Retours du Soudan. Une photo, un texte (1)

Les amoureux de Khartoum

Gwenaelle Lenoir, mars 2021

Abdallah et Esraa viennent de se marier il y a quelques jours seulement. Ils sont heureux. Ils le montrent à leurs amis, et au monde entier. Elle est assise sur ses genoux à lui, tête et bras nus, ses jambes partiellement découvertes, laissant voir les tatouages du mariage.

Cette photo n’aurait pas pu être prise avant la révolution. Tout simplement parce que cette scène n’aurait pas pu exister.

La révolution soudanaise disait : « Hourriyah, salam, adalah », « Liberté, paix, justice ».

Voici un peu de cette hourriyah.

Il y a du traditionnel de la vie khartoumaise dans cette photo. Depuis longtemps, le vendredi, jour hebdomadaire de repos, on va en famille ou entre amis prendre le frais au bord du Nil. D’astucieux vendeurs de thé et de café installent des chaises en plastique les pieds dans l’eau. On s’y asseoit, on commande une boisson et un sachet de graines de lupin, et la sensation de l’eau entre les doigts de pied est délicieuse. Il y a du révolutionnaire dans cette photo. Avant, Esraa et Abdallah auraient risqué les pires ennuis à se montrer ainsi — Esraa surtout. Tête nue, bras découverts, jambes visibles, rires sur les genoux de son amoureux : elle était bonne pour tomber sous le coup de l’article 152 du Code pénal de 1991, en vigueur jusqu’à son abolition le 29 novembre 2019.

Cette loi aussi vague que scélérate réprimait les « actes indécents et immoraux ». Elle permettait à n’importe quel petit flic d’arrêter n’importe quelle femme : il n’est pas difficile de trouver une « tenue indécente ». Un pantalon, un voile trop léger, un geste de tendresse en public, un air de défi, tout pouvait entrer dans la mauvaise catégorie. Des milliers de femmes ont été humiliées, arrêtées, condamnées au fouet pour « indécence ».

Les chaises sont installées au bout de l’île de Tuti. Un des endroits préférés des Khartoumais, à la confluence des deux Nil, le Blanc et le Bleu. Tuti, c’est le dernier vestige d’un monde englouti par la mégapole. Ici, il y a encore des champs soigneusement cultivés, parcelles verdoyantes protégées de l’appétit de la ville par les deux fleuves qui s’y embrassent, et un village avec ses maisons de briques cuites dans les fours traditionnels, ses échoppes, sa mosquée, ses ruelles.

Tuti a bien failli être dévorée par les promoteurs voraces sous l’ancien régime, celui d’Omar Al-Bachir. Les affairistes ont rêvé de construire là, à la confluence des deux Nil, des immeubles de luxe, avec des appartements de haut standing. De privatiser les bords de l’eau. Sur la rive en face de la pointe de Tuti, là où nos deux amoureux rient sur leurs chaises en plastique, ils en ont déjà vendu des dizaines, à des fidèles du Parti du congrès national (NCP) qui ont fait fortune sous Omar Al-Bachir, à des Émiratis, à des Saoudiens. Vides, aujourd’hui.

Les habitants de Tuti réputés avoir la tête dure et la révolution ont coupé l’élan des promoteurs, et les Khartoumais ont gardé les chaises en plastique les pieds dans l’eau.

En ce mois de mars 2021, au bout de l’île de Tuti, sur des chaises en plastique les pieds dans l’eau, j’ai photographié deux amoureux et un bout de la révolution soudanaise.

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