Alitalia, qui fut dans les années 1970 la troisième compagnie aérienne d’Europe, devrait très bientôt figurer au tableau de chasse d’Etihad Airways, le numéro 2 du transport aérien aux Émirats arabes unis, un pays de moins de dix millions d’habitants dont près de 90 % sont des expatriés. Son conseil d’administration en a accepté le principe le 13 juin dernier.
En 2003, agacé par le succès grandissant d’Emirates, qui appartient à la famille Al-Maktoum de Dubaï, la famille régnante Al-Nayan d’Abou Dhabi se lance à son tour à la conquête du ciel. En à peine dix ans, la performance de son entreprise Etihad est impressionnante. Son chiffre d’affaires est multiplié par vingt, elle transporte plus de passagers que le pays ne compte de résidents, figure parmi les principaux clients d’Airbus et de Boeing, affiche une marge plantureuse et gagne beaucoup d’argent.
Le seul repreneur en piste pour Alitalia
Mais pourquoi le bon élève de l’aérien s’intéresse-t-il à Alitalia ? La compagnie italienne est à l’agonie. Elle perd, dit-on, un million d’euros par jour, croule sous les dettes et redoute de devoir immobiliser ses 139 appareils dès août 2014, faute de pouvoir payer ses fournisseurs — de kérosène notamment. Après une première faillite en 2009, les sauveurs potentiels ne sont pas légion. Air France-KLM, qui détenait 25 % du capital, n’a pas suivi la recapitalisation précédente et refuse de s’engager plus avant. Les grandes banques italiennes, qui ont déjà plus d’un milliard d’euros de créances sur la société, ne veulent rien entendre, pas plus que les actionnaires, un groupe hétéroclite rassemblé à grand peine par Silvio Berlusconi quand il était à la tête du gouvernement italien entre 2008 et 2011.
Son lointain successeur Matteo Renzi, qui refuse toute nationalisation, n’a pas d’autre choix que d’accepter les conditions du seul repreneur en piste. Elles sont dures : 20 % des 12 500 employés d’Alitalia seront licenciés, les salaires de ses pilotes revus à la baisse, les banques devront renoncer à une bonne partie de leurs créances et convertir le reste en actions de la nouvelle société. En échange, Jim Hogan, le patron d’Etihad, un solide quinquagénaire australien parti de rien, promet d’investir 1,2 milliard d’euros en quatre ans et des bénéfices dès 2017. Une annonce irrésistible pour une entreprise qui n’a connu qu’un seul exercice bénéficiaire en 68 ans d’existence.
Hogan n’en est pas à son coup d’essai. Avant l’Italie, Etihad a déjà mis un pied de la même manière dans quatre pays européens : Air Berlin (49 %), Air Serbia (49 %), l’irlandais Aer Lingus (3 %) et une petite société suisse, Darwin (33,3 %), rebaptisée Etihad Regional — une marque commerciale qui pourrait à terme être partagée par toutes ses filiales européennes dont désormais la seule fonction est d’alimenter en priorité le réseau long courrier de la compagnie émiratie.
Pour réussir ce miracle, Hogan pratique la stratégie du coucou. Il ne détiendra que 49 % des actions de l’entreprise italienne, aucun État n’autorisant en effet des intérêts étrangers à détenir plus de la moitié du capital d’un transporteur national. Le principe est défendu avec fermeté des deux côtés de l’Atlantique. Néanmoins Alitalia jouera désormais les porteurs d’eau pour Etihad en rabattant sur son hub1 d’Abou Dhabi les passagers désireux de se rendre en Asie et en les transportant à partir de là sur ses propres appareils. La compagnie restera italienne sur le papier mais en réalité servira les desseins d’Etihad, désormais bien placé sur le quatrième marché aérien d’Europe (28 millions de passagers par an).
Écarter les concurrents sans perdre les clients ?
La Commission européenne dénonce cette façon de faire. Elle y voit un stratagème pour accéder au marché européen sans avoir à négocier les droits d’escale, les slots, indispensables pour desservir une destination, comme l’oblige la Convention de Chicago signée en 1944 qui régit toujours l’industrie aéronautique mondiale. L’affaire est donc de la compétence de chacun des 28 États membres de l’Union européenne, et l’octroi des droits d’escale donne lieu à des négociations de plus en plus tendues. On l’a vu, par exemple, en 2010 et en 2011, quand les Émiratis ont réclamé au gouvernement français un troisième vol au départ de Paris et un autre à partir d’une ville de province pour leurs deux compagnies Emirates et Etihad ; adversaires et partisans d’un feu vert se sont alors mobilisés et affrontés jusqu’à ce que l’Élysée, non sans mal, tranche en faveur d’une réponse positive dans l’espoir de sauver une commande d’avions militaires Rafale.
Quand le président François Hollande se rend au Qatar en juin 2013, il est saisi d’une demande de Qatar Airways de trois vols supplémentaires de sa capitale, Doha, à Nice. Elle est finalement acceptée, mais en échange sa flotte de 142 appareils sera entretenue par Air France.
La ruée des compagnies du Golfe en direction du marché européen est en effet irrésistible. En quelques années, elles sont passées de l’insignifiance à une présence massive qui pèse sur un marché européen perclus de surcapacités. Le 11 juin 2014, le groupe allemand Lufthansa révise à la baisse ses prévisions commerciales pour 2014 et 2015 et incrimine, entre autres, « la montée en puissance des compagnies du Golfe ». À la Bourse de Francfort, le titre dégringole de près de 10 % en une seule séance.
Si chaque émirat du Golfe a « sa » compagnie aérienne, trois seulement viennent jouer dans la cour des grands et menacer les majors européennes et américaines : Emirates, la plus importante, et Etihad sont basées aux Émirats arabes unis ; un peu distancé, Qatar Airways arrive en troisième position. Outre la qualité de leur service, la situation géographique de leurs trois hubs bien placés sur la route Europe-Asie, le compte en banque inépuisable de leurs actionnaires — les émirs —, les compagnies du Golfe ont un moyen de pression sans égal sur l’Europe : leur carnet de commande. Ce sont des clients majeurs pour Airbus, ils sont souvent les premiers à signer l’achat de nouveaux modèles ; en décembre 2013, Emirates a sauvé le programme du A380 avec une commande fort à propos de cinquante appareils. Mais le 13 juin dernier, elle a annulé une autre commande de cinquante A350, le dernier-né du constructeur. « Ce n’est pas une bonne nouvelle commerciale », a admis John Leahy, le patron des ventes, niant sans convaincre qu’elle ait un « impact financier ».
Peut-on écarter le concurrent et ne pas perdre le client ? Les États-Unis y parviennent encore plus ou moins, Boeing vendant par centaines des appareils à des compagnies exclues en grande partie du ciel américain. L’Europe, qui compte encore beaucoup de transporteurs aériens aussi mal en point qu’Alitalia, n’en a visiblement plus guère les moyens.
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1NDLR. Plate-forme de correspondance aéroportuaire : un aéroport qui permet aux passagers de changer rapidement et facilement de vol.