Dans sa campagne pour mettre sous pression Mohamed Ben Salman (MBS) grâce à l’affaire Khashoggi, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est trouvé un allié inattendu : la CIA. En effet, l’agence de renseignement n’a pas hésité à faire fuiter à plusieurs reprises — encore le 1er décembre dans le Wall Street Journal — ses conclusions sur la responsabilité du prince héritier dans l’assassinat du journaliste du Washington Post, et ce à l’encontre de la position du président Donald Trump (le Congrès américain rejoint également la CIA sur cette affaire).
La plupart des observateurs se sont concentrés sur le camouflet que représente cette prise de position pour l’administration Trump. Mais, comme le note Bloomberg, elle est également très significative sur un autre plan : elle révèle que l’agence considère que MBS n’est pas essentiel à la préservation des intérêts stratégiques américains dans la région, voire que ceux-ci s’accorderaient mieux avec un autre dirigeant à la tête du royaume. La rapidité avec laquelle la CIA a dénoncé la responsabilité de MBS semble également indiquer que l’affaire Khashoggi n’a été qu’un catalyseur des sérieux doutes qui pesaient sur sa capacité à défendre ces intérêts, lesquels consistent essentiellement en une politique d’« endiguement » de l’Iran, mise en sourdine pendant plusieurs années notamment sous la présidence de Barack Obama puis revenue en force avec l’élection de Trump, et en la protection d’Israël, les deux étant fondamentalement liés. En effet, si le volontarisme affiché du prince héritier concernant l’Iran est très apprécié par les milieux sécuritaires de l’autre côté de l’Atlantique, la politique effectivement menée ces dernières années a profondément refroidi leur opinion, en particulier chez les plus pragmatiques.
Initiatives intempestives
Deux épisodes ont été du plus mauvais effet : la guerre au Yémen et l’offensive diplomatique contre le Qatar.
Pour le premier, si l’agression du pays le plus pauvre du Proche-Orient par deux des plus riches — Arabie saoudite et Émirats arabes unis, 55 000 dollars (48 600 euros) et 69 000 dollars (60 970 euros) de PIB par habitant contre 2 400 dollars (2 120 euros) — a été justifiée par le soutien supposé de l’Iran aux rebelles houthistes, il est rapidement apparu à la CIA et aux milieux sécuritaires américains en général que ce n’était qu’un prétexte. De fait, au début de la révolte, le soutien de Téhéran aux rebelles était extrêmement limité. Bien plus grave, l’intervention saoudo-émiratie (soutenue par les pays occidentaux sur le terrain) a fourni une occasion en or à l’Iran d’accroître son influence aux frontières de l’Arabie saoudite à un coût minimal via des fournitures d’armements et l’envoi de conseillers militaires, en infligeant un coût maximal à ses adversaires de la péninsule. On peut établir une comparaison avec la guerre d’Afghanistan pour l’Union soviétique qui a permis aux États-Unis et à leurs alliés d’infliger de lourdes pertes à leurs adversaires. La CIA a probablement considéré que c’était bien cher payé pour permettre à MBS d’asseoir sa légitimité en se présentant comme chef de guerre… La recrudescence concomitante d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), accessoirement responsable des attentats du 11-Septembre, n’est sans doute pas un élément en sa faveur, même si la CIA a historiquement eu du mal à reconnaître la dangerosité extrême de ce groupe.
Le second épisode a été encore plus rapidement perçu aux États-Unis comme une bévue de MBS et du prince héritier des Émirats arabes unis Mohamed Ben Zayed, surnommé MBZ. Comme nombre d’observateurs l’ont fait remarquer, l’isolement diplomatique du Qatar par ses voisins (et l’Égypte) ne pouvait avoir pour effet que de fragiliser la coalition arabe contre l’Iran, et en particulier le Conseil de coopération du Golfe, qui est en état de mort clinique depuis. Les projets d’invasion du Qatar en contournant la base américaine ont été assez fraîchement reçus à Washington, en dehors, dans un premier temps, de la Maison Blanche, qui a des liens directs très forts avec MBS et son partenaire MBZ, via notamment le gendre de Donald Trump Jared Kushner)… On peut noter que déjà en 2017, certains responsables américains — dont le secrétaire d’État Rex Tillerson — ont cherché activement à déjouer les manigances saoudo-émiraties contre l’avis de la présidence, percevant à raison qu’elles allaient à l’encontre de la politique d’endiguement anti-iranienne (entre autres conséquences néfastes pour les intérêts américains). Cela a d’ailleurs probablement coûté son poste à Tillerson.
Un rapprochement avec Moscou ?
Un troisième élément n’a pu qu’accentuer les griefs de la CIA, où le souvenir de la guerre froide reste vivace, envers le prince héritier : les tentatives répétées de conclure des contrats d’armements avec la Russie, et notamment l’achat des très efficaces systèmes sol-air S400. Outre la visite du roi Salman (père de MBS) à Moscou en 2017, quand un premier contrat a été conclu (puis annulé par la suite), dans une lettre du 15 mai 2018 au ministère de la défense saoudien citée par Reuters, MBS a requis que celui-ci se concentre sur l’achat et l’entraînement de troupes à certains systèmes d’armements, qui incluent les S400.
Au-delà de ces considérations, plus ou moins publiques, la position de la CIA est peut être encore plus significative et explosive en ce qu’elle révèle que l’agence considère comme possible, sinon probable, que MBS puisse perdre son statut de prince héritier. En effet, la CIA ne prendrait pas le risque de se brouiller avec celui qui pourrait diriger un partenaire-clé au Proche-Orient pendant les cinquante prochaines années, si elle ne pensait pas que son départ était au moins une possibilité à court terme.
Son analyse est-elle correcte ? Pour le savoir, il faut se plonger dans les tractations obscures qui se déroulent au sommet de l’État saoudien.
Un soutien sans faille du roi
Deux éléments majeurs jouent pour le prince. Le premier est sa mainmise sur les services de sécurité. Outre son rôle de ministre de la Défense (qui lui a permis de lancer sa campagne au Yémen), MBS a profité de l’éviction en juin 2017 par le roi Salman de l’ancien prince héritier Mohamed Ben Nayef, jusqu’alors ministre de l’Intérieur, pour procéder à une refonte complète des services antiterroristes et de renseignement au sein d’une unique agence, la présidence de la sécurité de l’État, qui répond officiellement au roi, mais sur laquelle MBS garde une grande influence. De hauts gradés de l’armée ont également été remplacés par de jeunes officiers ambitieux, dont certains doivent tout au prince, et font donc preuve d’une grande loyauté. Ces changements ne doivent pas être sous-estimés, puisque la pratique jusqu’alors était plutôt d’avoir plusieurs services d’importance équivalente, qui étaient répartis entre les membres de la famille en respectant une savante balance des pouvoirs, ce qui évitait toute concentration comme c’est le cas actuellement.
Le second est le soutien apparemment sans faille du roi Salman à son fils préféré. Malgré les erreurs, malgré la brutalité, celui qui est encore le souverain en titre du royaume ne semble pas lâcher MBS, même après les révélations sur l’affaire Khashoggi. Même si on devine parfois un certain agacement, voire des divergences réelles (par exemple sur la Palestine), au vu de la constance du roi, plus grand monde ne croit qu’il va revenir sur sa décision de juin 2017 d’établir MBS comme prince héritier. Sa légitimité étant encore très grande (dans le royaume et au-delà, comme l’ont montré récemment les précautions du président turc durant les développements de l’affaire Khashoggi), il est difficile d’imaginer une fronde ouverte pour le contraindre à annuler sa décision.
Ces deux points doivent cependant être relativisés. En effet, de nombreux membres de la famille ont très mal vécu ces bouleversements dans les rapports de pouvoir au sommet de l’État saoudien, en premier lieu l’ancien prince héritier Mohamed Ben Nayef, mais aussi le prince Ahmed Ben Abdulaziz, le frère du roi. Ce dernier était en exil à Londres jusqu’à fin octobre, son départ étant entre autres justifié par ses positions anti-MBS (il fait partie du Conseil d’allégeance, organe familial qui décide de la succession, et est l’un des rares qui ont voté contre MBS en 2017). Lors de sa présence à Londres, il n’a pas hésité à critiquer à mots couverts le roi et son fils en les rendant responsables de la guerre au Yémen, ce qui semble l’avoir mis dans une position favorable en cas de changement dans la ligne de succession (notamment sur les réseaux sociaux saoudiens).
Divisions dans la famille royale
D’après Reuters, des discussions approfondies entre des officiels américains et Ahmed Ben Abdulaziz ont eu lieu, durant lesquelles des assurances réciproques ont été données (soutien à une éventuelle candidature au statut de prince héritier d’un côté, maintien des contrats d’armements et des réformes sociétales ou économiques engagées par MBS de l’autre).
De façon générale, les manœuvres de MBS ont profondément affaibli la famille Al-Saoud, notamment l’emprisonnement et le racket d’une trentaine de ses membres lors de la purge à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad. On comprend que le prince héritier ne s’est pas fait que des amis lors de son ascension au pouvoir, surtout au sein de sa propre famille…
Enfin, certaines sources saoudiennes estiment que les membres des forces de sécurité fidèles à MBS ne sont qu’une minorité, et que si la famille atteint un consensus pour l’écarter, la majorité des services la suivra. Avec le soutien de la CIA et d’autres instances américaines, il est tout à fait possible qu’un tel consensus soit atteint…
Pour résumer, on voit donc que l’affaire Khashoggi a précipité aux États-Unis des divergences sur l’avenir de MBS : d’un côté l’administration Trump, qui apprécie sa proactivité affichée contre l’Iran et qui a une proximité directe (via Jared Kushner notamment) avec le prince héritier, et le défend donc personnellement ; de l’autre la CIA et le Congrès qui considèrent que sa présence est nuisible aux intérêts stratégiques américains, et que son départ est possible, et même souhaitable. Ces divergences s’expriment maintenant au grand jour, et sont certainement une mauvaise nouvelle pour le prince.
Pour conclure, si le maintien au pouvoir de MBS dépend de bien d’autres facteurs, l’opposition forte de la CIA est certainement un élément à prendre en considération, même si l’agence a parfois manqué de discernement dans ses analyses par le passé. Ce qui est certain, c’est que l’affaire Khashoggi finira par s’éloigner, et que la fenêtre pour écarter MBS ne sera pas ouverte très longtemps : une fois ce crime chassé par un autre événement, ou si le roi venait à mourir avant de désigner un autre héritier, la mauvaise passe que traverse le prince héritier toucherait sans doute à sa fin, ouvrant pour de bon un chapitre nouveau, mais bien inquiétant de l’histoire mouvementée de l’Arabie saoudite, voire du Proche-Orient tout entier.
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