Les irréductibles Koweïtiens rejettent la normalisation avec Israël

Malgré la signature d’un « accord de paix » entre les Émirats arabes unis et le Bahreïn d’une part et Israël de l’autre, et les incitations américaines, la normalisation entre le Koweït et Israël n’est pas à l’ordre du jour. La disparition récente du souverain Cheikh Sabah Al-Ahmed Al-Jaber Al-Sabah ne semble pas devoir infléchir le traditionnel soutien du Koweït à la cause palestinienne.

Koweït City, vue derrière la chambre de commerce (g.)
Irvin Calicut/Wikimedia Commons

Durant des décennies, le Koweït a bâti sa diplomatie sur un principe de neutralité et d’équilibre, mais également sur les négociations et les liens d’entraide, notamment avec les pays voisins. Des principes que l’émir Cheikh Jaber Al-Ahmed Al-Sabah décédé le 29 septembre 2020 a renforcés, en gardant en tête la taille du pays, son économie ainsi que sa structure sociale et tribale et son emplacement stratégique entre les trois géants voisins que sont l’Irak, l’Arabie saoudite et l’Iran. Une partie importante de la population — dont le poids social et économique est conséquent — refuse en effet toute forme de normalisation avec Tel-Aviv d’un point de vue confessionnel ou idéologique, et le proclame haut et fort. De plus, le Parlement exerce un pouvoir réel sur le gouvernement, oriente sa politique et peut lui retirer sa confiance, de sorte que la position officielle du pays n’est pas tributaire du changement récent à la tête du pays, avec l’arrivée du nouveau souverain, Nouaf Al-Ahmed Al-Sabah.

Le slogan « Non à la normalisation avec Israël » est revenu en force au Koweït à la suite de la décision des Émirats arabes unis (le 13 août 2020) et du Bahreïn (le 11 septembre 2020) de normaliser leurs relations avec Israël. Avec d’autant plus de force que les États-Unis n’ont pas hésité à faire pression. Ainsi, lors de la cérémonie du 18 septembre de remise de la Légion du mérite au souverain koweïtien, Donald Trump a déclaré que « les Koweïtiens sont très enthousiastes de la signature des deux premiers pays [du Golfe] et finiront très vite par les rejoindre ». Quant à Jared Kushner, le gendre du président américain, il a critiqué la position officielle du pays en la qualifiant de « radicale » et « non constructive ». Il a également déclaré qu’il était « logique pour les 22 pays arabes de reconnaître Israël », estimant que cela relevait de leur intérêt, notamment économique, et leur permettrait de bénéficier de « la confiance américaine ».

En outre, le Koweït n’a pas reconnu « le plan du siècle ». Lors de son allocution au Congrès de l’Union interparlementaire arabe qui a eu lieu à Amman en février 2020, le président du Parlement koweïtien Marzouk Al-Ghanem a jeté une copie du plan à la poubelle en le qualifiant de « mort-né » et en déclarant que « sa place se trouve dans les poubelles de l’histoire ». Il a adopté l’Initiative de paix arabe de 2002, qui conditionnait la normalisation avec Israël à la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967, le retrait d’Israël du plateau du Golan et le retour des réfugiés.

« La Palestine est une cause centrale »

Les Koweïtiens ont pour leur part estimé que ces déclarations représentaient une « ingérence flagrante » dans leurs affaires intérieures. Le Parlement a critiqué dès le 18 août la décision des Émirats, et réitéré son soutien à la cause palestinienne qui demeure selon lui « la cause principale des Arabes et des musulmans », dans un communiqué signé par 41 des 50 députés de l’Assemblée, dont le président du Parlement. Les députés ont également appelé le gouvernement à se joindre à eux, et celui-ci a exprimé la même position dans un communiqué officiel en date du 21 septembre.

Sur Twitter, le hashtag #KoweïtiensContreLaNormalisation a été extrêmement relayé, et les habitants de certains quartiers ont installé devant leurs maisons des cartes représentant la Palestine historique. Lors du dernier match de football national, dans le cadre de la Coupe de l’Émir le 21 septembre, des supporters ont également déroulé une banderole sur laquelle on pouvait lire « Non à la normalisation avec Israël. » Plusieurs associations ont aussi dénoncé la position des deux voisins du Golfe, et organisé une manifestation de soutien devant l’ambassade palestinienne à Koweït-City.

« La Palestine est une cause centrale dans la politique du Koweït » a été la devise officielle du pays durant des décennies. La monarchie ne reconnaît pas l’existence de l’État d’Israël et le désigne toujours par des expressions telles que « l’entité sioniste » ou « la Palestine occupée ». Les médias du pays qualifient les Palestiniens tués par l’armée d’occupation de « martyrs » et parlent de « résistance palestinienne » contre les « agressions sionistes ». Plusieurs textes de loi tels que la Constitution de 1962, le décret princier du 25 juin 1967 qui déclare le Koweït en guerre contre les « groupuscules sionistes en Palestine occupée » et la loi de 1971 considèrent Israël comme une « entité hostile » et punissent toute relation avec elle par une peine de prison qui peut aller jusqu’à la perpétuité. Le troisième article de la Constitution interdit également à tout citoyen ou résident provisoire ou permanent, ainsi qu’à toute personne physique ou morale de participer ou d’appeler à la normalisation avec « l’entité sioniste » et ses organisations. L’article 4 interdit également à tout citoyen ou résident de voyager en Israël.

En 1957 déjà, un bureau avait été fondé au Koweït pour appeler au boycott d’Israël. En 1964, un décret princier prohibait la détention ou la vente de tout produit israélien, et interdisait à toute personne physique ou morale d’être en relation directe ou via un intermédiaire avec des personnes ou des organisations israéliennes, ou vivant et siégeant en Israël, ou travaillant pour Tel-Aviv.

À l’époque du défunt émir Cheikh Al-Sabah, cette position a été confirmée par la création de comités de boycott d’Israël, l’organisation de plusieurs événements dénonçant la normalisation avec Tel-Aviv et la création du Comité populaire pour résister à la normalisation avec Israël.

Surmonter la crise de 1990-1991

Ahmed Al-Dayin est le secrétaire général et l’un des fondateurs du Mouvement progressiste koweïtien, un mouvement d’obédience socialiste. Il nous rappelle que l’armée koweïtienne s’est historiquement battue contre les Israéliens : « Nos morts sont tombés sur le front égyptien, sur les bords du canal de Suez, en juillet 1967, et sur le front syrien, dans le Golan, lors de la guerre d’octobre 1973. Sans parler des Koweïtiens qui se sont battus aux côtés des Palestiniens à l’intérieur même des territoires occupés. » Et il ajoute : « La situation géopolitique du Koweït lui permet de renforcer sa position actuelle, grâce à son voisinage avec l’Iran, l’Irak et l’Arabie saoudite. Depuis 1979, l’Iran incarne l’axe de résistance contre Israël. Et concrètement, l’Irak, même après 2003, est toujours l’ennemi d’Israël. Quant à l’Arabie saoudite, elle n’a toujours pas annoncé sa volonté de normaliser [ses relations avec Tel-Aviv]  ».

Certaines voix koweïtiennes estiment cependant que la rupture passée entre le Koweït et l’Autorité palestinienne (AP), quand cette dernière avait soutenu l’invasion du pays par Saddam Hussein en 1990, permet de faire accepter l’idée de la normalisation. Dans une interview à la BBC, le journaliste et écrivain koweïtien Ayed Al-Manaa a ainsi déclaré : « La position de l’OLP du temps de l’invasion irakienne n’était pas honorable. »

Les relations entre le Koweït et l’Autorité palestinienne s’étaient beaucoup détériorées après l’invasion du pays en 1990. Le Koweït avait alors rompu ses relations avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et les Palestiniens résidant au Koweït en ont payé le prix. Ils sont passés de 400 000 en 1991 à 60 000 aujourd’hui. Beaucoup sont partis par peur de la répression et de l’insécurité qui les menaçaient. L’OLP a pour sa part perdu, pendant plusieurs années, le soutien logistique et matériel des pays du Golfe. Il a fallu attendre 2013 pour que les relations entre le Koweït et l’Autorité palestinienne se rétablissent et que cette dernière puisse à nouveau ouvrir son ambassade dans la capitale. Pourtant, même à l’époque de l’invasion irakienne, le cheikh Al-Sabah avait déclaré que le Koweït serait « le dernier pays à normaliser avec Israël ».

Prévenir un vide législatif

Malgré l’existence des textes sur les relations avec Israël, cinq députés ont présenté le 18 août 2020 une proposition de loi pour « interdire toute forme de relation avec Israël et prévenir toute normalisation ou accord de paix avec l’entité sioniste, quelle qu’en soit la raison ». Un précédent avait eu lieu en avril 2018, lorsque quatre députés avaient présenté une proposition similaire après la visite de Benyamin Nétanyahou à Oman et la participation d’athlètes israéliens dans des tournois sportifs aux Émirats et au Qatar.

En réalité, ce projet de loi propose surtout d’élargir encore l’interdiction des échanges, qu’ils soient commerciaux, électroniques ou numériques, notamment sur les réseaux sociaux. Il interdit toute relation et tout contrat avec des sites ou des services électroniques israéliens, ou avec des sociétés complices de la colonisation.

Oussama Chahine, l’un des cinq députés qui ont présenté ce projet de loi, explique à Orient XXI : « Nous avons un double objectif : le premier est symbolique, et consiste à envoyer un message de solidarité de la part du peuple koweïtien, pour dire que nous soutenons les droits des Palestiniens et que nous refusons de nous soumettre à toute forme de pression. Et un objectif légal, afin de combler le vide potentiel des lois actuelles, dont pourraient profiter les défenseurs de la normalisation1, surtout que le pouvoir colonial se rapproche de plus en plus de nos frontières », faisant ainsi référence aux deux voisins du Golfe. « Avec cette nouvelle loi, poursuit-il, le gouvernement ne pourrait pas consentir à la normalisation, quand bien même il le voudrait. »

Des pressions américaines… et des voisins

Pourtant, selon Ahmed Al-Dayin, les pressions américaines pour pousser le Koweït à la normalisation ne vont pas cesser. « Washington a des moyens politiques, sécuritaires et économiques pour faire pression. Il ne faut pas oublier que le Koweït est un partenaire de l’OTAN. » Plus encore, les échanges commerciaux entre les deux pays, vieux de plusieurs décennies, ont atteint en 2019 le montant de 3,3 milliards de dollars (2,75 milliards d’euros), sans compter les ventes de pétrole. En septembre, la chambre de commerce américaine a organisé avec son homologue koweïtienne et le concours de l’Autorité koweïtienne de promotion des investissements directs le premier forum économique américano-koweïtien, afin de renforcer les liens entre les deux pays.

Al-Dayin ajoute que le Koweït pourrait « faire face également à des pressions de la part du Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui penche de plus en plus vers la normalisation. Car même si l’Arabie saoudite ne s’est pas officiellement prononcée en faveur d’un tel accord, le CCG s’est construit sur un principe de communauté de destin et d’objectifs, dont une des manifestations est l’existence d’un marché commun depuis 2008, censé devenir un marché intégré ».

Al-Dayin reconnaît les effets de ce qu’il appelle « l’ouragan trumpien » sur la région. Mais il rappelle que le mandat du président américain touche à sa fin et avec lui, l’instrumentalisation de la normalisation des pays du Golfe avec Israël comme argument électoral. Pariant sur une victoire de Joe Biden, il explique : « La nouvelle administration américaine ne soutiendra peut-être pas la cause palestinienne, mais elle sera sûrement moins agressive que l’actuelle. Il faut s’accrocher jusqu’à l’élection. »

1Certains affirment que les textes de loi ne criminalisent pas la normalisation sous prétexte qu’ils ne mentionnent pas explicitement « Israël ».

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