Le 2 janvier 2016, Nabil Subay, journaliste yéménite, sort déjeuner avec quelques amis dans Sanaa. Sur une artère commerçante, des hommes en armes non identifiés l’attaquent, le frappent violemment à la tête et lui tirent une balle dans chaque jambe. Il est transporté à l’hôpital puis opéré. Immédiatement, l’un de ses collègues journalistes, Mohammed Aysh, pointe du doigt la responsabilité des houthistes qui, bien que contrôlant la ville, ont laissé faire l’agression et permis aux agresseurs de s’échapper. La manœuvre d’intimidation n’est pas revendiquée.
À l’attaque subie par son mari, Wamidh Shaker répond sur sa page Facebook : « Ce n’est pas vous qui conduisez le changement, c’est nous ! Ce que vous avez fait aujourd’hui à Nabil ne changera rien chez Nabil. Souvenez-vous, ceux qui génèrent le changement, c’est nous, pas vous ! ». Le terme de changement (taghiyir en arabe) n’est pas fortuit. Il fait directement référence à la place du Changement, autour de laquelle des centaines de milliers de Yéménites s’étaient rassemblés à Sanaa pendant des mois en 2011 et 2012 pour exiger, puis obtenir le départ d’Ali Abdallah Saleh. La bravade de Wamidh Shaker semble cohérente avec l’attitude indubitablement courageuse de son époux, journaliste, intellectuel, satiriste et auteur, père de leurs deux garçons.
Le « lion du verbe »
Nabil Subay, né en 1978, s’est fait un nom dans le champ intellectuel yéménite depuis une quinzaine d’années. Issu d’une famille modeste de la région de Dhamar au sud de Sanaa dont le père est émigré en Arabie saoudite, il a d’abord été reconnu pour ses poèmes à la forme innovante1, puis pour ses interventions politiques toujours iconoclastes mais stimulantes. En 2003, contre vents et marées, il s’élève contre le soutien populaire des Yéménites à Saddam Hussein, rappelant que les sociétés arabes sont davantage malades de la dictature que de l’impérialisme américain. En 2005, il est poursuivi par son gouvernement pour ses critiques acerbes de la politique saoudienne au Yémen et interdit de publication quelque mois. Il crée en 2007 l’hebdomadaire Al-Sharea (la rue) qui tente de développer une nouvelle approche du journalisme fondée sur l’investigation. Ce travail permet d’informer sur quelques scandales de l’ère Saleh, notamment en rapport avec le trafic de diesel subventionné vers la Corne de l’Afrique, ou sur le sort de la minorité noire, les akhdam.
Son indépendance d’esprit influence ses jeunes frères : l’un, Jamil, devient photographe ; le second, Mourad, artiste dont les fresques abordant des sujets politiques lui valent depuis 2012 le surnom de « Banksy yéménite » dans la presse occidentale, ainsi que différents prix internationaux. Ses sœurs s’engagent elles aussi, tout comme le benjamin de la famille.
Lassé par les difficultés liées à l’exercice de son métier et par une presse en situation de pénurie constante et mal diffusée — parallèlement fasciné par le potentiel des réseaux sociaux —, Nabil Subay exerce sa plume sur Internet, suivi par 60 000 personnes sur Facebook. Il gagne en popularité, apparaissant comme un satiriste toujours juste et sans compromission.
Cette position, farouchement critique et parfois considérée comme peu constructive, s’accompagne d’un sens de l’humour unique, de jeux de mots qui font sa renommée. Ce « lion du verbe » (assad al-kalima) devient un symbole des aspirations de bien des jeunes qui se sont mobilisés contre Saleh et rejettent le pouvoir de Abd Rabbo Mansour Hadi et les islamistes. Dès 2012, dans un article traduit vers le français, il pointe du doigt l’échec de la révolution, la fragmentation de sa société et la nécessité de préserver son pays des logiques identitaires2. Son indépendance d’esprit est reconnue de tous mais lui vaut bien des inimitiés chez les islamistes, dans les rangs des soutiens de Saleh, chez les sécessionnistes sudistes, chez les houthistes et chez tant d’autres puissants dont il cible chaque jour les inconséquences.
Dans le contexte de la guerre de 2015, Subay développe une approche médiane, contestant autant les bombardements saoudiens que la politique des houthistes, celle des alliés du président Hadi et des sudistes. En dépit de possibilités de prendre la fuite à l’étranger, il préfère rester à Sanaa avec sa famille, continuant à vivre et écrire malgré les bombes et les pressions. Son mariage avec Wamidh Shaker, issue d’une famille engagée dans la cause sudiste mais aussi ses propres origines zaydites lui permettent d’échapper aux logiques binaires d’un champ politique et intellectuel qui se polarise de plus en plus. Le manichéisme à l’œuvre met toutefois en danger les intellectuels indépendants. Les voix qui portent de telles approches autonomes ne sont protégées par personne et certains payent alors le prix fort dans une société marquée par la violence.
Polarisation mortifère
L’attaque subie début janvier 2016 par Nabil Subay symbolise une dynamique réellement inquiétante dans un pays qui, il y a quelques années — et encore davantage au moment de l’épisode révolutionnaire de 2011 —, semblait connaître un foisonnement d’idées et de créativité. Depuis 2014, dès lors que la situation politique s’est considérablement tendue, nombreuses ont été les figures indépendantes et modérées à être éliminées ou à subir violences et intimidations. Une mécanique implacable, alimentée de toutes parts, s’est ainsi mise en place. Les leaders houthistes modérés ont d’abord été la cible d’assassinats, souvent revendiqués par Al-Qaida. Les morts d’Ahmed Charafeddine, d’Abdel Karim Jadban puis d’Abdel Karim Al-Khaywani sont venues mettre à mal la position de ceux qui plaidaient pour l’intégration de la rébellion dans le système politique et donc sa normalisation, loin de la logique guerrière portée par le leader Abdel Malik Al-Houthi et son allié de circonstance Ali Abdallah Saleh.
Pour leur part, des figures des Frères musulmans ont été arrêtées par les houthistes arrivés au pouvoir en janvier 2015 par la force. Tel est le cas de Mohammed Qahtan, homme politique profondément respecté du parti Al-Islah, dont le sort reste encore incertain. Sa mort, dans une prison qui aurait été détruite par un missile saoudien, a été plusieurs fois annoncée mais jamais confirmée. Abdelkader Al-Gunaid, médecin originaire de Taez, a lui aussi été arrêté par les houthistes et mis au secret. Pour sa part, Mohammed Al-Moutawakil3, descendant des imams zaydites, mentor de bien des intellectuels indépendants et figure de modération et du compromis politique était assassiné en novembre 2014, comme pour faire place nette et permettre une polarisation mortifère qui bénéficie conjointement à tous ceux qui veulent la guerre et la mènent.
Le Yémen a besoin des voix intellectuelles qui sont aujourd’hui mises en péril. Le nouveau round de négociations de paix qui doit théoriquement s’ouvrir le 15 janvier à Addis Abeba, en Éthiopie, aura probablement, comme les précédents un impact limité, tant il semble déconnecté des réalités du terrain et porte la voix d’élites qui se nourrissent d’une logique guerrière4. Pourtant, la nécessité de bâtir des dynamiques de convergence pour dépasser les conflits entre sunnites et zaydites-chiites, entre Nord et Sud, entre islamistes et « libéraux » est patente pour qui souhaite voir la paix revenir. Les voix de Nabil Subay et de quelques autres tels la militante féministe Wamidh Shaker, Samy Ghalib, Bouchra Al-Maqtari, Farea Al-Muslimi, Mohammed Aysh, Ammar Al-Aulaqi et Nadia Al-Kawkabani sont dans ce cadre précieuses. Internet et les médias trasnationaux offrent aujourd’hui des possibilités de développer et de diffuser une parole dans des conditions de sécurité autres que celles qui prévalent sur le terrain. Force est de reconnaître que beaucoup de ces intellectuels ont fait le choix de s’installer momentanément à l’étranger. Nabil Subay décidera dans les semaines qui viennent quelle attitude il souhaite adopter face à la manœuvre d’intimidation dont il vient de faire l’objet. Souhaitons que lui et ses proches le fassent en ayant pleinement conscience du risque encouru dans un pays qui n’a sans doute jamais laissé aussi peu de place sur son territoire aux esprits indépendants.
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1Lire par exemple « Si un garçon indispensable/Rit/En passant près d’une fille délicate » (ligne 185) ou « Ma joue s’est envolée sous tes doigts » (ligne 207) sur la page de Arabian Humanities intitulée « Fenêtres sur la littérature yéménite contemporaine ».
2Nabil Subay, « Un peuple en quête de convergence : la révolution yéménite face à un pays fragmenté » in Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, Marine Poirier, Yémen. Le tournant révolutionnaire, Karthala, 2012.
3Iris Glosemeyer, Anna Wurth, « Muhammad ’Abd al-Malik al-Mutawakkil », Middle East Research and Information Project (Merip), n° 273, hiver 2014.
4Nawal Al-Maghafi, « Behind the scenes at Yemen’s peace talks in Switzerland », Middle East Eye, 26 décembre 2015.