Des échos de voix féminines résonnent depuis le centre de Bakirköy, un quartier de la rive européenne d’Istanbul proche de l’aéroport Atatürk. Dimanche 5 mars, une marche est organisée par plusieurs organisations féministes pour revendiquer plus d’égalité et de mesures à l’encontre des violences dont les femmes sont victimes en Turquie. Malgré une forte présence policière, l’ambiance est festive sur la place Özgürlük où se termine le défilé : des centaines de femmes, jeunes, moins jeunes, turques, kurdes en tenue traditionnelle brandissent des pancartes, crient, dansent pour faire entendre leurs voix contre la politique du Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan.
Nisan1, l’une des membres fondatrices de l’organisation féministe socialiste Yeryüzü, est inquiète : « Nous connaissons bien le point de vue du gouvernement sur les femmes : elles doivent rester à la maison et avoir trois enfants, ne pas rire en public ni avorter, et ne peuvent pas s’habiller comme elles le veulent. Le seul moyen qu’on a de les arrêter, c’est de voter non au référendum ».
À une dizaine de kilomètres de là, des femmes arrivent par milliers devant l’entrée de l’Abdi Ipek Spor Salonu, un complexe sportif de l’arrondissement de Zeytinburnu. Elles sont venues parfois de très loin pour soutenir Erdogan. Le meeting est organisé par l’Association des femmes et de la démocratie (Kadem) fondée par Sumeyye Erdogan, la fille du président. Pour ces femmes, l’attachement à leur leader est sans faille : « Nous sommes très contentes de ce qu’a fait le gouvernement jusqu’à présent dans le domaine des transports et de la santé. Notre vie est plus facile et nous nous sentons plus libres », martèle Saadet. À ses côtés, Naciye raconte qu’elle n’a pas pris le temps de lire les amendements, mais que selon elle, un changement de régime est souhaitable : « Nous avons confiance dans tout ce que fait notre président Recep Tayyip Erdogan. Il prend soin de nous. S’il dit oui, nous disons oui. S’il dit non, nous disons non. Il est comme notre père ».
Un père « donneur de leçons »
À certains égards, le soutien de ces femmes sonne comme l’acceptation totale du système patriarcal voulu par le leader de l’AKP, à la tête du pays depuis 2002. « Erdogan s’impose comme le père donneur des leçons. C’est sa manière de créer du lien en instaurant un rapport d’autorité avec une population qu’il infantilise », explique Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut français des études anatoliennes (IFEA) à Istanbul2. Il ajoute : « C’est une stratégie politique, mais c’est aussi une pratique culturelle en Turquie de minorisation du citoyen par rapport à l’État. Et en ce sens, les femmes sont doublement minorisées, en tant que citoyennes par rapport à l’État, et en tant qu’individus par rapport à l’homme ». « D’autres leaders politiques par le passé ont incarné une figure paternelle », souligne-t-il encore, faisant notamment référence à Mustafa Kemal Atatürk, considéré comme le père fondateur de la République turque. L’AKP a cependant basé ce système sur une politique économique ultralibérale qui, pendant ses heures de gloire dans les années 2000 a permis aux ménages de s’enrichir.
Zeynep est étudiante en anthropologie à l’université d’Istanbul. Elle critique avec hargne « ce système patriarcal capitaliste basé sur la religion et sur l’économie. » Pour autant, la jeune femme comprend celles qui votent pour ce parti : « Le patriarcat n’est pas seulement ancré dans l’esprit des hommes, c’est aussi une mentalité que les femmes ont intégrée. L’AKP a favorisé le développement économique des ménages, c’est pour cela que beaucoup de femmes votent pour lui, car elles pensent que leur aisance financière est plus importante que leur existence en tant que femme ».
Militantes du non
Elles sont nombreuses, comme Zeynep, à être mécontentes de la politique du gouvernement envers les femmes. En novembre dernier, il souhaitait dépénaliser les agressions sexuelles sur les jeunes filles mineures. Les poursuites étaient annulées dans certains cas si l’agresseur épousait la victime. Cette proposition de loi a suscité un tollé général. Des femmes ont manifesté partout dans le pays. La propre fille de Recep Tayyip Erdogan a pris ses distances par rapport à ce texte via son association Kadem. Après une pétition en ligne signée par plus d’un million de personnes, le projet a été rejeté par les députés.
Certaines militantes des partis d’opposition tels que le Parti républicain du peuple (CHP) ou le Parti démocratique des peuples (HDP) ont organisé des visites dans les maisons pour indiquer aux habitants les conséquences d’un changement de Constitution. Les associations féministes ont fédéré leur discours pour appeler au non. Les femmes se retrouvent pour distribuer des tracts dans la rue. « Beaucoup de citoyens vont voter oui, car ils sont satisfaits de la politique d’Erdogan », détaille Fidan, une jeune militante de 28 ans, lors d’une réunion de la plateforme « Hayir Diyen Kadinlar » (Les femmes disent non), un regroupement de diverses associations féministes. « Nous essayons de leur expliquer qu’ils peuvent soutenir le parti tout en s’opposant au projet de réforme de la Constitution », ajoute-t-elle.
Pour les femmes de la plateforme, le non est une évidence, car une victoire du oui rendrait la contestation de la politique du gouvernement beaucoup plus difficile. « Récemment, les femmes se sont unies, féministes ou non, pour faire échouer le projet de loi sur la dépénalisation des viols sur mineures à condition que l’agresseur épouse la victime. Et cela a abouti au rejet de la loi ! Si la Constitution change, alors ce genre de mécanisme ne sera plus possible », pense Fidan. Dans un petit local d’une rue de Taksim, les activistes se réunissent pour planifier les actions à venir : distribution de tracts dans les rues et sur les marchés, tournages de vidéos dans les universités et organisation de meetings avec d’autres associations venues des quatre coins du pays.
Les « soldates » de l’AKP
Au sein de l’AKP, les militantes sont aussi en campagne. Les branches féminines du parti comptent près de 4 millions de membres, ce qui en fait, si on s’en tient à ses dires, l’un des partis politiques les plus soutenus au monde par des femmes. « Ces femmes sont en campagne permanente », indique Lucie Drechselova, chercheure au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatique (Cetobac). Elles sont regroupées par quartiers, s’occupent des malades, visitent les personnes âgées, organisent des lectures du Coran. » Une aide et un soutien grandement appréciés par les habitants des quartiers les plus défavorisés qui y trouvent un vrai soutien matériel moral. « En Turquie, les femmes se sont toujours rencontrées, note la chercheuse. L’AKP est parvenu à investir, à utiliser et à politiser ces rencontres. Cette démarche lui a ouvert les portes des maisons, là où il est traditionnellement proscrit aux hommes étrangers d’entrer si une femme s’y trouve seule. »
Mais l’existence de ces branches féminines n’est pas propre à l’AKP. Tous les partis politiques ont des militantes actives. Le militantisme féminin est particulièrement effectif pour le parti au pouvoir, mais c’est également le cas pour le parti de l’opposition pro-kurde. « Au HDP, les femmes sont si actives qu’on peut se demander si leur militantisme ne dépasse pas celui des hommes, précise Lucie Drechselova. Et contrairement à l’AKP (et aux autres partis), c’est le seul parti à véritablement respecter le quota des 40 % de femmes dans les instances décisionnelles. » En juin 2015, l’AKP avait 15,5 % de femmes au Parlement, loin derrière le HDP, et juste après le CHP (le parti kémaliste). « Il faut donc prendre avec recul le discours des leaders de l’AKP selon lequel le parti a ouvert la voie aux femmes, souligne la chercheure. Par exemple, dans la politique municipale, on ne note qu’une représentation minimale des femmes. » Néanmoins, les femmes qui participent aux comités de quartiers se sentent plus reconnues socialement.
Soutenus par la machine financière de l’État, les comités de femmes de l’AKP peuvent apporter une aide pécuniaire aux habitants les plus défavorisés. Des échanges de services et des soutiens financiers très appréciés par les populations et que ne sont pas en mesure d’apporter les autres partis politiques.
Sexiste, Erdogan ?
Mehlika, 36 ans, vit à Güngören, un quartier résidentiel et familial éloigné du centre. Elle est parfaitement francophone, ayant vécu trois ans en France où elle a suivi des études à Bordeaux. Jusqu’alors peu intéressée par la politique de son pays, elle est stupéfaite par les changements qu’elle observe à son retour en 2009. Elle évoque le développement du réseau de transports, la sécurité sociale pour tous, les campagnes pour envoyer les jeunes filles de l’est à l’école, les bourses octroyées aux universitaires, etc. « Erdogan a ramené un nouveau souffle à notre pays. C’est un homme de réformes, c’est pour cela que je le soutiens », dit-elle avec satisfaction. La jeune femme votera oui au référendum, car elle pense que le président pourra poursuivre la modernisation de la Turquie et ainsi faire valoir la puissance de la Turquie aux yeux des autres pays, notamment occidentaux. Le renforcement des pouvoirs présidentiels ne lui fait pas peur. Au contraire, elle pense que la Turquie a besoin d’un homme fort pour s’imposer sur la scène internationale. « Nous aurons aussi des tribunaux neutres et indépendants. Le coup d’État nous a ouvert les yeux sur la partialité des juges, notamment gülenistes et kémalistes. Désormais, nos juges seront neutres ». Malgré les purges orchestrées suite au coup d’État du 15 juillet 2016, Mehlika ne perçoit pas une dérive autoritaire, mais au contraire une nécessité pour protéger les citoyens turcs de la menace terroriste.
Un soutien indéfectible que partage son amie Aysegül, 25 ans, traductrice dans une compagnie énergétique : « En tant que femme, je soutiens Erdogan, car avec l’AKP je me sens plus puissante. Honnêtement, je ne comprends pas les personnes qui disent qu’Erdogan est sexiste. Il n’a jamais dit que les femmes devaient rester à la maison. Si c’était le cas, pourquoi accepterait-il que ses filles travaillent ? »
Le leader de l’AKP s’est offert plusieurs polémiques sur le sujet de l’égalité homme-femme. En novembre 2014 par exemple, lors d’un meeting sur les femmes et la justice à Istanbul, il avait directement attaqué les féministes : « Certaines personnes peuvent le comprendre, d’autres non. Vous ne pouvez pas expliquer ça aux féministes parce qu’elles n’acceptent pas l’idée même de la maternité », avait déclaré le chef de l’État avant de poursuivre que les deux sexes ne peuvent pas être traités de la même façon « parce que c’est contre la nature humaine. Leur caractère, leurs habitudes et leur physique sont différents (...) Vous ne pouvez pas mettre sur un même pied une femme qui allaite son enfant et un homme. Vous ne pouvez pas demander à une femme de faire tous les types de travaux qu’un homme fait, comme c’était le cas dans les régimes communistes », avait-il également estimé , « vous ne pouvez pas leur demander de sortir et de creuser le sol, c’est contraire à leur nature délicate ».
Pour la jeune femme, le gouvernement a engagé nombre de réformes pour les femmes : « Regardez le projet Kosgeb : c’est une fondation du gouvernement qui finance des projets de femmes entrepreneures ! » Aysegül votera donc oui au référendum. La modification constitutionnelle proposée permettrait selon elles un système gouvernemental plus stable, avec moins de bureaucratie, un processus décisionnel plus rapide, une permanence du pouvoir et une économie plus forte.
« Turcs noirs » contre « Turcs blancs »
Un argumentaire bien ficelé que tiennent aussi les militantes présentes sur les stands du oui (evet) qui ont fleuri dans les principaux quartiers d’Istanbul, à côté des stands du non. Les femmes y sont souvent massivement présentes, agitant leurs pancartes et leurs drapeaux. Difficile pourtant d’interviewer les militantes AKP : la méfiance envers les médias occidentaux est réelle. « Nous avons peur que nos propos soient changés ou instrumentalisés par les médias occidentaux qui ne veulent pas montrer que Recep Tayyip Erdogan est soutenu par le peuple turc », explique Mehlika, elle-même déçue après une interview donnée à un média franco-allemand. Par conséquent, les femmes de l’AKP ne veulent pas parler trop longtemps sans l’autorisation de leur hiérarchie.
Mais une chose revient souvent chez les militantes : la légalisation du port du voile dans les universités et la fonction publique. La levée des interdictions sur le foulard a été l’une des promesses phares du début des années AKP et lui a valu le soutien massif des électrices et des électeurs conservateurs, longtemps relégués au rang de citoyens de seconde zone par les élites kémalistes. « C’était une vraie revendication de la part des femmes, explique Ayse Akyürek3, doctorante en sciences religieuses à l’IFEA. « Et cette revendication a été soutenue par de nombreux acteurs, notamment parmi les féministes. La levée de l’interdiction a procuré une vraie satisfaction aux femmes voilées », poursuit-elle.
Le discours de l’oppression des élites sur les classes populaires — notamment sur les milieux religieux et conservateurs — est une rhétorique devenue classique pour le parti au pouvoir. Sa surutilisation semble avoir largement imprégné les esprits. La stratégie offensive de « revanche du peuple sur les Turcs blancs »4 a fait son chemin chez les mécontents des gouvernements antérieurs à l’arrivée au pouvoir de l’AKP, lequel a basé son identité politique sur un islam modéré dans lequel se reconnaissent beaucoup de femmes croyantes.
Une polarisation artificielle
Les femmes en Turquie seraient-elles le symbole de la dichotomie entre modernité et tradition propre à la Turquie ? Seraient-elles polarisées entre des femmes « modernes », « occidentales » et « laïques » d’un côté, et des « religieuses », « conservatrices », « voilées » de l’autre ? C’est une vision que ne partage pas Fidan, de la plateforme Hayir Diyen Kadinlar : « L’idée de polarisation a été créée par les hommes. Quand nous discutons avec les femmes sur le marché, même les plus conservatrices, nous avons plus de points d’accord que de désaccord. Notamment en ce qui concerne l’inflation, l’augmentation du coût de la vie ou bien encore la nécessité d’un retour à la paix dans l’est du pays. »
Un sentiment partagé par Esra, femme de 30 ans issue d’un milieu conservateur proche du parti islamiste Saadet (Parti de la félicité)5 : « On nous a polarisées de fait, explique-t-elle. Vous savez, dans les pays arabo-musulmans ils utilisent la division entre sunnites et chiites. En Turquie, comme nous sommes tous sunnites, ils ont créé cette division entre les « religieux » et les non-pratiquants. Mais au fond, nous sommes tous musulmans. »
Esra est encore indécise sur son vote au référendum. Elle salue la libéralisation du port du voile, qui lui a permis de faire des études, mais s’oppose à l’autoritarisme du leader de l’AKP : « Les kémalistes ont fait de nombreuses erreurs. C’était un vrai cauchemar de vivre sous le CHP quand on était religieux. Mais l’état d’urgence actuel et les arrestations sans procès ne sont pas justes. » Sa sœur, Zehre, étudiante en théologie, a quant à elle pris sa décision ; ce sera non : « Je ne soutiens pas l’AKP et sa politique qui instrumentalise la religion au service d’une stratégie de pouvoir. La religion et la politique doivent rester séparées. »
Quant à d’autres femmes conservatrices, électrices habituelles de l’AKP, leur adhésion au changement de Constitution n’est pas acquise pour autant. Nermin, 29 ans, en est l’exemple. Cette jeune femme habite le même district qu’Esra et sa famille à Istanbul. Elle a toujours voté pour l’AKP aux différentes élections et met en avant les bienfaits de la politique du parti sur les transports, la santé et sur le voile.
Elle a pourtant pris soin de se renseigner sur Internet sur les amendements de la Constitution car elle ne fait pas confiance aux médias nationaux qui véhiculent la propagande du parti : « Je pense qu’Erdogan est un bon leader et je suis satisfaite de sa politique, explique-t-elle. En revanche, je ne veux pas que tous les pouvoirs soient concentrés dans les mains d’un seul homme. J’ai lu que c’était dangereux. Il a fait ce qu’il avait à faire en tant que président, ce que n’avaient pas réussi à faire ses prédécesseurs, cela ne lui donne toutefois pas le droit de s’octroyer tous les pouvoirs. » Nermin ressent aussi les effets néfastes de la crise économique et de l’inflation qui touchent actuellement le pays. Fière de s’exprimer sur le sujet, elle conclut : « Vous savez, penser que toutes les femmes voilées votent pour Erdogan, ce n’est plus vrai aujourd’hui ! »
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1Les interviewées ont requis l’anonymat.
2Auteur, avec Nicolas Cheviron, de Erdogan, nouveau père de la Turquie ? aux éditions François Bourin.
3Lire « Autour du féminisme islamiste », hypotheses.org, 24 mars 2017.
4L’expression « Turcs blancs » désigne les Turcs qui vivent selon un mode de vie occidental, et qui disposent généralement d’un standard de vie confortable et d’un bon niveau d’études. Ce sont les franges de la population qui ont profité des réformes établies par Atatürk (président de la République de 1923 à 1938). Sécularisés et urbains, les « Turcs blancs » s’opposeraient aux « Turcs noirs » (siyah türkler), qui regroupent toute la population issue des classes populaires et rurales, laissée de côté par la politique du père fondateur de la Turquie.
5Le Saadet est un parti de tendance islamiste créé en 2001 à la suite de la dissolution du Parti Fazilet (Parti de la Vertu). Son leader historique, Necmettin Erbakan, décédé en 2011, est considéré comme le fondateur de l’islam politique en Turquie.