La France est encore la première. Renault avait été en 2003 la première entreprise internationale à s’associer avec un partenaire iranien, juste après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les investissements étrangers. Un succès vite bloqué par la crise du nucléaire. Le voyage de Hassan Rohani à Paris — juste après l’Italie et le Vatican — a donné à nouveau aux entreprises françaises l’avantage, mais aussi la responsabilité d’être les premières à affronter la réalité complexe des institutions, du marché, des (in)capacités techniques, et du monde du travail d’un Iran qui ne se résume pas à une élite intégrée depuis toujours à la mondialisation.
Autant l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 avait suscité des critiques virulentes de la part de radicaux, autant la levée des sanctions économiques le 16 janvier 2016 (anniversaire jour pour jour du départ du chah en 1979) a fait l’objet d’un consensus. Les milieux d’affaire proches du clergé ou des Gardiens de la révolution sont en effet bien décidés à ne pas laisser passer l’occasion d’intégrer l’économie mondiale et de rejoindre leurs voisins les princes des monarchies pétrolières. La reconstruction économique est une exigence politique et sociale immédiate quand on mesure la gravité de la pauvreté, des inégalités accrues, du chômage et de l’exode massifs des jeunes diplômés (les trois quarts des étudiants de Master quittent le pays, d’après le ministère de l’enseignement supérieur), et les difficultés des entreprises bloquées par des années de sanctions.
Des contrats pour sortir de l’isolement
Ces belles perspectives économiques sont la base de la renaissance de l’Iran, cependant pour la société l’enjeu est bien plus vaste. La participation aux dynamiques de l’économie internationale fournit en effet un cadre stable pour sortir de l’isolement, de la logique de « résistance » et du martyrisme qui avaient permis au pays de subsister dans tous les domaines pendant plus de trois décennies. La présence en Iran d’entreprises étrangères et surtout de cadres et de techniciens résidant avec leur famille est de nature à changer les rapports de force au quotidien. Cette nouvelle donne sur le terrain sera source de conflits, comme ce fut le cas sur le nucléaire et en politique vis-à-vis des États-Unis, il faudra que des deux côtés on négocie, on trouve une solution pour que soient peu à peu levées les contraintes innombrables qui pèsent sur la vie de la population : censure des médias, liberté d’expression, place des femmes dans l’espace public, contrôle de la vie privée : en bref, les droits humains.
Téhéran n’est pas Dubaï, Doha ou Riyad, car les acteurs de la vie économique et sociale sont des Iraniens et non pas des travailleurs immigrés venus de l’Inde, du Népal ou du Pakistan. Le plus important dans les accords signés à Paris est moins les contrats économiques — qui doivent encore être finalisés — que les multiples déclarations de (bonnes) intentions pour développer des coopérations dans tous les domaines. Derrière les entreprises qui font consensus, l’enjeu est désormais de donner de la consistance à ces projets de coopération dont les effets dépassent l’économie et dont le succès exige du travail, du respect mutuel et un minimum de soutien politique des deux côtés. L’immense majorité de la population espère donc que la ruée des entreprises étrangères permettra des changements plus globaux, mais constate que pour le moment les oppositions restent fortes chez les Gardiens de la révolution, les milices de bassidjis et le Guide qui dénoncent les risques « d’infiltration américaine » par les entreprises et de renforcement de « l’agression culturelle occidentale ».
Dans ses instructions au gouvernement sur le prochain Plan quinquennal débutant en mars 2016, le Guide Ali Khamenei a défini trois objectifs d’excellence en matière de résistance économique, de haute technologie et d’islam. Autrement dit, il attend que l’ouverture politique et économique favorise les transferts de technologie, tout en garantissant les intérêts des entreprises nationales et le respect des règles sociales islamiques. Entre ouverture et résistance, chaque camp a clairement fixé ses objectifs tandis qu’au milieu, le gouvernement « modéré » et surtout pragmatiste de Hassan Rohani s’efforce d’éviter les confrontations et de trouver ses compromis réalisables (le symbole de sa campagne de 2013 était une clé pour ouvrir les portes longtemps verrouillées).
Élections parlementaires sous haute surveillance
Le 26 février 2016, les élections parlementaires et du Conseil des experts chargé de choisir un Guide en cas de disparition de Khamenei, sont une étape stratégique pour confirmer ou rendre plus délicate une ouverture politique et économique qui semble irréversible et qui ne saurait se dérouler sans d’inévitables accidents de parcours. Sur les 12 123 personnes qui se sont portées candidates pour les élections au Parlement (Majles), 10 954 ont été jugées recevables (conditions d’âge, de citoyenneté, de niveau d’études) par le ministère de l’intérieur, cependant le conseil des Gardiens de la Constitution n’a validé que 4 700 personnes, éliminant notamment 99 % des 3 000 candidats soutenus par les Réformateurs qui ne sont plus que 30 alors qu’il y a 290 sièges à pourvoir. L’ayatollah Ahmad Jannati qui préside ce conseil justifie sa décision par la nécessité d’éliminer ceux qui ont soutenu la « sédition », c’est-à-dire ceux qui ont protesté contre la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad en 2009. Le président Rohani et le grand ayatollah Ali Mohammad Dastgheib ont dénoncé une décision qui ne reconnait les droits que de 30 % des citoyens et qui « risque de provoquer un fossé entre le peuple et le Guide ».
En appel, quelques candidats seront sauvés du naufrage mais la messe est dite. Les Réformateurs resteront, comme aujourd’hui, une faible minorité dans le dixième Parlement. Leurs efforts pour assumer leurs responsabilités dans cette nouvelle phase de l’histoire du pays avaient pourtant été efficaces. Les divers mouvements réformateurs, Reconstructeurs (Kargozaran) proches d’Ali-Akbar Rafsandjani, du Front de la participation (Mosharekat) proches de Mohammad Khatami ou les groupes indépendants qui s’étaient rassemblés sous la direction de Mohammad-Réza Aref et cherchent désormais une nouvelle stratégie en soutenant des candidats conservateurs pragmatistes.
Dans le quotidien E’temad du 27 janvier 2016, Ali Soufi, membre du bureau des élections des Réformateurs, a souligné la nécessité politique et médiatique de proposer pour la circonscription de Téhéran (30 sièges à pourvoir) et dans la plupart des autres circonscriptions, une liste complète de candidats réformateurs ou soutenus par ce mouvement. Faute d’être majoritaires les Réformateurs cherchent à s’imposer comme un acteur politique majeur en soutenant des candidats conservateurs acceptables et de faire barrage aux radicaux. Cette recomposition au centre droit pourrait en fait servir la méthode de Hassan Rohani qui a pour ligne de conduite de ne pas se couper du Guide et d’éviter qu’une ouverture trop rapide soutenue par les Réformateurs ne suscite des débordements populaires qui provoqueraient des heurts avec les radicaux, lesquels ont donné à voir leur force et leur moyens d’actions en attaquant l’ambassade saoudienne le 2 janvier, malgré la police.
Le futur Majles sera donc probablement composé majoritairement de conservateurs (osulgaran) qui se déclarent unis (motahed) mais sont en fait très divisés malgré leur attachement aux « principes » (ils sont désignés en anglais comme « principle-ists ») et donc au régime (nezam), c’est-à-dire au principe du Guide (velayat-e faghi) sinon à la personne d’Ali Khamenei. Les plus radicaux d’entre eux appartiennent notamment au Parti de la résistance (Peydari) et s’expriment dans le quotidien Keyhan. Ils estiment que la « résistance » est la seule politique possible pour garder l’identité islamique du pays dans cette nouvelle période d’ouverture internationale. D’autres sont nostalgiques du populisme de Mahmoud Ahmadinejad, toutefois la plupart des conservateurs sont pragmatistes et ont fini par approuver l’accord sur le nucléaire, à l’instigation du président du Majles Ali Larijani. Cette tendance à la fois conservatrice et moderniste inclut également des personnalités prestigieuses, anciens Gardiens de la révolution comme le maire de Téhéran Mohammad Bagher Ghalibaf ou Mohsen Rezaie, secrétaire général du Conseil de discernement de l’intérêt supérieur du régime. D’autres candidats qui se déclarent « indépendants » sont conservateurs, et en fait proches des préoccupations locales. Pour assurer le succès de cette période de transition et sa réélection en 2017, la devise de Rohani semble être « hâtons-nous lentement ».
Pour le conseil des 88 experts, 166 candidats été retenus sur 801, avec dans certaines circonscriptions un seul candidat. Parmi les candidats invalidés on compte Hassan Khomeini, le petit-fils du fondateur de la République islamique, qui n’a jamais caché ses idées progressistes. Ces manipulations électorales vont à l’encontre d’une participation populaire massive à la vie politique et montrent combien la nécessaire et irréversible ouverture économique exigera du temps, du travail et des luttes pour faire évoluer au même rythme le changement social et le changement politique.
Divergences sur le dossier syrien
La plus grande difficulté cachée par le rideau des contrats est bien sûr la Syrie. À terme les objectifs iraniens et français peuvent paraitre identiques : éliminer les forces djihadistes (toutes pour Téhéran, la plupart pour Paris) et mettre en place un pouvoir stable à Damas. Mais, dans la réalité, les deux pays appuient sur le terrain des forces opposées. Dans son conflit global avec l’Arabie saoudite, l’Iran estime que sa sécurité nationale est mise en danger si un pouvoir plus ou moins pro-saoudien se met en place à Damas puis à Bagdad.
Avec l’ouverture des négociations à Genève, l’Iran veut se trouver en position de force politique sinon militaire. Téhéran semble donc limiter son engagement sur le terrain, car il n’en a pas les moyens militaires (en dehors des quelques centaines de conseillers militaires de la Force Qods commandée par le général Ghassem Souleimani) et que l’opinion publique iranienne, mobilisée par l’ouverture économique, est hostile à une guerre sur des terres éloignées. Les nombreux morts parmi les « défenseurs du sanctuaire de Zeynab » (selon la terminologue officielle de Téhéran pour désigner les combats de Syrie) et l’entrée de la Russie dans le conflit ont également joué pour réduire une présence iranienne contestée même parmi les partisans de Bachar Al-Assad, en laissant le terrain aux milices composées notamment d’Afghans hazaras chiites.
Hassan Rohani soutient donc une solution politique pour éviter un conflit sans issue et par procuration qui entrave son programme économique et politique national. Moins attaché à la nécessité de sanctionner un dictateur qu’à la mise en place d’un compromis qui ne laisserait pas le pouvoir aux proches de l’Arabie saoudite, le gouvernement iranien considère, par pragmatisme plus que par idéologie, que le « régime syrien » et son président — qu’il évite de nommer — sont des forces incontournables si l’on veut en priorité éviter la victoire de djihadistes. Mais l’Iran reste prudent. Cette vision du processus de sortie du drame syrien ne correspond pas à celle de la France, comme cela semblait visible dans la conférence de presse des deux présidents.
Ces divergences n’auront pas d’incidence sur la signature de futurs accords, elles pourraient en revanche en avoir sur leur mise en œuvre, et cela d’autant plus que les relations privilégiées de la France avec l’Arabie saoudite et les monarchies pétrolières pourraient également interférer.
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