La participation de membres de la société civile au débat qui se déroule à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sur le projet de loi portant création d’une nouvelle instance de régulation de l’audiovisuel vient rappeler que la liberté d’expression demeure encore le principal acquis des Tunisiens, depuis que l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali s’est réfugié en Arabie saoudite.
Un tel échange d’idées entre des parlementaires appartenant à différentes formations politiques et des militants associatifs fait honneur à la Tunisie, en ces temps fort difficiles et effrayants dans un monde arabe qui n’arrête pas de s’enliser dans l’autoritarisme, l’intolérance et les conflits sanglants. Car ce genre de débat pluraliste est monnaie courante dans des sociétés où les citoyens apprennent dès leur plus jeune âge que le droit à la liberté d’expression et de la presse — qui n’est d’ailleurs pas sans bornes — constitue la pierre angulaire de tout régime démocratique digne de ce nom, et l’une des clefs de sa réussite sur tous les plans.
Les différentes institutions d’un État démocratique ont coutume d’inviter des représentants de la société civile à prendre part à des discussions sur des projets de loi, avant de les soumettre au pouvoir législatif. Ce qui semble malheureusement encore à l’état balbutiant en Tunisie, sous un régime issu d’élections, mais enclin à privilégier le dialogue avec des associations proches des partis au pouvoir ou d’hommes d’affaires ayant amassé leur fortune sous Ben Ali.
Le décret-loi n° 2011-116 « relatif à la liberté de la communication audiovisuelle et à la création de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle » (Haica) avait été discuté par toutes les parties concernées dans la profession et la société civile avant sa promulgation par le pouvoir exécutif intérimaire en novembre 2011. Le nouveau projet de loi n’a pas fait l’objet d’une consultation aussi large et fructueuse. Des sources concordantes et dignes de foi dans les milieux associatifs et universitaires soutiennent que ce texte, préparé par le ministère chargé des relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et des droits humains est loin d’être le fruit d’un dialogue entre le gouvernement et la société civile « dans le cadre de la mise en place des règles de la démocratie participative », comme le stipule l’article 2 du décret gouvernemental 2016-465 du 11 avril 2016 portant création de ce ministère.
Un projet de loi dangereux
Plusieurs organisations nationales et internationales ont estimé, dans deux lettres ouvertes adressées en juin et décembre 2017 aux présidents de la République et de l’ARP et au chef du gouvernement, que ce projet de création d’une instance de l’audiovisuel destinée à remplacer la Haica met en péril les acquis constitutionnels en matière de liberté d’expression et d’information et l’autonomie de l’autorité constitutionnelle.
Outre ces deux lettres ouvertes demeurées jusqu’à présent sans réponse de la part des chefs des pouvoirs exécutif et législatif, deux études critiques de ce projet de loi ont été rendues publiques au cours de la première semaine de janvier 2018. La première par l’association Vigilance pour la démocratie et l’État civique, à la veille de la présentation du projet de loi, le 4 janvier, devant la Commission des droits et des libertés de l’ARP. La seconde par l’organisation internationale Article 19, réputée depuis sa création en novembre 1987 pour son expertise en matière d’analyse des projets et textes de loi ayant trait à la liberté d’expression et de la presse. Les auteurs des deux études relèvent dans ce projet de loi, qui constitue visiblement un pas en arrière par rapport au décret-loi précédent, plus de lacunes que de garanties de respect de la liberté d’expression et d’indépendance de régulation de l’audiovisuel en vigueur dans les pays démocratiques. Les trois experts juristes tunisiens qui ont mené pour l’association Vigilance une analyse basée sur « les réalités tunisiennes et les expériences internationales comparées dans le domaine de la législation des médias » soulignent la nécessité d’un « projet de loi global sur la liberté et la régulation de la communication audiovisuelle conforme aux normes internationales. » Ils rappellent à ce propos que les pays démocratiques ont de plus en plus tendance à unifier les textes de loi et non à les fragmenter.
Les mises en garde contre les répercussions négatives de ce projet de loi sur le droit du citoyen à une presse libre et respectueuse des règles de déontologie de la presse n’ont pas arrêté depuis des mois. La plus récente a été adressée, le 30 janvier 2018, au gouvernement par une soixantaine d’ONG tunisiennes et internationales, dont des membres du Réseau international de la liberté d’expression IFEX, appelant au retrait du projet de loi. Mais elles n’ont pas eu d’impact sur la détermination du ministre Mehdi Ben Gharbia de hâter le processus devant conduire à la mise au pas d’une instance indépendante de régulation de l’audiovisuel, créée par un texte de loi qu’il a combattu sur la base d’allégations sans fondement lors de son passage à l’Assemblée nationale constituante (ANC).
D’autres mises en garde ont été formulées par plusieurs ONG tunisiennes et internationales ces dernières années, contre les risques résultant du refus d’appliquer le décret-loi pendant environ 18 mois, et la spoliation par la présidence de certaines prérogatives de la Haica, notamment celles ayant trait à la gouvernance des médias audiovisuels publics.
Le poids de Nessma Broadcast et de Nabil Karoui
La hâte mêlée d’opacité avec laquelle le gouvernement semble décidé à obtenir l’adoption par l’ARP d’un projet de loi partiel qui ne concerne que la création d’une instance de régulation nettement moins indépendante sert les intérêts de certains patrons de médias privés, dévorés par des ambitions mercantiles et politiques aux dépens de la majorité des citoyens assoiffés d’informations libres et respectueuses de la déontologie de la presse. Ce sont ces mêmes patrons, dont l’influence parait de plus en plus croissante auprès des décideurs politiques, qui n’arrêtent pas depuis 2011 d’orchestrer des campagnes de désinformation. Elles sont destinées à saper toute tentative sérieuse de réformer les médias sur des bases solides et conformes aux standards internationaux, à abroger le décret-loi n° 116, à réduire la Haica à l’impuissance et à dénigrer des militants associatifs coupables de critiquer leur mauvaise gestion ou d’attirer l’attention sur leur manque de transparence et de respect de la déontologie de la presse.
Conduits par Nabil Karoui, président du syndicat tunisien des dirigeants des médias (STDM) et cofondateur en 2008 — notamment avec Prima TV et Mediaset Investment (du magnat de la presse et homme politique italien Silvio Berlusconi) — de Nessma Broadcast, ils cherchent à obtenir l’adoption d’un projet de loi destiné, selon des juristes et des experts de la régulation de l’audiovisuel, à accentuer la mainmise des groupes de pression politico-financiers sur les médias audiovisuels privés, ainsi que la marginalisation des médias audiovisuels publics et associatifs1. Ancien membre du bureau politique du parti Nidaa Tounès et directeur général de la chaine Nessma TV jusqu’à 2016, Karoui continue d’exercer une grande influence sur la gestion de cette chaine, et raconte à qui veut l’entendre qu’il a joué un grand rôle dans l’élection de Béji Caid Essebsi à la présidence de la République en 2014.
De 2011 à 2013, la mobilisation de la société civile et le rôle remarquable joué par Nejiba Hamrouni, ancienne présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) dans la résistance à des patrons de presse hostiles aux principes de la régulation et décidés à utiliser leurs médias comme tremplin pour accéder au pouvoir ou soutenir leurs amis politiques, ont contribué énormément à faire pression pour l’application du décret-loi n° 116 et la création de la Haica le 3 mai 2013. Les journalistes ont faire grève à deux reprises, en 2012 et 2013.
Cette résistance exemplaire, qui a porté ses fruits, a été appuyée notamment par des organisations internationales de défense de la liberté d’expression et des organisations intergouvernementales comme l’Onu, l’Unesco et l’Union africaine. Elles ont souligné que les décrets-lois n° 2011-115 et 2011-116 relatifs à la liberté de la presse écrite et à la liberté de la communication audiovisuelle constituent un pas décisif sur la voie de la démocratisation de la Tunisie. Ils ne menacent en aucune manière la liberté ou l’indépendance des médias, comme le prétendent toujours des patrons de presse peu connus pour leur défense de la liberté des médias ou la déontologie du journalisme.
Le poids de l’argent sale
Le gouvernement de la « Troïka » a refusé de coopérer en 2012 avec l’Instance nationale de réforme de l’information et de la communication (Inric), de prendre en considération ses recommandations et de retarder, pendant environ un an et demi, l’application des décrets-lois 115 et 116, et de laisser la Haica s’acquitter de sa mission en toute indépendance. Nul doute que cela a contribué à encourager le désordre, l’opacité et la rébellion contre la première instance indépendante de régulation de l’audiovisuel dans le monde arabe. Les gouvernements qui ont pris la relève avant et après les élections de 2014 n’ont pas fait mieux en matière de protection de l’indépendance des médias publics ou de lutte contre la corruption et les comportements mafieux. Ceux-ci n’ont jamais été aussi rampants dans le secteur de la presse, selon des sources concordantes, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc).
Depuis des années, les rapports et les prises de position de personnalités indépendantes attirant l’attention sur le danger que représente l’interférence entre médias et « argent sale », et entre médias et lobbies politico-financiers ne manquent pas. Tout comme les appels pour continuer le combat contre les ennemis de la liberté de la presse et le déficit effrayant en matière d’éthique du journalisme. Rester les bras croisés face à la « légalisation » du chaos dans le secteur des médias, à ce genre de danger asphyxiant pour la liberté de la presse et lourd de menaces pour l’avenir de la Tunisie constituerait une forme de désertion indigne.
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1Kamel Labidi, « Tunisia’s media barons wage war on independent media regulation », contribution à un ouvrage collectif, in Annya Schiffrin (ed.), In the Service of Power : Media Capture and the Threat to Democracy, The National Endowment for Democracy, 2017.