Même si les –- très — larges pouvoirs du roi Mohammed VI n’ont pas été remis en cause, le renforcement des droits et libertés est un aspect marquant de la réforme Constitutionnelle de juillet 2011 imposée par le Printemps arabe : droits linguistiques, avec, notamment, la reconnaissance de l’amazigh comme langue officielle au même titre que l’arabe ; droits liés à la question du genre, avec la reconnaissance explicite de l’égalité homme-femme1 ; libertés individuelles, avec l’affirmation des « libertés de pensée, d’opinion et d’expression sous toutes leurs formes » (article 25), etc. Parmi celles qui sont à la fois « garanties » et renforcées, la liberté de se réunir, de se rassembler et de manifester pacifiquement : « Sont garanties les libertés de réunion, de rassemblement, de manifestation pacifique, d’association et d’appartenance syndicales », précise l’actuelle Constitution.
Tout en préservant l’essentiel des prérogatives royales, ces « réformes » ont permis au Maroc de dépasser la zone de turbulences provoquée par le Printemps arabe, mais sans qu’une dynamique démocratique véritable y soit établie2.
Depuis quelques mois, les activités des acteurs sociaux les plus en vue, notamment l’Association marocaine des droits humains (AMDH), sont systématiquement interdites : les autorités reprochent à cette ONG, la plus importante du pays tant par son dynamisme que son implantation locale, de ne pas être en conformité avec les « orientations fondamentales » de l’État.
Des associations qui dérangent
Tout a commencé le 15 juillet 2014, lorsque le ministre de l’intérieur marocain Mohamed Hassad (n’appartenant pas à un parti, proche du Palais) a annoncé devant les députés que certaines associations portaient « atteinte à la réputation et à l’image » du pays : elles entraveraient l’action des autorités dans leur lutte contre le terrorisme, dit-il, et serviraient des « agendas étrangers ». Sans être citée, l’AMDH était la principale ONG visée par les accusations du ministre : depuis cette déclaration, plus de soixante activités de cette association ont été interdites. Mais les véritables interrogations que suscite le réquisitoire de Hassad portent sur le contenu de ses propos. Par quels « agendas étrangers » l’action de l’AMDH serait-elle déterminée ? Dans quelle mesure, et de quelle manière une ONG reconnue d’utilité publique par l’État en 2000 porterait-elle atteinte à l’image du Maroc ? Enfin, pourquoi l’AMDH, la seule association marocaine à se définir comme une ONG « laïque », entraverait-elle l’action des autorités dans leur lutte contre le terrorisme ? Aucune réponse n’a été fournie par le ministre.
Quelques jours plus tard, toujours devant les députés, Hassad a souligné que certaines ONG étaient « financées par des fonds étrangers », et que leur gestion manquait de transparence. Le financement des associations marocaines par des fondations ou des organismes étrangers, dans le cadre de projets liés au développement (alphabétisation, promotion des droits humains, lutte contre la pauvreté dans les régions reculées, lutte contre l’exclusion des femmes, etc.) est tout à fait légal. Perçus comme des actions complémentaires à celle de l’État en matière de développement, les financements étrangers sont plutôt encouragés par la loi et l’administration marocaines. Selon les chiffres officiels, le financement étranger des ONG marocaines est passé de 7 millions d’euros en 2007 à 24 millions d’euros en 2012.
Aussitôt après les déclarations de Mohamed Hassad, l’AMDH, dont les comptes sont publiés chaque année, a invité les autorités à venir contrôler sa gestion financière. Mais là non plus, le ministère de l’intérieur n’a donné aucune suite à cette « invitation ».
L’épineuse question des droits humains
Fondée en 1979 par Abderrahmane Benameur, un avocat de gauche très respecté au Maroc, l’AMDH est aujourd’hui l’une des plus importantes ONG marocaines, avec un champ d’action qui porte sur tout le territoire marocain. Le travail de terrain, la proximité, le bénévolat de ses militants et leur présence dans les coins les plus reculés du pays sont les marques de fabrique de l’association. Même si ses principaux dirigeants font partie de l’extrême gauche marocaine, particulièrement du Parti de la voie démocratique (Annahj Addimokrati), l’AMDH est respectée par la plupart des tendances politiques — y compris par les islamistes du puissant mouvement Justice et bienfaisance — interdit mais toléré. Sa principale force : promouvoir et défendre les droits humains conformément aux paramètres internationaux. Contrairement, par exemple, à l’Organisation marocaine des droits de l’homme (OMDH), proche du parti de l’Union socialiste des forces populaires (USFP).
Concernant l’affaire du Sahara occidental, une « cause sacrée » au Maroc, l’AMDH adopte une position neutre en dénonçant, notamment, les atteintes à la liberté de rassemblement pacifique dans ce territoire administré par le Maroc depuis 1975 mais que l’ONU considère toujours comme un « territoire non autonome » (non décolonisé). L’ONG dénonce régulièrement la répression de la police marocaine qui se déploie parfois dans les grandes villes du Sahara occidental (Lâayoune et Smara notamment) contre une partie de la population sahraouie, et n’hésite pas à défendre le droit de cette dernière à manifester pacifiquement. Par ailleurs, les rapports qu’elle établit chaque année sur les violations des droits humains au Maroc sont largement couverts par la presse étrangère, et les ONG internationales (Amnesty international et Human Rights Watch notamment) s’y appuient dans leurs comptes-rendus.
« Soit on est patriote, soit on est traître »
La crédibilité de l’AMDH, qui dépasse les frontières nationales, lui vaut l’hostilité des autorités marocaines au plus haut niveau. Dans son discours du 6 novembre 2014, le roi Mohammed VI a qualifié de « traîtres » tous ceux qui ne s’alignent pas sur la position officielle concernant le Sahara occidental : « Depuis quand les troubles à l’ordre public et la destruction des biens publics relèvent-ils de l’exercice des droits et des libertés ? En effet, nous avions déjà exprimé, dans le discours de la Marche verte de 2009, notre refus catégorique de ces agissements et avons prévenu : ‘’ou on est patriote ou on est traitre’’ et, il n’y a pas de juste milieu entre le patriotisme et la trahison. Par ailleurs, il n’y a pas de degrés en patriotisme ou en trahison car soit on est patriote, soit on est traître. »
À deux reprises, la justice a débouté le ministère de l’intérieur : en novembre 2014, lorsque le tribunal administratif de Rabat a condamné l’État à verser 10 000 dirhams (9 000 euros) à l’AMDH pour l’avoir empêché de tenir une réunion préalablement autorisée à la Bibliothèque nationale de Rabat ; en janvier 2015, le même tribunal a de nouveau condamné l’État à verser 50 000 dirhams (5 000 euros) à l’association après l’interdiction, par la wilaya de Rabat, d’une activité qui devait se tenir en septembre 2014 au centre Bouhlal, dans la capitale.
Le journalisme aussi est à l’index
Mais ces condamnations n’ont pas empêché les autorités de poursuivre le processus d’interdiction de tous les rassemblements qui ne sont pas « conformes aux orientations de l’État ». Le 22 janvier à Rabat, une rencontre internationale sur le journalisme d’investigation, à laquelle devaient participer des experts et des journalistes de plusieurs pays (Maroc, France, Égypte, Tunisie, Algérie, etc.), en plus du ministre marocain de la communication Moustapha El-Khalfi, est interdite par les autorités de la ville. Des instructions orales avaient été données préalablement aux responsables de l’hôtel où la réunion — organisée cette fois par la fondation allemande Friedrich Naumann — devait se dérouler, pour qu’ils empêchent les organisateurs de tenir leur activité. Ces derniers ont alors été contraints de se déplacer jusqu’au siège de l’AMDH où la rencontre a finalement eu lieu… sans le ministre. Pour mesurer l’ampleur du contraste, imaginons, en France, une rencontre internationale dont l’invité de marque serait le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, interdite par son collègue de l’intérieur Bernard Cazeneuve.
Ces contrastes sont l’illustration de la nature du système politique marocain, dont le roi est la clé de voûte et le véritable acteur : il est toujours le Commandeur des croyants, un statut qui en fait un personnage quasi sacré, et il décide de la politique générale de l’État dans le conseil des ministres qu’il préside. Le chef du gouvernement ? Il coordonne l’action des ministères via l’administration dont il dispose, fait exécuter les lois et, surtout, exécute les décisions du roi. Passé de quatre à douze conseillers en 2011, le cabinet royal, dont le directeur est Mohamed Rochdi Chraïbi, un copain de classe du roi, est la « dynamo » de l’exécutif au Maroc. Le « cabinet » est dominé par l’ami intime du monarque, Fouad Ali El-Himma, qui en est membre et qui distribue en son sein les tâches et les « missions ». Situé au cœur du Palais royal de Rabat, le cabinet n’est pas une institution constitutionnelle, mais une structure politique qui participe activement à l’élaboration des décisions stratégiques du monarque et les met en œuvre, en se servant — si nécessaire — du gouvernement qui dispose de l’administration. Plus que jamais le roi Mohammed VI « règne et gouverne », alors que l’actuelle Constitution précise, dans son article premier, que « le Maroc est une monarchie » non seulement « constitutionnelle » mais aussi « parlementaire ».
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1Cette « égalité » homme-femme est toutefois conditionnée par « le respect… des constantes et des lois du Royaume », précise l’article 19 de la Constitution marocaine.
2La fin des espérances liées au Printemps arabe, à partir de février 2011, est une réalité qui se vit au quotidien : des dizaines de militants laïcs du 20-Février, un mouvement pro-réformes né dans le même sillage, sont aujourd’hui en prison ou poursuivis dans le cadre de procès inéquitables de droit commun ; la presse indépendante, qui était pendant le début du règne de Mohammed VI l’un des phénomènes les plus dynamiques, est quasi absente, la plupart de ses journalistes étant contraints à s’exiler ou à changer de métier. (Faut-il rappeler que le journaliste Ali Lmrabet, ancien directeur du journal satirique Demain, est toujours interdit d’exercer le journalisme au Maroc par décision judiciaire ?).