Les Frères musulmans égyptiens dépassés par leur base ?

La tentation de la violence · Plus d’un millier de personnes tuées lors du massacre de Rabaa du 14 août 2013 au Caire, encore davantage de condamnations à mort lors de jugements considérés comme factices par bon nombre d’observateurs, des dizaines de disparitions suspectes, des milliers d’arrestations et de détentions arbitraires, de torture. Cette lutte à mort contre les Frères musulmans est en passe de provoquer à l’inverse la radicalisation d’un certain nombre de leurs membres et de leurs partisans.

Membres du Revolutionary Punishment.
Vidéo de propagande du groupe, 2014.

Assise tranquillement, son jilbab — long vêtement noir qui recouvre les cheveux et laisse le visage découvert — contraste avec les tenues plus légères des Soeurs musulmanes qui s’affairent autour d’elle. Sans même avoir à parler, Samira donne le ton de sa nouvelle orientation rigoriste. En Égypte, les sœurs musulmanes portent majoritairement un long voile (hijab) et arborent souvent de la couleur. L’étudiante en droit de 19 ans originaire de Matariya ne met pas longtemps à l’admettre : elle soutient l’organisation de l’État islamique (OEI).

L’organisation terrorise le monde avec, entre autres, ses vidéos de décapitations d’otages ; pourtant Samira a l’air doux, ses paroles ne sont pas agressives. Elle s’est intéressée à la politique seulement en 2012, au moment des premières élections suite à la révolution en Égypte. Issue d’une famille membre de la confrérie des Frères musulmans, elle a rapidement soutenu Mohamed Morsi. Elle croyait en la démocratie et en la liberté. Après la destitution par l’armée le 3 juillet 2013 du président élu, elle proteste d’abord pacifiquement puis, à la vue du sang versé, elle perd petit à petit espoir. « Je me sens trahie. Les gens meurent, mes amis sont arrêtés, pourtant les dirigeants de la confrérie, ceux-là même qui se sont exilés, nous disent qu’il faut continuer à manifester en paix. Et la paix, je n’en veux plus, elle ne nous mène à rien, nous sommes sans aucun pouvoir ». L’élément déclencheur de ce basculement est la disparition de l’un de ses plus proches amis. Samira affirme qu’il ne prenait part à aucune action violente et qu’il n’était pas membre des Frères musulmans. Mais il manifestait pour le retour de Morsi, chaque semaine depuis 2013, sans faiblir. « C’est suffisant comme motif d’arrestation, ici », raconte-t-elle. En janvier 2015, les autorités veulent arrêter le jeune homme, mais ne le trouvent pas. Elles décident alors d’arrêter le reste de la famille au complet. Huit mois plus tard, aucune nouvelle n’est arrivée, ni de la famille, toujours détenue, ni de l’ami de Samira. Huit mois donc que Samira encourage l’OEI en secret en priant pour son arrivée dans la capitale égyptienne.

À l’approche du 14 août, date anniversaire du massacre de Rabaa, le régime égyptien avait prévenu que les policiers tireraient à balles réelles sur tous les manifestants. C’est désormais le cas pour toutes les manifestations, et ce depuis deux ans. Finalement, seuls les gaz lacrymogènes seront utilisés. Aucune mort ne sera à déplorer, mais une dizaine de personnes seront arrêtées. « Les gens souffrent, ils se sentent frustrés et opprimés. Alors oui, il y a de fortes chances pour qu’ils répondent par la violence quand la pression aura atteint son paroxysme », déclare Heba, activiste au sein d’une organisation égyptienne qui requiert l’anonymat. Elle précise que l’idéologie des Frères musulmans a évolué depuis la création du groupe il y a 87 ans : elle prône aujourd’hui uniquement un « islam pacifique ». Mais devant une telle situation de violence, le manque de réponses des dirigeants — qui ne délivrent que des communiqués en marge des évènements — aggrave les sentiments d’abandon et de désespoir. « Ils nous poussent à descendre dans la rue, et c’est tout », constate Mohamed, 19 ans, un ancien sympathisant aujourd’hui étudiant en commerce à Istanbul. « Ils veulent que les choses changent, mais leur stratégie reste la même. Et tout ce qu’on a, c’est juste de plus en plus de blessés et de morts ». À l’instar de Samira, qui soutient pourtant l’OEI, il encourage seulement une violence ciblée. « Pas d’attentats aveugles dans le métro qui pourraient tuer des innocents par exemple », précise-t-il. Mais pour l’un comme pour l’autre, l’assassinat du procureur général Hicham Barakat en juin dernier est une « bonne chose », de même que les meurtres de policiers qui, après « une enquête minutieuse », sont reconnus coupables d’avoir tué l’un des leurs. Selon eux, le Coran le dit et l’autorise, reprenant l’antique loi du talion résumée par le célèbre « œil pour œil, dent pour dent » qui prône la juste réciprocité du crime et de la peine.

La renaissance des milices

Mohamed et Samira se trompent. Derrière les messages officiels, un bras armé renaît. Créée dans les années 1940 pour combattre Israël, la milice avait été suspendue par le Guide suprême une trentaine d’années plus tard, afin d’opérer un virage totalement pacifique. Certains dirigeants avaient à l’époque décidé de quitter la confrérie suite à cette décision. Mais après le coup d’État de 2013, elle aurait été secrètement remise sur pied. Puis à partir de l’été 2014, de petits groupes plus ou moins indépendants se sont formés. Ils sont constitués le plus souvent de sympathisants — anciens ou nouveaux — des Frères musulmans. Quelques membres aussi. Mais surtout, ce sont des jeunes hommes qui ont tous été détenus plusieurs mois et/ou dont les membres de la famille et les amis ont été blessés ou tués1.

Si certains aspirent à une plus grande violence, l’objectif de ces groupes est d’utiliser des moyens jugés peu violents : barrage des principales voies de circulation par le feu, destruction d’infrastructures, cocktails Molotov lancés sur les camions de police qui arrivent sur les manifestants, exécution des informateurs du gouvernement infiltrés dans leurs rangs... L’un de ces groupes, connu sous le nom de Revolutionary Punishment, revendique régulièrement et publiquement sur sa page Facebook les attaques menées contre les forces de l’ordre. Le tout, selon un ancien supporteur, financé par les Frères musulmans. « C’est évident », confie-il anonymement. « Prenez la quantité astronomique de fusées, qui représente un certain budget. Ce ne sont pas les gens du peuple qui peuvent se permettre d’en acheter autant. Il y a tout une filière de sponsorat. Ce sont souvent des organisateurs d’évènements ou de mariages, membres ou soutiens des Frères musulmans, qui, sous couvert d’une commande, livrent fusées et feux d’artifice aux manifestants. Le système est identique pour certaines armes de petit calibre ». Un double discours maintenu dans les médias, mais également au sein des soutiens de la confrérie.

Selon Ricard González, journaliste espagnol auteur d’un ouvrage sur la chute des Frères musulmans2, il est clair que la radicalisation augmente au fur et à mesure que la répression continue. « Si la violence totale était voulue par les Frères musulmans, elle serait possible », dit-il. « Cependant, il existe des dissensions importantes à ce sujet, et il est de plus en plus difficile de maintenir une cohésion interne. Le risque est de voir à plus ou moins courte échéance la confrérie se scinder en deux ». Le risque pourrait déjà être une réalité, au moins officieusement. Sous couvert d’anonymat, un ancien responsable des affaires étrangères au sein du Parti de la liberté et de la justice3 ayant fui l’Égypte, affirme que le débat est toujours en cours, mais qu’un changement au sein de la direction a été amorcé. « Beaucoup de dirigeants ont été arrêtés ou tués après la prise de pouvoir de l’armée. Il fallait donc nommer de nouveaux leaders. Mais c’est surtout par besoin de changement que la nouvelle génération a été poussée sur le devant de la scène, après que l’on a constaté que les anciens prenaient des décisions aux antipodes de ce que nécessitait la situation. Mais le processus est tout juste enclenché ». À titre personnel, il ajoute qu’après l’attentat manqué contre l’ancien ministre de l’intérieur Mohamed Ibrahim, il a publiquement déclaré qu’il était contre la violence et préfèrerait voir « les responsables amenés devant la justice. Mais que faire lorsque l’ensemble du système judiciaire est manipulé par le pouvoir en place ? Il est triste et douloureux de voir tant de violence, mais elle a été provoquée par le régime lui-même et est maintenant légitime. Je ne peux pas blâmer ceux qui y ont recours. Ils ont le droit de défendre leur nation et de se défendre eux-mêmes ».

Le sang naît du sang

Mal à l’aise sur sa chaise, Hassan, sorti du lycée il y a presque deux ans, confie son souhait de retrouver une vie normale et de poursuivre ses études. Suspendu par l’université Al-Azhar où il s’était inscrit en novembre 2013, arrêté en avril 2014 et détenu jusqu’en février 2015 pour avoir manifesté, il vit aujourd’hui seul et caché, dans la peur d’une nouvelle arrestation ou de représailles sur sa famille. Son père, membre des Frères musulmans, a été arrêté et se trouve toujours en prison. Quant au reste de sa famille, il leur rend rarement visite, de crainte d’être suivi. Il sait que certains ont été arrêtés de cette façon, parce qu’ils voulaient célébrer un iftar4 avec les leurs. « Je ne veux faire de mal à personne », assure-t-il. Puis il questionne : « mais si les policiers nous blessent et nous tuent, il est juste qu’ils subissent la même chose, non ? »

Pour certains, ce n’est pas une question d’affiliation politique, le sang naît seulement dans le sang. Les formations visant à exprimer la revanche populaire se « professionnalisent ». Encore désorganisées il y a un an, elles sont désormais à même d’étudier quasi militairement leurs terrains d’action et d’atteindre leurs cibles — presque — à tous les coups. L’étude de la géographie des lieux et des méthodes d’action des forces de l’ordre sont notamment des clés du « succès » de ces opérations. Quant aux réseaux djihadistes, tels Ansar Bait al-Maqdis, ce groupe terroriste du Nord-Sinaï ayant prêté allégeance à l’Organisation de l’État islamique, ils se réjouissent probablement à l’idée de voir arriver de nouvelles recrues.

1Point commun à toutes les personnes interviewées, qui ont affirmé que leurs amis étaient dans le même cas. En règle générale, toutes les familles pro-Morsi comptent au moins un disparu, un prisonnier, un blessé, un mort.

2Ricard González, Ascenso y caída de los Hermanos musulmanes, éd. UOC, février 2015.

3NDLR. Parti politique fondé par les Frères musulmans en 2011 et dissout par la justice en 2014.

4NDLR. Repas de rupture du jeûne, pris au coucher du soleil pendant le mois de ramadan.

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