Les frères Azaitar, la nouvelle famille du roi Mohamed VI

Depuis plus d’un an, trois boxeurs germano-marocains sont devenus les intimes du roi du Maroc. Histoire d’une irrésistible ascension.

Tanger, 18 août 2018. — Les frères Azaitar triomphent après la victoire d’Ottman dans le premier match d’arts martiaux mixtes organisé au Maroc, « sous le haut patronage » du roi Mohamed VI
(capture vidéo)

Les frères Abou Bakr et Ottman Azaitar marchent sur le tarmac, le mercredi 6 novembre, en tête du cortège devant les autorités marocaines venues à El-Aïoun, la capitale du Sahara occidental, célébrer le 44e anniversaire de la Marche verte qui permit au roi Hassan II de prendre en 1975 le contrôle d’une large partie de cette colonie espagnole. Ils saluent en premier la rangée de hauts fonctionnaires et de notables locaux qui les accueillent au pied de l’avion et montent ensuite dans la première des voitures officielles conduite par Abdeslam Bekrate, le wali de la région, avec sur le siège arrière le ministre de la culture, de la jeunesse et des sports, Hassan Abyaba.

Des professionnels des arts martiaux mixtes

Les deux frères ont ainsi volé la vedette à tous les officiels, selon le quotidien marocain As Sabah du 8 novembre. Ils l’ont fait non seulement à l’aéroport, mais tout au long de la journée, lors du match gala de football au stade Cheikh Mohamed Laghdaf qui commémore l’anniversaire, ou en paradant devant les caméras sur les dunes du désert avec un grand drapeau marocain. Abou Bakr Azaitar, plus connu sous le diminutif « Abou » était déjà présent l’année dernière à El-Aïoun, mais à une place bien plus discrète.

Leur rôle de premier plan mis en exergue par la télévision marocaine a suscité quelques critiques prudentes au Maroc, car ils ne possèdent aucun titre pour jouer les maîtres d’œuvre. « Abou Azaitar doit rester loin du Sahara, car il n’est pas utile pour une cause que l’État marocain considère comme la première de la nation », écrivait par exemple le journal numérique Goud. À l’étranger les commentaires sont plus acerbes : « Le prestige de l’État marocain est entamé par le clan Azaitar », soulignait depuis le Canada sur son vidéo blog le Marocain Abderrahmane Adraoui.

Mais qui sont donc les Azaitar projetés à El-Aïoun sur le devant de la scène au détriment des officiels ? Les deux frères qui se sont rendus à El Aïoun sont des professionnels des arts martiaux mixtes, un sport de combat qui mélange pugilat et lutte au corps à corps. Ils ont un troisième frère, Omar, qui est leur manager, mais qui s’est aussi lancé récemment dans les affaires au Maroc.

Les trois frères — deux seulement avaient fait en novembre le déplacement au Sahara occidental — ont franchi les portes du palais royal de Rabat le 20 avril 2018. Le roi Mohamed VI les a alors reçus pour célébrer la victoire d’Ottman au championnat du monde de la Brave Combat Federation et l’entrée d’Aboubakr dans l’Ultimate Fighting Championship (UFC), la plus importante ligue mondiale de ce sport de combat, selon une dépêche de la MAP, l’agence de presse officielle marocaine.

L’audience s’est déroulée juste un mois après que l’hebdomadaire espagnol Hola a eu annoncé le divorce du souverain et de la princesse Lalla Salma, une information que le palais n’a confirmée qu’implicitement presque un an plus tard. Lors de la visite d’État au Maroc, en février 2019, du roi et de la reine d’Espagne, Lalla Salma n’était plus de la partie. Elle avait pourtant été la première dame lors de précédents séjours de chefs d’État ou de gouvernement étrangers.

Au-delà de leurs derniers exploits, deux des frères, Abou Bakr et Omar, ont un casier judiciaire chargé, selon des publications anglo-saxonnes spécialisées en arts martiaux et des articles de la presse colognaise. Nés à Cologne au sein d’une famille d’immigrés marocains ils furent inscrits non pas à l’école allemande, mais à la König Fahd Akademie, un centre d’éducation saoudien aujourd’hui fermé. Ils fréquentaient en parallèle les gymnases du quartier.

Un casier judiciaire chargé

Quand ils étaient encore mineurs, « en novembre 2003 (…) Abou Azaitar et son frère Omar, comparurent devant un tribunal » à Cologne où « le premier fut accusé d’avoir infligé de graves lésions corporelles et le second de vol (…)  », écrivait en juillet 2018 le journaliste canadien Karim Zidan, rédacteur en chef adjoint de la publication sportive bloodyelbow.com. « Abou Azaitar, alors âgé de 17 ans (…), avait été inculpé pour avoir brutalement attaqué un homme d’affaires, menacé de le tuer en l’aspergeant d’essence et volé sa Ferrari. Il a été condamné en juin 2004 à deux ans et trois mois d’emprisonnement. Son frère Omar écopa, lui, de 20 mois avec sursis ».

Abu Azaitar purgea sa peine et fut libéré en 2006, mais ses problèmes avec la justice n’étaient pas pour autant finis. L’année de sa sortie de prison lui, et à nouveau son frère Omar, « ont été accusés d’avoir participé à une bagarre dans un gymnase d’arts martiaux, où ils ont violemment battu un homme jusqu’à lui casser le nez », ajoute bloodyelbow.com. Abu Azaitar a également été poursuivi pour avoir agressé, un an auparavant, sa petite amie sur un marché de Noël en la frappant à plusieurs reprises jusqu’à ce que son tympan éclate, selon le quotidien Kölniche Rundschau. Ce pour quoi il a cependant été acquitté.

Il faut croire que le 20 avril 2018, au palais royal de Rabat, ce fut un coup de foudre amical entre le monarque et ses trois invités. Le jour même — c’était un vendredi —, le roi les emmena à la mosquée Hassan à Rabat faire la salat joumoua (prière du vendredi) et les fit placer au deuxième rang des fidèles, juste derrière lui et le prince héritier Moulay Hassan.

Des croisières de luxe

Depuis cette date les frères Azaitar, et plus spécialement Abou Bakr, sont devenus des inséparables du roi. Quand cette amitié a commencé à germer, le Palais a même autorisé la diffusion officieuse de photos où Mohamed VI posait souriant avec le trio de sportifs lors d’un iftar (dîner de rupture du jeune pendant le ramadan), auquel il les avait invités, sur un canapé ou devant le dessin mural de ce qui semble être un robot.

Peu après, pendant l’été 2018, les instantanés ont disparu, mais la presse a rapporté des informations prouvant que leur amitié n’en pâtissait pas pour autant. Par exemple le souverain a passé le premier week-end de juillet avec Abou Azaitar à Tanger, selon plusieurs journaux. On les a vus se promener en voiture décapotable, dîner sur un voilier à Marina Bay et inspecter ensemble le palais Moulay El-Mehdi pour le convertir en un club sportif royal dont la gestion devait être confiée à la famille Azaitar.

Les trois frères Azaitar ont également voyagé avec le monarque. D’abord sur le yacht Al Lusial que l’émir du Qatar Tamin Ben Hamad Al-Thani, a mis à la disposition de Mohamed VI début août 2018, pour qu’il navigue en Méditerranée occidentale. À cette occasion ils seront présentés à l’émir et, un mois plus tard, en septembre, ils seront introduits à Abou Dhabi auprès du prince héritier émirati Mohamed Ben Zayed Ben Sultan (MBZ). Les Émirats furent seulement une escale sur le chemin de vacances aux îles Seychelles.

Depuis maintenant un an le Palais est plus discret et n’autorise pas les Azaitar à mettre en ligne leurs photos avec le roi, mais ils sont toujours là, sauf quand ils partent en compétition à l’étranger. Les matchs victorieux d’Abou Azaitar se terminent par des louanges et des remerciements à Mohamed VI, proférés depuis le ring, pour le soutien qu’il lui apporte. Les trois frères ont par ailleurs été vus, et même photographiés à la sauvette, l’été 2019 à la résidence royale de M’diq, près de Tétouan. Ils étaient aussi en première ligne le 14 juillet, lors de l’inauguration du Badis 1, le nouveau voilier de Mohamed VI.

Garde du corps du souverain ?

Le monarque ne s’est pas rendu à l’inauguration en grande pompe du 3H’S Burger & Chicken, le restaurant qui surplombe Marina Bay à Tanger, ouvert par Omar Azaitar en un temps record et à grand renfort de publicité. Quelques jours après, le 7 août, il aura cependant la déférence d’y envoyer déjeuner son fils, le prince Moulay Hassan.

En octobre, l’hebdomadaire Al Ousboue Assahafi rendait compte de la désinvolture des boxeurs dans leur rapport avec le roi : « Abou Azaitar ne respecte pas le protocole du Palais et ne salue pas le roi comme le font les autres Marocains ». Mustapha Alaoui, le directeur de la publication, insistait à nouveau le mois dernier : « Cette présence dépasse actuellement la simple amitié puisqu’Abu Azaitar accompagne Mohamed VI dans beaucoup de ses déplacements à travers le pays et les palais lui sont de plus en plus ouverts ainsi qu’à ses frères, au point de pousser certaines sources à parler de sa nomination comme garde du corps du souverain ».

Gardes du corps ou amis intimes, la proximité au roi et les privilèges dont jouissent en apparence les frères Azaitar font en tout cas jaser dans la haute société marocaine, dans les rédactions et sur les réseaux. « On ne parle que de cela et les spéculations vont bon train », confie le directeur d’un journal en ligne. Cette présence amicale permanente a incité Mohamed VI à réduire ses séjours privés à l’étranger — en 2017 il avait passé près de la moitié de l’année en dehors du pays — qui suscitaient un malaise dont même la presse s’était fait timidement l’écho. Qu’il reste au pays ou qu’il voyage, son activité diplomatique est restreinte et les visites de personnalités étrangères se font rares quand on les compare au rythme des premières années de son règne.

Le 5 décembre dernier, contrairement à ce qui était annoncé, le souverain n’a même pas reçu en audience Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain qui était de passage au Maroc. Il était en vacances, toujours avec les Azaitar, dans sa propriété de Pointe-Denis, dans l’estuaire de Komo (Gabon), et il n’est pas rentré à temps à Rabat. Des sources diplomatiques américaines ont expliqué au quotidien numérique marocain Hespress que l’audience, qui devait être suivie d’un dîner, n’avait pas eu lieu à cause d’une « incompatibilité des agendas » et d’un « problème de décalage horaire », une allusion à la présence du roi à l’étranger. Pompeo s’ajoute ainsi à la liste des dignitaires étrangers qui sont repartis bredouilles de Rabat, depuis le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan en juin 2013, jusqu’au chef du gouvernement russe, Dimitri Medvedev en octobre 2017.

Cette omniprésence des boxeurs fait aussi craindre aux plus proches collaborateurs du monarque, le principal conseiller royal Fouad Ali El-Himma et le patron de la sécurité Abdellatif Hammouchi, que les Germano-Marocains, élevés dans les gymnases de la banlieue de Cologne, ne commettent une bévue qui éclabousserait le trône alaouite, selon des sources qui connaissent de près le fonctionnement du palais.

Dans ces salons de Rabat ou Casablanca où l’on parle de ce que certains appellent la « nouvelle famille du roi », on s’inquiète aussi de la grande place prise par les Azaitar. Certes il n’ont pas d’idées politiques sur la façon dont il faut conduire les affaires du royaume, mais ils accaparent le chef de l’État et exercent une certaine influence quand il s’agit de filtrer les personnes qui peuvent accéder au souverain. Qui plus est ils commencent à jouer un certain rôle institutionnel, comme cela s’est vu au Sahara occidental début novembre. Bien plus que le ministre de tutelle ou le wali, c’étaient Abou et Ottman Azaitar qui y représentaient le roi, tant d’un point de vue protocolaire qu’aux yeux de l’opinion publique.

Au-delà des salons et des rédactions, on ne sait pas grand-chose des Azaitar. Malgré tout, dans les stades de football ou sur les réseaux sociaux, de plus en plus de Marocains s’en prennent à la corruption et même directement au roi, profitant de l’anonymat que permet Internet ou de la masse de spectateurs entassés sur les gradins. Certains le font même à visage découvert, comme le rappeur Mohamed Mounir, plus connu sous son nom artistique de Gnawi, ou le youtubeur Mohamed Sakkaki, appelé Moul Kaskita. « Depuis ton accession au trône en 1999, qu’a-t-on obtenu ?, se demande ce dernier en s’adressant au souverain sur une vidéo vue par 300 000 internautes en 48 heures.

Oppression, misère et prison si je critique la politique du roi (…)  », se répond-t-il à lui-même. Kaskita est en effet derrière les barreaux depuis début décembre, tout comme Gnawi depuis la fin novembre. Les remettre au pas ce n’est pas seulement l’affaire de la justice, disait à la mi-décembre Aziz Akhnnouch, le plus influent des ministres marocains « Nous devons rééduquer les Marocains qui manquent d’éducation. »

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