Les Hazaras d’Afghanistan, une variable dans le jeu iranien

La prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan a ouvert une période d’incertitude pour le pays et aussi pour ses différentes communautés. Parmi elles une minorité chiite, les Hazaras, qui craignent à la fois les nouveaux dirigeants et l’organisation de l’État islamique. Peuvent-il compter sur un appui de Téhéran dans la nouvelle donne régionale qui s’esquisse ?

Kaboul, 25 novembre 2021. Le porte-parole en chef des talibans, Zabihullah Mujahid (c.) assiste à un rassemblement de Hazaras ayant promis leur soutien aux nouveaux dirigeants talibans
Aref Karimi/AFP

Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan a ouvert une nouvelle période d’incertitude pour la communauté hazara. Lors de leur marche vers le pouvoir à partir de 1994, les talibans s’étaient en effet trouvés en conflit avec cette minorité chiite dans de nombreuses régions, notamment à Mazar-i-Sharif et Bamyan. En 1995, Ali Mazari, le leader le plus important des chiites hazaras avait été tué, et la mise en place du premier régime taliban en 1997 avait lancé le signal de départ d’une violente répression, poussant de nombreux Hazaras sur les chemins de l’exil. C’est au cours de cette période, en 2001, que les statues monumentales de Bouddha dans la région hazara de Bamyan avaient été détruites par les talibans, au grand émoi de la communauté internationale. Le retour au pouvoir des talibans peut donc être une légitime source d’inquiétude pour les Hazaras, et la question se pose de savoir si l’Iran peut les prémunir contre les exactions, au nom d’un devoir de protection des communautés chiites.

Qui sont les Hazaras ?

De nombreuses hypothèses ont été avancées sur l’origine des Hazaras. Selon certains anthropologues et historiens, ils descendraient des premiers habitants de la région de Hazarajat, dans le centre de l’Afghanistan. Mais d’autres spécialistes soutiennent qu’ils sont d’origine mongole. Cette hypothèse renvoie à la conquête du territoire afghan par Gengis Khan. Le terme hazara, qui signifie mille en persan, aurait alors désigné le millier de soldats mongols placés en garnison dans les forteresses construites sur les territoires nouvellement occupés. Une étymologie que viendrait confirmer l’apparence physique de ces populations. Toutefois d’autres spécialistes soutiennent qu’il s’agit d’une population mixte qui regroupe des composantes ethniques mongoles, turques et tadjikes. Les Hazaras parlent le dialecte hazeregi du persan dari dit aussi persan afghan, qui compte un grand nombre de mots turcs.

Les Hazaras vivent dans la région montagneuse centrale de l’Afghanistan, connue sous le nom de Hazarajat, mais on en trouve aussi dans les régions de Mezar-i Sharif, Kaboul et Herat. Il est très difficile d’évaluer leur nombre total car l’instabilité chronique du pays depuis de très longues années a empêché la tenue de statistiques fiables, ou en tout cas de leur publication, notamment en ce qui concerne les différents groupes ethniques. Toutefois, différentes sources évaluent entre 9 et 18 % la part de la population hazara en Afghanistan. Alors que la majorité des Hazaras appartiennent à la branche du chiisme duodécimain1, on trouve aussi des ismaéliens2, et même des Hazaras sunnites.

Il existe différentes hypothèses sur la conversion des Hazaras au chiisme, comme il y en a sur leurs origines. L’une des plus communément admises fait remonter le début du processus au règne de Ghazan Khan (1271-1304), fondateur de la branche ilkhanide de l’empire mongol en Iran et lui-même converti au chiisme. Pour d’autres, le passage des Hazaras au chiisme serait plus tardif et daterait du règne du sultan safavide Shah Abbas (1571-1629) et du général conquérant Nadir Shah Ashraf (1688-1742).

La géographie du Hazarajat a certainement joué un rôle dans l’histoire sociopolitique de la communauté des Hazaras3. Des conditions climatiques rigoureuses et la nature montagneuse de la région les ont longtemps isolés du reste du pays. Les Hazaras sont restés relativement indépendants jusqu’à leur intégration au reste de l’Afghanistan à la fin du XIXe siècle, après trois années de guerre. Les migrations vers Quetta au Pakistan et Mashhad en Iran ont commencé au cours de cette période4.

Téhéran et la « carte hazara »

L’Iran est un tiers incontournable dans le rapport de force entre la communauté hazara et le pouvoir taliban. Une partie des Hazaras vivent à proximité de l’Iran dont la frontière avec l’Afghanistan s’étend sur 920 km et l’État iranien abrite environ 3 millions de réfugiés afghans, dont la grande majorité appartient à ce groupe ethnique. La formation de mollahs hazara dans la ville sainte iranienne de Qom a fait l’objet de plusieurs travaux.

Les talibans ont suivi une politique anti-iranienne lors de leur première expérience du pouvoir et ont été tenus pour responsables en 1998 du raid conduit contre l’ambassade iranienne à Mazar-i-Sharif et du meurtre de plusieurs diplomates iraniens. Téhéran apporte alors son soutien à l’Alliance du Nord, fer de lance de la résistance aux talibans. Les relations sont envenimées par la politique discriminatoire conduite contre les Hazaras chiites et bien plus encore par des considérations liées aux circuits d’entrée de la drogue en Iran et par les entraves posées à la construction du chemin de fer devant relier la ville iranienne de Machhad à celle de Herat en Afghanistan5.

C’est dans ce contexte de montée des tensions que l’Iran conçoit un véritable plan de guerre contre les talibans et lance des expéditions intensives depuis la frontière afghane. Pour autant, quand, en 2001, les talibans sont chassés du pouvoir par la coalition internationale conduite par les États-Unis après les attentats du 11-Septembre, les relations de Téhéran avec les gouvernements Karzaï (2001-2014) et Ghani (2014-2021) restent distantes. L’Iran évolue même dans sa relation avec les talibans et les autorise à ouvrir des bureaux dans la ville iranienne de Machhad.

En août 2021, les Iraniens ont salué le retrait des États-Unis d’Afghanistan. Le président du Parlement iranien Mohammad Qalibaf a demandé aux députés de ne pas faire de déclarations hostiles aux talibans. Les autorités iraniennes se sont contentées d’exprimer leur vigilance quant au sort réservé aux Hazaras chiites afghans. Ils ont demandé aux nouvelles autorités de Kaboul de veiller à la sécurité de ces populations et de former un gouvernement inclusif. Un regain de tension a conduit en novembre 2021 à des incidents frontaliers dans la province de Nimruz sur fond de trafic de drogue.

La brigade Fatimiyoun est une autre pomme de discorde entre les deux voisins. Cette milice de plus de 30 000 chiites hazaras a été envoyée en Syrie par les Iraniens pour combattre aux côtés des forces de Bachar Al-Assad. Quand les talibans ont repris le pouvoir, cette force a déclaré reconnaître comme seule autorité l’ayatollah Khamenei et s’est montrée prête à intervenir en Afghanistan si les intérêts de la communauté étaient menacés. Les Hazaras, dont les autorités iraniennes se posent en défenseurs, sont surtout pour Téhéran une variable d’ajustement dans leur politique régionale, comme le sont bien d’autres forces paramilitaires de la région. Les Iraniens veulent certes contenir le régime taliban, mais ne sont pas prêts à engager une confrontation avec Kaboul, et certainement pas pour défendre leurs coreligionnaires hazaras. La communauté leur sert de variable d’ajustement, aussi bien pour renforcer leurs effectifs dans les conflits régionaux que pour hausser le ton vis-à-vis des talibans quand le besoin s’en fait sentir. Les Iraniens disposent de moyens de pression sur les talibans, tributaires de leur voisin pour leur approvisionnement en électricité, essence, produits alimentaires et médicaments. Mais la solidarité inter-chiite a ses limites, dictées par les stricts intérêts de Téhéran, comme le montrent la réticence des Iraniens à accueillir sur leur sol de nouveaux réfugiés afghans majoritairement chiites, les mauvais traitements et les expulsions.

Quand il ne faut compter que sur soi-même

Entre la première et la seconde phase de régime taliban, la situation a évolué. Certains responsables talibans prêchent l’unité et ont visité des rassemblements de chiites hazaras, à l’occasion des fêtes de Muharram, période sacrée pour les chiites. Ce qui a fait espérer à certains que les talibans avaient tiré les leçons de l’échec de leur premier gouvernement et suivraient une politique différente pour cette nouvelle expérience du pouvoir. Du côté hazara également, certains jouent la carte du rapprochement. L’ex-député Jafar Mahdavi, qui se présente comme le seul homme politique hazara à ne pas avoir quitté Kaboul après l’arrivée au pouvoir des talibans a organisé un rassemblement de soutien aux talibans en octobre 2021, au cours duquel il a déclaré que le gouvernement de Ashraf Ghani avait été la période la plus sombre de l’histoire de l’Afghanistan, que les talibans avaient mis un terme à la corruption et assuré le retour de la sécurité. Il a sollicité explicitement la protection des talibans pour sa communauté et demandé qu’elle soit équitablement intégrée dans l’administration.

Des signes inquiétants sont toutefois venus très vite contredire ces positions conciliantes. Après la prise de Kaboul en août 2021, on a pu assister à un retour de la répression contre les Hazaras. Amnesty International a ainsi déclaré que dès le mois d’août, des combattants talibans avaient massacré neuf hommes de la communauté dans la province de Ghazni. En outre, les Hazaras de certains villages de la province de Daykundi auraient été soumis à des déplacements forcés. La statue d’Ali Mazari à Bamyan a été démolie et un Coran de pierre a pris à sa place.

La communauté internationale ne s’en est guère émue. Le sort des Hazaras ne figure pas en tête des préoccupations d’une opinion occidentale plus attentive par exemple à la dégradation de la situation des femmes afghanes. Les médias ont certes fait état de plusieurs attentats-suicides perpétrés par l’Organisation de l’État islamique (OEI) contre des lieux de culte chiites (72 morts le 8 octobre 2020 à Kunduz, 63 morts à Kandahar le 15 octobre) mais ces attaques ont plus frappé les esprits en tant que signe de survivance de l’État islamique et de maintien de sa capacité de nuisance que comme témoignage de la détestation dont l’organisation terroriste fait montre envers les chiites, en l’occurrence les Hazaras. Par ailleurs, et contrairement aux engagements pris, ces attentats sanglants ont montré que le régime taliban n’avait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ces populations chiites.

Déterminé à poursuivre sa politique de la main tendue, Jafar Mahdavi a cependant déclaré :

Au cours des quatre mois qui ont suivi la proclamation de l’Émirat islamique, les relations entre les talibans et la communauté hazara se sont généralement développées de manière harmonieuse. Nos frères talibans ont fourni des efforts constants pour assurer la sécurité des activités religieuses et politiques des Hazaras. Ceux-ci de leur côté ont répondu avec l’attitude pacifique inhérente à leur culture. Nous avons toutefois pu déplorer des comportements discriminants de la part de certains dirigeants talibans dans des régions majoritairement peuplées de Hazaras. Les talibans ont pris le pouvoir après une guerre sanglante de vingt ans ; il n’y a pas encore de structure politique établie. Certains combattants talibans ne connaissent pas la vie urbaine. De plus, les armes de certains groupes locaux et d’anciens éléments du régime n’ont pas été confisquées. On peut comprendre les problèmes que génère une telle situation. Nous sommes en contact régulier avec les responsables talibans pour trouver des solutions. Je crois qu’un gouvernement inclusif sera mis en place, dans lequel les Hazaras, l’un des quatre plus grands groupes ethniques du pays, auront droit à leur représentation. L’inclusivité est essentielle pour que le gouvernement établi par les talibans soit reconnu comme un gouvernement islamique et afghan, et les Hazaras doivent être présents dans tous les domaines du futur gouvernement. Surtout comme cadres dans les administrations locales, les services des affaires étrangères et les instances chargées de la sécurité (propos recueillis par l’auteur le 15 décembre 2021).

Ancien porte-parole des talibans, Suhail Shaheen, qui a été nommé représentant permanent aux Nations Unies par la nouvelle administration, soutient que tous les Afghans, sunnites et chiites, sont égaux devant la loi et que les mouvements de population signalés sont en réalité liés à des querelles inter hazaras. Son discours est résolument inclusif :

Les Hazaras occupent des postes administratifs dans nos ministères. Il faut savoir que le gouvernement provisoire est en place en ce moment. Un gouvernement permanent sera formé et une nouvelle constitution sera adoptée. Toute personne de mérite parmi les tribus afghanes a le droit de servir son peuple et de prendre part au gouvernement.

Loin d’afficher la même confiance que Jafar Mahdavi, d’autres personnalités hazaras, qui mettent en cause les propos rassurants des responsables talibans, ont quitté le pays, préférant — et ce n’est pas anodin — trouver refuge en Turquie plutôt qu’en Iran. Tel est le cas du chercheur en relations internationales Nejibullah Karimi, qui pense que les Hazaras seront marginalisés par les talibans pour des raisons sectaires et ethniques. Et de préciser :

Il y a bien quelques Hazaras opérant sous l’administration des talibans, mais aucun n’a de pouvoir exécutif et décisionnel. Bien que certains responsables hazaras aient tenu de nombreuses réunions avec les talibans, rien de concret n’a été fait au sujet de la situation de la communauté. Compte tenu de la situation actuelle, l’avenir des Hazaras se présente mal.

Selon Karimi, les Hazaras sont les plus vulnérables parmi les groupes ethniques d’Afghanistan.

Augurant lui aussi du pire, Karim Khalili, le chef du Hezb-e Wahdat (Parti de l’unité islamique d’Afghanistan), fondé par Ali Mazari et soutenu par l’Iran, a déclaré que si les talibans poursuivaient leurs persécutions, les Hazaras prendraient les armes.

1Cette branche largement majoritaire du chiisme reconnaît douze imams descendants du prophète Mohammed, d’où leur nom. Le douzième imam ayant disparu enfant, ils attendent son retour annonciateur du règne de la justice et de la fin des temps.

2Les ismaéliens avaient un autre prétendant, Ismaël, pour succéder au cinquième imam.

3Humayun Sarabi, Politics and modern history of Hazâra, sectarian politics in Afghanistan, Fletcher School, Tuft University, 2006.

4Mohammad Hussain, The Hazaras of Afghanistan : A Study of Ethnic Relations, McGill University, 2003.

5Cette ligne a finalement été ouverte en décembre 2020

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