Les domestiques asiatiques moins bien traitées en Scandinavie que dans le Golfe ?

De nombreux rapports ont dénoncé, à juste titre, le traitement des travailleurs émigrés en Arabie saoudite ou au Qatar. Mais la situation des domestiques asiatiques au Danemark et en Norvège amène à poser une question sacrilège : sont-elles mieux traitées que dans le Golfe ?

Archive Baaner Rasmus, Danemark.

Ces trois dernières années, de surprenants débats publics au Danemark et en Norvège ont quelque peu écorné l’image du progressisme scandinave. Selon plusieurs organisations de défense des travailleurs, les employées domestiques asiatiques, venues essentiellement des Philippines, y seraient traitées comme des esclaves modernes. Pourtant, dans la presse internationale, ce sont plus souvent les pétromonarchies du Golfe — Arabie saoudite et Qatar en tête — qui font l’objet de ces accusations, pour le sort peu enviable de leurs travailleurs domestiques étrangers1. En cause, de faibles rémunérations, des salaires versés en retard et parfois jamais, des cas de violence et de viols et une absence de liberté de circulation du fait de la confiscation des passeports. Qu’est-ce que le vécu des employées domestiques étrangères dans les pays scandinaves peut-il donc bien avoir en commun avec celui des pays du Golfe ?

Ce sont les conditions de travail et de rémunération de milliers de nourrices asiatiques (appelées « nannies ») qui nourrissent le feu de la critique au Danemark et en Norvège : 30 à 35 heures hebdomadaires généralement payées entre 300 et 550 euros par mois, dans des pays où l’équivalent d’un salaire minimum est environ quatre à six fois supérieur2.

Pas de salaire minimum légal

Légalement, il n’y a pas de salaire minimum dans les pays scandinaves. Des négociations entre syndicats et patronat permettent généralement d’aboutir à des accords de branche ou d’entreprise. Dans le cas de travailleurs étrangers, fraîchement arrivés et ne parlant aucune langue nordique, ces accords de branche assurant la dignité du travail sont aisément contournés en toute légalité. Au Danemark et en Norvège, cela s’opère par la qualification de ces milliers de travailleurs asiatiques en « personnes ne travaillant pas », ou plus précisément en « au pair ». Comprenez « jeunes filles au pair ». Car tout comme la très grande majorité des 53 millions de domestiques dans le monde, la plupart des domestiques travaillant « au pair » sont effectivement des jeunes femmes3.

Qu’elles aient 18, 30 ans ou plus, qu’elles désirent apprendre une nouvelle langue ou bien — et c’est plus généralement le cas — simplement échapper à la pauvreté de leur pays, elles rentreront dans cette catégorie pour laquelle il n’existe pas de salaire minimum. Officiellement, elles viennent apprendre une langue et découvrir une culture, d’où leur faible revenu, correspondant à de l’argent de poche. À partir de 300 euros mensuels en Norvège ou de 500 euros au Danemark, mais rarement plus de 700 euros dans le meilleur des cas (c’est-à-dire en cas d’heures supplémentaires). Sur n’importe quel site Internet d’embauche de jeunes filles au pair, on peut voir les salaires proposés ces dernières années par les familles norvégiennes : ils oscillent entre 100 et 200 dollars par semaine, un niveau comparable à celui des pays du Golfe. Leurs employeurs se justifient en avançant l’argument que ces travailleuses domestiques sont logées et nourries au sein des familles. Mais pourraient-elles vraiment faire autrement ?

Dans les pays du Golfe, il n’y a pas non plus de salaire minimum, mais la loi de l’offre et de la demande régit le marché de l’emploi. Les familles émiraties, qataries, saoudiennes ou koweïtiennes paient généralement l’agence qui leur fournit la ou les travailleuses étrangères. Les salaires sont globalement équivalents, parfois même plus élevés qu’en Norvège.

Le rapport 2015 de l’Economist Intelligence Unit sur le coût de la vie dans 133 grandes villes internationales du monde4 classe Doha, capitale du Qatar, 108e ville la plus chère au monde ; Dubai, aux Émirats arabes unis, 83e ; Copenhague, au Danemark, 8e et finalement Oslo, capitale de la Norvège, 3e ville la plus chère au monde. Autant dire que les budgets y sont gérés au plus serré, et que les loisirs sont généralement sacrifiés. Mais malgré leur faible revenu, une partie des travailleuses des Philippines voient leur expatriation comme une chance : chance de voyager pour un certain nombre, mais plus généralement, chance de laisser pour quelques temps derrière elles la pauvreté des Philippines et d’en sortir leur famille. Comme l’explique Susan Ople, lauréate 2013 du prix Hero acting to end modern-day slavery (litt. « Héros agissant pour mettre fin à l’esclavage moderne ») : « derrière toutes les domestiques étrangères, il y a une famille [restée au pays] qui essaie tant bien que mal de survivre face à la pauvreté » 5. C’est aussi pour cela que de 2002 à 2014, l’emploi de « nannies » philippines n’a fait qu’augmenter dans pratiquement tous les pays exportateurs de gaz et de pétrole, sur fond d’un boom économique lié aux hydrocarbures.

Pétrodollars et domestiques importées

Les revenus du pétrole et du gaz de pays relativement peu peuplés comme les monarchies du Golfe d’une part, et de Scandinavie6 de l’autre, ont permis ces dernières années la hausse du niveau de vie de leurs populations nationales, parallèlement à une certaine inflation. Au final, rares sont ceux dans ces pays qui consentent à gagner un faible salaire, même pour un travail temporaire et/ou sans qualification. Le coût élevé de la vie d’un côté et la pression sociale de l’autre rendent les nationaux très peu enclins à accepter des emplois mal rémunérés et pour lesquels les revenus du pétrole permettent d’importer en nombre croissant des travailleurs temporaires étrangers au statut juridique particulier.

Et c’est précisément dans ce statut qu’une différence majeure peut s’observer entre les petits pays exportateurs d’hydrocarbures et la plupart des autres pays. Alors que les pays riches comme la France ou le Royaume-Uni utilisent aussi une main d’œuvre étrangère et très bon marché dans de nombreux secteurs (construction, agriculture, restauration, entre autres), le fait de payer des étrangers à des salaires plusieurs fois inférieurs à ce que la législation stipule pour les nationaux est illégal. Certes, le travail non déclaré pour de faibles salaires se pratique dans de nombreux secteurs, mais c’est, par définition, contraire à la législation et des fonctionnaires de l’inspection du travail sont spécialement mandatés pour combattre ce phénomène, même s’il est largement structurel.

À l’inverse, les gouvernements des pays exportateurs de pétrole et de gaz faiblement peuplés proposent des cadres juridiques particuliers pour que des travailleurs étrangers temporaires (généralement asiatiques pour des raisons économiques), travaillent pour des salaires parfois dérisoires en toute légalité. C’est ce que l’on peut aujourd’hui observer dans les pays du Golfe, mais aussi en Norvège, au Danemark, en Malaisie, à Brunei, aux Pays-Bas ou encore dans certaines provinces faiblement peuplées du Canada : les effets locaux des pétrodollars se manifestent souvent par des flux de milliers de travailleurs temporaires et bon marché, le plus souvent asiatiques. En 1996, au Danemark (pays de 5,5 millions d’habitants), les autorités n’avaient accordé que 318 permis de résidence « au pair ». En 2007, ce nombre atteint 2 207, et plus de 3 500 en 2014, soit une augmentation de plus de 1 000 % en moins de vingt ans. Les jeunes femmes ne viennent plus d’Europe ou d’Amérique pour apprendre une langue nouvelle. Les trois quarts d’entre elles au Danemark sont originaires des Philippines7.

Division internationale du droit du travail

Les domestiques philippines sont aussi plus de 13 000 au Qatar et plusieurs dizaines de milliers en Arabie saoudite. Comme dans le reste du Golfe, les sondages menés auprès de familles qataries montrent que bien qu’elles soient catholiques, elles sont largement préférées aux autres nationalités, à 56 %, contre 12 % pour les Indonésiennes et seulement 2 % pour les Égyptiennes, par exemple8. Cela s’explique en raison de l’assez bon niveau d’éducation (et notamment de la maîtrise de la langue anglaise, lingua franca des pétromonarchies) des travailleuses philippines et de leur faible coût par rapport aux travailleuses domestiques occidentales ou arabes. Face à la loi du marché, les liens culturels ou cultuels ne font pas vraiment le poids. En Norvège, cette préférence pour les nannies bon marché des Philippines est encore plus prononcée ; elles y représentent 80 % des 3 000 « au pair », les autres venant de divers pays, comme la Thaïlande ou le Vietnam.

Derrière ces statistiques, il y a une grande dynamique économique et sociale internationale longtemps ignorée qui révèle, au sein des pays exportateurs d’hydrocarbures, une division du travail et de la société assez radicale : d’un côté, les populations nationales, bénéficiant de divers avantages et prestations sociales, et de l’autre, les travailleurs temporaires étrangers, qui n’y ont pas droit. C’est évidemment le gigantesque écart de niveau de vie entre les Philippines, archipel économiquement pauvre et peuplé de plus de 100 millions d’habitants, et les petites mais riches populations des pays exportateurs de pétrole d’Europe ou du Golfe, qui est à l’origine de cette division du travail et de cette inégalité des droits.

Des réformes au compte-gouttes

Des travailleuses au pair des Philippines ont commencé à se mobiliser ces dernières années, notamment au Danemark. Un grief a particulièrement suscité cette mobilisation. Ces travailleuses y reçoivent chaque fin d’année un avis d’imposition pour l’impôt sur le revenu. Si les impôts dont elles doivent s’acquitter s’avèrent faibles dans l’absolu (aux alentours de 400 euros par an), cela représente néanmoins pour elles près d’un mois de salaire.

Dans les pays du Golfe, l’impôt sur le revenu n’existe pas. Mais si ces travailleuses voulaient s’y plaindre d’autre chose, elles ne le pourraient pas : les syndicats et les manifestations contestataires y sont prohibés pour les travailleurs étrangers. Les États y font certes des réformes, notamment concernant le statut des travailleurs et le versement régulier de leurs salaires, comme c’est le cas aux Émirats arabes unis ou au Qatar, ou en introduisant un salaire minimum pour les travailleuses domestiques comme en Arabie saoudite ou au Koweït. Mais ces changements sont encore lents et jusqu’à présent timides. Le récent salaire minimum introduit par Riyad n’est que de 360 euros mensuels.

Même l’Europe du Nord semble abandonner son leadership moral sur la condition des travailleurs. Le salaire minimum pour les personnes au pair finalement voté par le Danemark et entré en vigueur cet été n’est que de 535 euros pour un emploi quasiment à temps plein. L’équivalent norvégien, tout juste introduit début octobre, n’est que de 607 euros. Dans ces deux cas malheureusement, ces ajustements ne concernent que les contrats postérieurs aux réformes et ne prend pas en compte la situation actuelle de dizaines de milliers de travailleuses domestiques pauvres. Mais le plus inquiétant peut-être est qu’aucun de ces pays, à l’issue de leur débat national respectif, n’a à ce jour jugé bon de ratifier la Convention 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail décent des employés domestiques. Le gouvernement des Philippines n’a pas non plus ratifié ladite convention, probablement pour ne pas s’attirer le courroux de pays exportateurs de pétrole, dont le pays dépend tellement pour les entrées de devises. Ces cinq dernières années, ces transferts ont représenté en moyenne 10 % du produit intérieur brut (PIB) des Philippines.

À l’heure où presque tous les pays de l’Union européenne absorbent eux aussi d’importants flux de populations économiquement vulnérables, fuyant l’Érythrée, la Syrie ou l’Afghanistan en guerre, il serait bon de méditer sur la tendance à faire glisser subrepticement certains statuts exceptionnels vers des formes d’exploitation. Sinon, c’est toute l’Europe de l’Ouest qui risquerait de se retrouver d’ici quelques années avec des niches juridiques et des sociétés tolérant des formes d’exploitation d’une main d’œuvre importée et vulnérable. Comme le Danemark et la Norvège le montrent bien, le simple fait d’être un État de droit en Europe, ou d’avoir parmi les plus forts PIB par habitant de la planète, ne protège pas les plus pauvres de l’exploitation économique, par des contournements législatifs éthiquement indéfendables. Bien au contraire.

1Marine Forestier, « En Arabie saoudite, une domestique indienne se fait couper la main en tentant de fuir », Le Monde.fr avec AP, 9 octobre 2015 ; Cordélia Bonal, « Travailleurs migrants au Qatar : le cauchemar continue », Libération, 18 novembre 2013.

2Voir les statistiques d’Eurostat publiées par la Commission européenne sur les salaires minimum en Europe.

3Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), 83 % des 53 millions de travailleurs domestiques sont des femmes.

4Worldwide Cost of Living Survey, Economist Intelligence Unit, 2015.

5Susan V. Ople, « Slave maids cost the Price of a smart phone », CNN Freedom Project, 9 août 2013.

6NDLR. La Norvège est le plus gros producteur de pétrole en Europe.

7Helle Stenum, Au pair in Denmark : Cheap labour or cultural exchange – A study of the au pair programme in Denmark with special focus on Filipino migrants,FOA Trade and Labour, 2008.

8Abdoulaye Diop, Kien Trung Le, Trevor Johnston, and Michael Ewers. (forthcoming). Citizens’ Attitudes Towards Migrant Workers in Qatar. Migration and Development.

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