Histoire

Les Grecs d’Istanbul chassés de Turquie

Vingt dollars, vingt kilos et... douze heures pour partir · La Turquie commémore cette année un fait méconnu, voire inconnu du public : l’expulsion des Grecs d’Istanbul en 1964, sur fond d’affrontement entre Ankara et Athènes autour de Chypre.

Istanbul, 16 mars 1964.
Photo d’archive (source inconnue) reprise dans la campagne « 20 dolar 20 kilo » de commémoration de l’expulsion des Grecs de Turquie.

Une population manque à Istanbul la cosmopolite. Celle des Grecs de Constantinople, acteurs pendant des siècles d’une histoire aussi brillante que dramatique. Pourtant leur départ ne date pas de la chute de l’empire byzantin. Il est bien plus récent. Le 14 mars 1964, le gouvernement d’Ankara décide d’expulser douze mille habitants d’Istanbul de citoyenneté grecque. Ces derniers sont sommés de quitter la ville en douze heures, autorisés à emporter vingt dollars et vingt kilos d’affaires personnelles. Ils seront suivis par plus de trente mille Grecs, citoyens turcs pour leur part : époux et épouses, enfants, associés, amis, compagnons et compagnes. Au total, en quelques mois, quarante-cinq mille Grecs quitteront à jamais leur ville, amers, surpris, accusés d’être Grecs en Turquie, et Turcs en Grèce…Une poignée d’entre eux a échappé à l’évacuation forcée. Aujourd’hui les Grecs d’Istanbul, la plus vieille communauté de la ville, ne sont plus que quelques milliers1.

Ces Grecs se disent « Roums » et sont appelés ainsi par des Turcs car ils sont considérés comme les descendants de l’Empire romain d’Orient, que nous appelons aujourd’hui l’Empire byzantin. C’est ainsi que le vainqueur des chrétiens voyait les choses. Mehmet II dit le « Conquérant » se tenait pour le successeur des empereurs romains. En 1453, au lendemain de la chute de Constantinople — ou de la conquête d’Istanbul, selon le côté historiographique où l’on se place — il maintient donc la population autochtone grecque orthodoxe de la ville. Pendant près d’un demi-millénaire, les Grecs de l’empire ottoman ont ensuite vécu au sein d’un système de nations confessionnelles (millet), aux côtés des musulmans et des Arméniens. Sans idéaliser cette période de tensions durant laquelle la hiérarchie entre les musulmans et les non musulmans était bien réelle, on peut tout de même dire que par comparaison avec d’autres régions du monde, le système a assuré une paix sociétale relative.

Une épuration nationaliste

Les choses s’enveniment avec l’invention de la « nation ». Le long XIXe siècle est celui des guerres, des massacres et des expulsions. Le nationalisme turc, tardif par rapport aux autres, est réactionnaire, radical, destructeur parfois. Ainsi, les nations non musulmanes de l’empire sont épurées dans une tentative sans fin d’homogénéisation de la population. Trois dates sont marquantes :

  • 1915, date symbolique de l’extermination des Arméniens, dont le centenaire sera l’année prochaine ;
  • 1923, date de l’échange forcé de populations entre la Grèce et la Turquie dont le pays vient de commémorer le 90e anniversaire avec de nombreuses manifestations2 ;
  • 1964, dont nous marquons cette année le 50e anniversaire.

En 1923, dans le processus d’homogénéisation des populations grecque et turque, les deux parties s’entendent pour un échange obligatoire. Un million cinq cent mille orthodoxes de Turquie sont échangés contre cinq cent mille musulmans de Grèce, à travers un voyage aussi traumatique que fondateur. Cet échange n’est pas complet. Deux groupes sont épargnés par l’expulsion forcée : les Grecs d’Istanbul — approximativement cent cinquante mille personnes —destinés à former une communauté au sein du patriarcat œcuménique de Constantinople, lui aussi maintenu, et un nombre équivalent de musulmans de Thrace occidentale. Le traité d’Ankara de 1930 permet en outre à douze mille Grecs d’Istanbul d’habiter la ville, mais avec la citoyenneté grecque, à travers des permis de séjour renouvelés tacitement pendant des décennies.

C’est cette communauté, composée de citoyens grecs et de Grecs citoyens turcs qui, en se mélangeant, se mariant, s’associant, forma les vestiges du passé glorieux, riche et cosmopolite de la ville. Jusqu’à ce que la question chypriote dégrade les relations entre la Grèce et la Turquie. À partir des années 1950, la minorité grecque devient un véritable otage entre les mains des gouvernements successifs au pouvoir à Ankara. Elle n’est rien de plus qu’une monnaie d’échange. Lors de la première crise chypriote, en 1955, une manifestation organisée en sous-main par le gouvernement, pour montrer à l’Occident que l’opinion publique turque n’était pas indifférente au sort de Chypre, dégénère en émeute. Des centaines de commerces et maisons appartenant à des Grecs d’Istanbul sont saccagés et razziés.

La question chypriote

Mais c’est en 1964 que le sort de la communauté fut scellé. Après l’accession de Chypre à l’indépendance (en 1960), les affrontements intercommunautaires se multiplièrent au point que le président chypriote Monseigneur Makarios fut tenté de changer la Constitution. Ankara, craignant une mainmise des Grecs sur l’île brandit la menace, dans un premier temps, d’une intervention militaire à Chypre, utilisant son statut de « garant ». Mais confronté à l’opposition, voire à la menace déguisée des États-Unis à peine sortis de la crise cubaine et de l’assassinat de John F. Kennedy, Ankara dut ravaler sa colère. Elle fut réorientée vers les boucs émissaires habituels : les Grecs d’Istanbul.

C’est alors que leur expulsion est décidée. Le 14 mars, le gouvernement suspend unilatéralement l’accord de 1930 et chasse les douze mille Grecs de citoyenneté hellénique. Dans le but de faire pression sur la Grèce, supposée soutenir les Grecs de Chypre, mais aussi afin de compléter l’anéantissement des Grecs du pays, commencé quarante ans auparavant.

Plusieurs événements sont organisés cette année. L’association Bağımsız Araştırma, Bilgi ve İletişim Derneği (Babil) associée à l’université Bilgi d’Istanbul et à des universitaires a lancé une campagne d’information appelée « 20 dolar, 20 kilo ». Le vernissage d’une exposition aura lieu le 4 mars à Istanbul, tandis qu’un colloque international se déroulera en octobre à l’université Bilgi pour raconter au Turcs cet épisode occulté de l’histoire du pays.

1Samim Akgönül, Les Grecs de Turquie : processus d’extinction d’une minorité de l’âge de l’état-nation à l’âge de la mondialisation, Academia Bruylant, 2004.

2Spyros Yannaras, « Les Déplacés de l’empire », Courrier international, 24 mai 2013.

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