppositions armées à Assad — jusqu’aux plus extrémistes des djihadistes — sinon à niveau gouvernemental, du moins au travers de puissants réseaux informels. Il devra aussi, dans sa propre cour, reposer la question des moyens du soutien iranien aux régimes syrien et irakien, ainsi qu’au Hezbollah. Tout au bout de l’horizon pointe la possibilité d’un apaisement du Proche-Orient et de la transformation du golfe Persique en zone de prospérité partagée. Mais il est clair que le chemin pour y arriver sera long, incertain et parsemé de redoutables obstacles, comme le démontre trop bien l’actuelle flambée de crise en Irak.
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