Les « brûleurs de frontières » vus par la presse algérienne

Crise des migrants ou crise de l’Occident ? · Délinquants ? Victimes ? Résistants ? Comment sont décrits dans les quotidiens algériens ces immigrés clandestins qui tentent de quitter le pays en « brûlant les frontières » ? Éléments de réponse.

Image du film « Harragas » de Merzak Allouache (2009).

« Impuissant, le gouvernement reconnaît enfin la gravité du phénomène. Les harraga mettent à nu le système » : tel est le titre d’un article publié le 29 septembre 2009 dans le quotidien algérien El Watan.

Les harraga sont ceux qui tentent de quitter leur pays, sans passeport ni visa, sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie. Au Maghreb, on nomme ces candidats à l’émigration harraga, « les brûleurs », car ils « brûlent » les frontières ainsi que les étapes nécessaires à un départ qui respecterait les contraintes imposées par les États. En outre, s’ils arrivent en Europe, ils détruisent, « brûlent » leurs papiers d’identité, pour échapper à l’expulsion. La photographie qui illustre l’article du quotidien montre des hommes en train d’extirper un corps sans vie de la mer exposant, à la vue des lecteurs, l’issue funeste de certaines aventures migratoires. Le journaliste qualifie le harrag d’ « icône laide » qui met à nu les dysfonctionnements de l’Algérie. Il critique, de façon sévère, les autorités nationales. Il fait également le lien entre le déficit démocratique en Algérie et les désirs migratoires des harraga.

Ce sont des articles tels que celui-ci qui amènent à réfléchir sur la couverture médiatique des phénomènes migratoires dans les pays de départ des migrants. La médiatisation est d’autant plus intéressante à étudier que ce phénomène migratoire a acquis le statut de problème public et politique. Les médias peuvent tenir un rôle considérable dans ce processus. Ils contribuent à informer le public de l’existence de situations sociales et politiques et à les définir comme plus ou moins problématiques et urgentes.

Alors qu’en Europe le traitement médiatique des migrations met l’accent sur la « crise migratoire » et les difficultés à gérer l’afflux de migrants dans des lieux emblématiques tels que l’île de Lesbos, l’île de Lampedusa ou encore Calais, comment parle-t-on dans leur pays d’origine de ceux qui partent ? Les départs par barques et chalutiers depuis l’Algérie n’ont pris de l’ampleur qu’au milieu des années 2000 et, pour lutter contre ceux-ci, les autorités algériennes ont mis en place des mesures principalement répressives. L’une des plus symboliques est l’introduction du délit de sortie « illégale » dans le Code pénal en 20091 en totale contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’homme dont l’article 13 spécifie : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »

Notre analyse se fonde sur un corpus d’articles publiés dans l’un des quatre quotidiens nationaux, El Watan (privé, francophone), El Khabar (privé, arabophone), El Moudjahid (public, francophone) et Ech-Chaab (public, arabophone). Ces quotidiens reflètent, au moins partiellement, la diversité du paysage médiatique algérien. Ils accordent une attention très différente à ce phénomène migratoire. Les journaux publics ne lui consacrent que quelques articles isolés, alors que les quotidiens privés tels que El Watan par exemple ont pu leur consacrer près de deux cents articles par an en 2008-2009, au plus fort de la médiatisation de ce phénomène migratoire.

Criminels ou héros

Plusieurs éléments contribuent à faire émerger la figure du délinquant, voire du criminel dans les articles consacrés aux « brûleurs de frontières », notamment le lexique mobilisé. Dans la presse arabophone, on parle de migration illégale (« ھﺠﺮة ﻏﯿﺮ ﺷﺮﻋﯿﺔ ») et migration clandestine ("هجرة سرية"). Outre le néologisme harga, ce sont les expressions « émigration clandestine » et « immigration clandestine » qui se sont imposées afin de désigner ce phénomène migratoire dans la presse francophone algérienne. Les expressions mobilisées sont marquées par les amalgames et les confusions. À titre d’exemple, la presse francophone mobilise indistinctement « émigré » et « immigré » et « émigration » et « immigration ». Ainsi, les harraga peuvent être désignés comme des « immigrés clandestins » dans leur propre pays. Les choix lexicaux sont primordiaux car les mots contribuent à l’édification de la réalité et à la construction sociale. Cette confusion entre immigré et émigré tend à être renforcée par la caractérisation du phénomène comme illégal, ou clandestin. Comme le signale l’historien spécialiste des questions d’immigration et de citoyenneté Patrick Weil, le « terme même de clandestin renvoie à l’idée d’un danger pour la communauté politique »2.

Les sources utilisées contribuent également à construire cette figure du harag criminel. En effet, la plupart des articles reposent exclusivement sur des sources sécuritaires (garde-côtes, agent de la protection civile, gendarmerie nationale). Certains de ces articles se contentent de transmettre les données communiquées par les forces de sécurité lors d’un point presse où ces dernières présentent un bilan semestriel ou annuel. Ils associent la harga aux différentes formes de criminalité qui remettent en cause les frontières telles que le trafic de drogue ou de marchandises ou même le terrorisme. Le discours officiel passe ainsi parfois dans le discours journalistique.

Les articles les plus récurrents sur la harga sont très brefs et rendent comptent de l’interception d’une barque, de l’arrestation de ses passagers et de leur comparution devant le juge. L’usage d’un vocabulaire appartenant au champ lexical du « sauvetage » ou de l’« arrestation » dépend de l’état de détresse dans lequel se trouvent les passagers au moment de l’intervention des forces de sécurité. Des informations élémentaires sur le profil des harraga (âge et origine) et les modalités de départ (plages de départ, sommes versées) sont communiquées, et la comparution des harraga devant le juge est annoncée. La parole ne leur est pas donnée, ni à leur famille.

L’un des éléments le plus marquants de ces articles est l’absence de remise en question de la légitimité des jugements des Algériens pour tentative de départ « irrégulier », et ce y compris avant que l’amendement du Code pénal en 2009 n’introduise l’article 175 bis et le délit de « sortie illégale » du territoire. En s’appropriant le lexique et le discours des sources officielles et en n’interrogeant pas l’orientation sécuritaire des politiques de lutte de la harga, la plupart des articles algériens sur la harga mettent en avant la figure du migrant criminel.

En parallèle à cette figure du criminel, les migrants peuvent apparaître tels des héros pleins de ressources, courageux et prêts à braver tous les dangers pour atteindre leur destination et s’accomplir. De nouveau, c’est le lexique même qui contribue à dessiner cette figure. Les journalistes nomment les harraga « aventuriers » ou encore les « pirates pacifistes » (« قراصنة البحر المسالمين »). L’image de l’aventurier émerge également à travers l’usage d’expressions telles que « l’aventure périlleuse » ou la « traversée périlleuse ». L’évocation des stratégies mises en œuvre par les candidats au départ participe également à la construction d’une figure héroïque. Les journalistes décrivent des modalités de départ caractérisées par la « débrouille ».

Victimes aux multiples bourreaux

En parallèle à ces figures de l’aventurier qui brave tous les dangers et du criminel, la presse algérienne fait émerger la figure de la victime aux multiples bourreaux. Les harraga sont décrits comme victimes d’eux-mêmes, de leurs désirs migratoires qui tournent à l’obnubilation et de leur naïveté. Plus encore, ils sont présentés comme victimes des passeurs, dépeints en prédateurs qui font fortune grâce à leurs malheurs. Les journalistes francophones mobilisent des termes tels que « réseau », « malfaiteurs » , « bande de malfrats » ou « trafiquants d’êtres humains ». Pour décrire ces « passeurs », les quotidiens arabophones emploient des mots tels que : « bande » (عصابة) ; « bande de criminels » (عصابة إجرامية).

Le traitement médiatique des causes de la harga participe également à la construction de la figure de la victime de l’ordre social. Ainsi, de très nombreux articles dans la presse privée analysent les causes de ce phénomène. À partir de 2007, une place croissante y est laissée à des sources alternatives, ce qui permet de cadrer la question en des termes distincts. Les journalistes sont à la recherche des points de vue de chercheurs en sciences sociales qui consacrent leurs travaux à la migration. Ce cadrage plus thématique impute la responsabilité de la harga au collectif, et plus précisément au gouvernement. Parmi les causes évoquées le plus fréquemment figurent la précarité économique, le chômage et l’ennui des jeunes.

Enfin, les harraga sont décrits comme des victimes des politiques publiques. Avant 2008, le discours critique se focalise sur l’absence de politiques publiques. À ce titre, la parole la plus politisée est celle de leurs parents. Ils disent leur incompréhension et leur souffrance et reprochent au gouvernement son inaction et son peu d’intérêt. L’action et les politiques mises en œuvre, notamment en matière judiciaire, reçoivent une attention croissante, plus spécifiquement dans El Watan à partir de 2009. Les controverses qui entourent la mise en œuvre d’une politique répressive s’accroissent notablement à la suite de l’annonce du projet de loi portant amendements du Code pénal en septembre 2008.

Symboles d’échec

Enfin, les harraga apparaissent également comme des symboles. Les causes invoquées afin d’expliquer ce phénomène migratoire sont de plus en plus politiques dans El Watan. La harga est considérée comme une preuve des dysfonctionnements qui touchent l’Algérie. Le phénomène serait un « révélateur » de l’« échec du système »3. Il renseignerait sur « le profond malaise » qui touche la société algérienne et témoignerait de « l’échec de l’action gouvernementale »4. Le phénomène aurait « mis à nu l’incapacité des pouvoirs publics à prendre en charge les préoccupations de la jeunesse ».

Les critiques reposent notamment sur l’invocation du paradoxe d’une Algérie riche qui voit ses enfants prêts à mourir pour la quitter. Certains articles relèguent au second plan les facteurs socio-économiques de la migration en comparaison avec le déficit de démocratie. Selon Mustapha Bouchachi, président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (Laddh), « si des centaines de jeunes préfèrent la mort en mer à la vie en Algérie, ce n’est pas pour fuir la faim ou le chômage mais pour fuir l’absence de démocratie et de liberté. Lorsqu’il est permis pour un jeune d’espérer devenir président, il ne peut tenter la mort en mer »5. Selon Karim Khaled, sociologue, il n’est pas possible d’étudier un phénomène tel que la harga sans analyser la nature du système politique et toutes les frustrations qu’il est susceptible d’engendrer au sein de la société6. Certains des articles qui privilégient les facteurs politiques de l’émigration mettent en parallèle les harraga et les émeutiers, associant ainsi la migration à une forme de protestation.

En Algérie, de multiples figures du migrant émergent dans les quotidiens nationaux qui accordent un traitement très différencié en termes de quantité. Alors que les harraga reçoivent une attention soutenue dans les quotidiens privés, ils sont quasiment ignorés par la presse publique qui leur accorde moins d’une dizaine d’articles par an. Globalement, les harraga apparaissent comme des figures aux multiples visages, à la fois criminels, héros, victimes et symboles. Ces figures, même lorsqu’elles sont contradictoires, peuvent coexister dans un même quotidien. Celle qui apparaît dépend des événements mais également des catégories d’articles et des sources sur lesquelles ils reposent. Certains peuvent traiter la harga comme un acte de délinquance, alors que les éditoriaux ont tendance à en faire un acte de protestation politique ou le symbole des maux qui touchent l’Algérie.

1La loi n° 09-01 du 25 février 2009 modifiant et complétant l’ordonnance n° 66-156 du 8 juin portant code pénal, Journal officiel de la République algérienne, n° 15, 8 mars 2009.

2La France et ses étrangers : L’aventure d’une politique de l’immigration de 1938 à nos jours, Folio, 2005 ; p. 309.

3Chawki Amari, « Houria et les autoroutes de la mer », El Watan, 13 juillet 2008.

4Madjid Makedhi, « Le phénomène des harraga prend de l’ampleur », El Watan, 8 avril 2008.

5Nadja Bouaricha, « Bouchachi : “Les harraga fuient l’absence de démocratie” », El Watan, 2 mai 2009.

6M. A. O, « Les spécialistes débattent des flux migratoires au Cread à Alger », El Watan, 16 mai 2009.

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