Le gouvernement palestinien de Rami Hamdallah basé à Ramallah a annoncé au printemps 2017 qu’une retenue serait effectuée sur les salaires de ses fonctionnaires dans la bande de Gaza. Ceux-ci se sont ainsi vus amputer d’au moins 30 % de leur revenu, ce qui a provoqué une vague de protestation à laquelle se mêlent à la fois colère et inquiétude. D’après le communiqué du porte-parole du gouvernement, cette décision aurait été motivée par « la réduction du montant de l’aide internationale », ainsi que « le maintien du siège et les exactions de l’occupant » ou encore « les répercussions de la division interne ». Elle constitue néanmoins un coup particulièrement dur pour les 50 000 fonctionnaires et leurs familles qui dépendent toujours des revenus versés mensuellement par Ramallah, et aura probablement des conséquences économiques, sociales et politiques lourdes sur l’ensemble du territoire.
Les difficultés financières de l’Autorité palestinienne (AP) ne sont pas nouvelles et il est souvent arrivé, par le passé, que les salariés de la « fonction publique » soient payés avec plusieurs mois de retard. Pourtant, le choix du gouvernement de restreindre sa mesure aux habitants de Gaza indique qu’un nouveau cran pourrait bien être franchi dans l’isolement de la bande et sa marginalisation vis-à-vis de la Cisjordanie.
Une économie ravagée par le blocus et les guerres
Cette décision intervient en effet alors que Gaza est soumise à un sévère blocus qui dure depuis plus de dix ans. En 2006, la victoire du Hamas aux élections législatives conduit les autorités israéliennes et la « communauté internationale » à condamner et à sanctionner les gouvernements palestiniens successifs pendant plusieurs mois, des ministres et des députés ayant même été faits prisonniers par Israël. Entre temps, les tensions avec le Fatah aboutissent à une prise de pouvoir par la force du Hamas dans la bande de Gaza en juin 2007, tandis qu’il est évincé du gouvernement en Cisjordanie par le président de l’AP, Mahmoud Abbas. Ceci mène à la formation de deux gouvernements palestiniens distincts1 et à une rupture de facto des rapports entre la nouvelle Autorité à Gaza et l’administration israélienne. Cette dernière en profitera pour intensifier l’embargo sur les flux de biens et de personnes depuis et vers la bande.
Une politique qui confirme alors la volonté israélienne de mise à distance et de confinement2 des habitants de ce territoire, et qui contraste avec le maillage de proximité encore pratiqué en Cisjordanie. Cette évolution stratégique est également manifeste à travers le démantèlement des colonies israéliennes de la bande en 2005, la transformation des points de passage entre Gaza et Israël en véritables terminaux internationaux, la mise en place de zones tampons le long de la frontière et l’usage de l’aviation et de drones pour surveiller la population et pratiquer des incursions militaires. S’ajoutent à ce tableau les guerres successives qui ont ravagé le territoire et abouti à une grave crise humanitaire dont les détails sont rapportés par diverses organisations internationales3. La bande de Gaza comptait ainsi 42 % de chômeurs en 2016. De même, plus de 70 % de sa population dépendent d’une aide humanitaire tandis que 47 % se trouvent en situation d’insécurité alimentaire.
À partir de 2008, la multiplication des tunnels à la frontière avec l’Égypte avait pourtant ouvert aux habitants de Gaza une nouvelle porte sur l’extérieur et permis d’approvisionner quelque peu leur économie. Alors que les tunnels étaient jusqu’alors liés à des activités militaires ou de contrebande restées discrètes des deux côtés de la frontière, le blocus va encourager la mise sur pied d’un secteur lié à leur construction et à leur exploitation. Leur présence devient ainsi parfaitement officielle côté palestinien. Des comités en charge des tunnels vont en effet contrôler l’entrée et la sortie des personnes et des marchandises, et procéder au prélèvement des taxes qui s’avèreront une source incontournable du financement public local. Ces tunnels sont loin, toutefois, de constituer une solution durable, et le durcissement de la position égyptienne à leur égard après 2013 va mettre un sérieux frein à leur exploitation et aggraver à nouveau l’asphyxie de la bande.
Piégés dans la division interne
À Gaza, le gouvernement du Hamas met très vite en place son propre système financier en créant une caisse de trésor pour collecter ses recettes et de financer ses dépenses. Il fait face cependant à une pénurie monétaire chronique, les autorités israéliennes ayant interrompu (puis rétabli de façon sporadique) l’entrée de devises qui permet au système bancaire palestinien de s’approvisionner auprès de la Banque centrale israélienne. Aussi assiste-t-on chaque mois au déploiement de longues files d’attente pour retirer les salaires dans des banques qui se sont trouvées bien souvent en manque de billets. Une pratique de secours avait un temps consisté à importer de la monnaie récoltée à l’étranger en l’introduisant par des canaux officieux (valises de billets à la frontière ou via les tunnels).
Par ailleurs, l’Autorité de Ramallah continue d’assumer certaines prestations sociales et de verser le salaire des fonctionnaires employés dans la bande de Gaza avant 2007, ce qui porte à environ 43 % la part de son budget dépensé pour Gaza. Parallèlement, c’est elle qui perçoit, s’il y en a, les taxes reversées par Israël sur les importations de la bande, ainsi que les taxes sur le revenu de ses employés, ce qui représente environ 12 % de ses recettes en 20154.
Dans un premier temps, les fonctionnaires ont été invités à boycotter le gouvernement du Hamas en ne se rendant pas au travail. Plusieurs milliers d’entre eux refuseront et se verront en conséquence rayés des listes du personnel par Ramallah. Puis les directives changeront dans certains secteurs pour ne pas laisser le terrain vacant au Hamas qui commençait à embaucher son propre personnel. Sur les 50 000 fonctionnaires toujours à la charge du gouvernement de Ramallah, près de 40 000 se trouvent encore au repos forcé à l’heure actuelle, tandis que les autres sont en activité, principalement dans les secteurs de l’éducation et de la santé5.
De son côté, le gouvernement du Hamas tire également profit de ces revenus versés à son insu qui constituent une forme de subvention à la consommation précieuse pour l’économie de la bande. Il assume quant à lui tant bien que mal le paiement des salaires des fonctionnaires ayant décidé de poursuivre leur travail après 2007, ainsi que de ceux embauchés depuis. Certains services publics se sont ainsi dédoublés, permettant à chaque gouvernement de gérer sa propre économie. Dans un contexte où l’activité économique est fortement entravée, voire paralysée par l’occupation israélienne, à Gaza comme en Cisjordanie, l’emploi dans le secteur public est ainsi devenu la principale source de financement pour de très nombreuses familles palestiniennes. Il constitue également un moyen pour les autorités d’acheter la paix sociale, et même de l’imposer par la force puisque chaque gouvernement s’est progressivement doté d’un appareil de sécurité imposant : l’AP emploie environ 65 500 personnes dans le secteur de la sécurité, dont 32 000 en Cisjordanie et 33 500 dans la bande de Gaza. À ceux-là s’ajoutent les quelque 18 000 agents employés par le Hamas à Gaza.
Une réconciliation avortée ?
En juin 2014, les deux factions parviennent néanmoins à s’accorder sur la formation d’un gouvernement « de réconciliation nationale » placé sous la direction de Rami Hamdallah. Celui-ci a notamment pour tâche de réintégrer les 40 000 fonctionnaires du Hamas et ainsi de réunifier le corps du personnel de l’AP en Cisjordanie et à Gaza. Les menaces israéliennes et le refus de certains bailleurs de fonds d’assumer la prise en charge des employés du Hamas semblent en partie expliquer l’échec de cette politique, aux côtés des dissensions réapparues sur le terrain entre les deux mouvements politiques. Le Hamas en est finalement venu à officialiser il y a quelques semaines la mise en place d’un comité administratif en charge de la bande de Gaza, justifiant son acte par le fait que ses habitants restaient encore marginalisés par le nouveau gouvernement. Le président Abbas a aussitôt annoncé que des mesures sans précédent seraient prises en guise de représailles.
Quoi qu’il en soit, l’AP avait jusqu’ici tenu ses engagements envers ses propres salariés. Il est vrai, par ailleurs, qu’elle doit faire face à une réduction importante du montant de l’aide internationale depuis quelques années6, ainsi qu’à de fortes pressions pour contrôler ses dépenses dans la bande de Gaza. Ainsi l’Union européenne a fait savoir en février de cette année que les fonds versés jusqu’ici pour financer les salaires du secteur public à Gaza seraient désormais alloués à des projets de développement, de soutien aux familles pauvres ou de création d’emplois, ce qui équivaut à une somme de 120 millions d’euros en 2017. Il s’agit là d’une réorientation des fonds, et non d’une réduction, qui montre bien toutefois la difficulté croissante pour Ramallah de justifier une charge salariale pour des fonctionnaires ayant quitté leurs postes et devenus pour la plupart inactifs.
La visite récente de l’émissaire américain Jason Greenblatt pourrait également avoir contribué au durcissement des relations avec Gaza. Mahmoud Abbas est ainsi accusé de vouloir donner des gages au président Trump en matière de « lutte contre le terrorisme » en vue de sa prochaine visite à Washington. L’amputation des salaires viserait dès lors précisément à accroitre l’instabilité politique dans la bande, en vue d’affaiblir le Hamas au pouvoir. Un jeu à double tranchant puisque ce sont pour le moment les fonctionnaires restés fidèles à Ramallah qui se trouvent les premiers affectés par cette décision. Il est difficile par ailleurs de savoir si cette mesure sera reproduite les mois prochains, ou si d’autres iront également dans ce sens.
Une chose est sûre cependant. Cette décision de réduire les salaires, prise à distance par Ramallah, est vécue comme une trahison par les habitants de Gaza. Si crise financière et pressions il y a, elle indique que les dirigeants de l’AP sont plus disposés à les abandonner à leur sort, au risque d’enfoncer le clou de la crise humanitaire qui sévit, qu’à affronter la colère de leurs fonctionnaires en Cisjordanie ou même à encourir la réprobation des bailleurs de fonds internationaux. Et s’il s’agit là d’une nouvelle tentative pour faire plier le Hamas, elle serait aussi un aveu d’échec du gouvernement « de réconciliation nationale » de Hamdallah qui n’aura pas réussi à assurer le « raccrochement » de la bande de Gaza. Dans l’immédiat, ce sont avant tout les Gazaouis qui semblent donc devoir en payer le prix.
Ces derniers mois, les mouvements de protestation se sont multipliés, entrainant même plusieurs affrontements entre la population et la police palestinienne. Il est très probable que ce nouvel épisode de « la crise des salaires » contribuera à fragiliser un peu plus l’édifice politique palestinien et à accroitre plus encore le rejet de ses dirigeants.
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1Jean-François Legrain, « La dynamique de la ‟guerre civile” en Palestine ou comment refuser à Hamas d’exercer son mandat », Cei-Sciences Po, 2007.
2Darryl Li, « The Gaza Strip as Laboratory : Notes in the Wake of Disengagement », Journal of Palestine Studies, vol. 35 n° 2, juin 2005.
3Voir le rapport de l’Unicef et de l’UNWRA en 2012 , intitulé Gaza in 2020 : a liveable place ?
4World Bank. 2015. main report, Banque mondiale, 2015.
5Hovdenak Are (ed.), The Public Services under Hamas in Gaza : Islamic Revolution or Crisis Management ?, Peace Research Institute Oslo, 2010.
6The PA’s 2017 Budget, Roundtable Background Paper, Palestine Economic Policy Research Institute (MAS), 2017.