Les Kurdes au cœur des tensions en Syrie
En Syrie, les négociations continuent entre les nouvelles autorités syriennes et des responsables des Forces démocratiques syriennes (FDS) de l’autre. Les sujets sont nombreux : armée, contrôle des frontières, retour des déplacés, institutions, éducation, énergie, rôle des femmes. Mais l’écart entre les deux camps reste profond.
Le 10 mars 2025, le président syrien Ahmed Al-Charaa et Mazloum Abdi, dirigeant militaire des Forces démocratiques syriennes, avaient signé un accord prévoyant des avancées concrètes sur le statut et la place des Kurdes. Six mois plus tard, sa mise en œuvre se fait toujours attendre. La Turquie et Israël tentent activement de bloquer ce processus : Ankara pousse pour un État syrien centralisé, Tel-Aviv préfère un morcellement du pays. Les États-Unis, eux, donnent l’impression de changer de cap au gré des événements. Les Kurdes et leurs alliés plaident pour une autonomie dans une Syrie unifiée, un équilibre complexe.
Le 12 juillet 2025, Tom Barrack, ambassadeur des États-Unis en Turquie et envoyé spécial pour la Syrie et le Liban, a reproché aux FDS leur lenteur à s’intégrer à l’armée. Il a rappelé que la Syrie est « un seul pays, une seule nation avec une seule armée ». Les dirigeants kurdes ont immédiatement répondu : « Un retour à la situation antérieure à 2011 n’est pas négociable, c’est exclu. » Pas question d’un retour à la centralisation d’avant-guerre. Les FDS acceptent de rejoindre l’armée, mais comme force autonome en coordination avec Damas.
Volte-face étatsunienne
Changement de ton un mois plus tard : lors d’une réunion à Amman, le 12 août, Barrack plaide pour une Syrie décentralisée et affirme que les Unités de protection du peuple (YPG) ne sont pas liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais alliés des États-Unis. Pour Patrice Franceschi, auteur de Avec les Kurdes (Gallimard, 2020), la raison est limpide : « Les États-Unis ne comprennent pas grand-chose de la situation en Syrie, c’est comme en Afghanistan. Leur politique varie comme une girouette. Le massacre des Druzes les a fait changer d’avis. »
« Quant à la Turquie, poursuit-il, elle veut liquider toute autonomie kurde en Syrie et transformer la nouvelle Syrie en un État centralisé à la turque. Si cela échoue, elle va reprendre son intervention militaire, peut-être à travers l’Armée nationale syrienne qu’elle équipe et entraîne. » Selon lui, les Kurdes le savent très bien et ils se préparent. « Depuis la chute de Bachar Al-Assad, Ankara est à la manœuvre. C’est le projet turc qui se met en place actuellement. Ahmed Al-Charaa ne peut rien faire sans l’accord de la Turquie. Il a tout au plus 20 000 combattants. »
Le journaliste Sylvain Mercadier renchérit :
Les États-Unis ont changé de ton suite aux violences entre les Druzes d’un côté et les forces tribales soutenues par des milices du gouvernement de Damas de l’autre. Ces dernières sont responsables des massacres à Soueïda. Cela a certainement influencé la politique étatsunienne et démontre que Tom Barrack et Washington naviguent à vue dans leurs efforts de sortie de crise. C’est l’amateurisme et le court-termisme classique de la politique extérieure de Trump.
Les retombées du massacre des Druzes
Un rapport d’Amnesty International Syrie1 confirme la responsabilité des forces gouvernementales et de leurs alliés dans l’exécution de dizaines de Druzes les 15 et 16 juillet 2025 :
Le 15 juillet, les forces gouvernementales avaient annoncé être entrées dans la ville de Soueïda. (…) L’escalade de la violence n’a pris fin qu’avec le retrait des forces gouvernementales tard dans la nuit du 16 juillet, laissant derrière elles plusieurs dizaines de corps assassinés. Sur certaines vidéos authentifiées, on peut voir des hommes armés en uniforme, sans insigne, circuler à bord de camions portant clairement le logo du ministère de l’intérieur.
Les Druzes, communauté issue d’une branche du chiisme, sont en première ligne depuis ces massacres. Leur chef spirituel syrien, Hikmat Al-Hijri, a réclamé une séparation administrative d’avec Damas. Mais Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze au Liban, nous a déclaré s’y opposer farouchement :
Je suis contre la séparation des Druzes de l’État syrien, car cela signifierait la dislocation du pays. Le projet initial israélien, sioniste, c’est de disloquer toute la région, en partant de la Syrie. (…) Les Druzes vivent ensemble avec les Bédouins dans la même région depuis des siècles, on ne peut pas les séparer.
En mai 2025, Joumblatt s’était rendu à Damas pour dialoguer avec Al-Charaa et des responsables druzes :
Il faut œuvrer à une réconciliation entre les Druzes et le gouvernement de Damas, ce qui a été le cas tout au long de l’histoire. (…) Je ne suis pas pour tout centraliser à Damas, mais pour que les habitants de Soueïda, Druzes et Bédouins, restent dans une Syrie unifiée avec une nouvelle formule de gouvernement, non centralisé comme avant, mais avec une gestion conjointe de la police, de l’armée et aussi de l’économie.
Quelle autonomie ?
La participation de milices pro-régime aux massacres des Alaouites en janvier 2025 puis des Druzes en juillet 2025 a creusé la méfiance. Et les propos récents d’Al-Charaa n’ont rien arrangé. Le 12 septembre 2025, il déclarait que « les FDS ne représentent pas tous les Kurdes, que la région qu’elles contrôlent est à majorité arabe ». La réplique d’Aldar Khalil, un dirigeant des FDS, lancée sur une place de Qamishili le 17 septembre, a été cinglante :
Qui représentes-tu ? Qui t’a amené à Damas ? La côte syrienne, le nord-est de la Syrie et Soueïda ne t’acceptent pas, et les Alaouites, les Druzes, les Yézidis, les Arméniens et les sunnites ne t’acceptent pas non plus. Aucune élection n’a eu lieu, qui représentes-tu ?
Al-Charaa ne semble prêt qu’à concéder une autonomie communautaire limitée dans certaines zones kurdes comme Kobané ou Qamishli, assortie de quelques postes symboliques. Les Kurdes, eux, rejettent une logique ethnique ou confessionnelle à la libanaise et défendent une décentralisation régionale inspirée de l’Espagne, de la Suisse ou de la Belgique.
Shahrazad Al-Hussein Al-Jasem de Deir ez-Zor, membre de Zenobia, une association de femmes arabes basée à Raqqa, explique qu’elle ne fait pas partie des Arabes qui veulent se séparer des Kurdes.
Nous ne voulons pas le retour de Damas dans notre région, parce que le gouvernement de Damas est un gouvernement d’une seule couleur, ce n’est pas un gouvernement inclusif. Les gens de Deir ez-Zor soutiennent les FDS. Nous voulons rester avec eux. Nous voulons une gouvernance décentralisée.
Georgette Barsoum, représentante de l’Union des femmes syriaques, confirme :
Après la bataille contre l’Organisation de l’État islamique nous avons créé nos propres organisations et nous avons obtenu des acquis, pas seulement pour les femmes, mais au niveau du fonctionnement démocratique de la société. Nous avons de fortes craintes que ce gouvernement autoproclamé de Damas veuille casser nos acquis. Ils ne veulent pas de notre projet d’autogouvernement.2.
L’appel d’Abdullah Öcalan
Malgré tout, les discussions se poursuivent sur des sujets précis. À Damas, Îlham Ahmed, la ministre des affaires étrangères de l’Administration autonome dans le nord et l’est de la Syrie (AANES), a rencontré le chef de la diplomatie syrienne, Assaad al-Chaibani. Ils ont abordé le contrôle des frontières, en envisageant une gestion conjointe ainsi que la réouverture de l’aéroport de Qamishli. Les diplômes des universités de Kobané, Qamishli et Raqqa sont aussi désormais reconnus par Damas, et la langue kurde est de facto acceptée.
Le retour des déplacés reste en suspens : environ 350 000 personnes, chassées lors des offensives turques à Afrin en 2018 puis à Tal Abyad et Ras al-Aïn en 2019, survivent toujours dans des camps. L’accord du 10 mars 2025 prévoit leur retour, mais les milices pro-turques refusent de quitter ces zones. « Le retour des déplacés d’Afrin est lié à un accord global sur l’armée. La Turquie veut d’abord un désarmement des FDS avant de donner l’ordre à ses proxys de quitter la zone (…) », explique Hozan Ahmed, secrétaire du bureau Rojava Europe. Le dossier énergétique, lui, paraît plus simple : les Kurdes contrôlent les champs pétroliers et gaziers du nord-est et de Deir ez-Zor, mais affirment que ces ressources appartiennent à tous les Syriens.
Depuis sa prison, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, observe avec impatience l’évolution sur le terrain. Le 27 février 2025, il avait annoncé la dissolution du parti, hors Rojava, mais attend toujours un geste d’Ankara. En septembre 2025, il a mis en garde :
Si on désarme les FDS maintenant, les Kurdes subiront le même sort que les Druzes et les Alaouites. Si Damas ou Ankara exigent le désarmement des FDS, on arrête tout le processus de paix en Turquie. (…) Ankara et Damas ont intérêt à accepter l’offre de paix des Kurdes, car notre but est le vivre ensemble, c’est la coexistence. Si cette offre échoue, ce seront les États-Unis et Israël qui vont modeler la région. Et leur but est la division entre les peuples.
1« Une nouvelle enquête révèle que les forces gouvernementales et affiliées ont exécuté de manière extrajudiciaire des dizaines de Druzes à Soueïda », Amnesty International, 2 septembre 2025.
2Ces propos ont été recueillis lors de la fête de L’Humanité, le 13 septembre 2025.
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