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Les raids antiterroristes américains au Yémen, une arme aux mains d’Al-Qaida

Le nombre élevé de victimes du raid antiterroriste américain du 1er février au Yémen risque d’aggraver plutôt que d’aider à résoudre un conflit qui est la raison principale de l’expansion d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) dans ce pays dévasté. Sous forme de questions-réponses, April Longley Alley explique pourquoi.

— Le premier raid antiterroriste autorisé par le président américain Donald Trump le 29 janvier 2017 visait Al-Qaida au Yémen. Quel a été le résultat de l’opération, et que sait-on de la stratégie plus générale de la nouvelle administration au Yémen ?

Le raid sur Al-Baïda, un front essentiel dans la guerre civile au Yémen où Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) et son affidé local Ansar al-Charia (AAS) font partie intégrante du conflit, est un bon exemple de ce qu’il ne faut pas faire. La mobilisation de troupes américaines et le nombre élevé de victimes civiles — au moins dix femmes et enfants ont été tués selon des sources locales — sont explosifs et nourrissent le ressentiment à l’égard des États-Unis au sein de la classe politique yéménite, dont AQPA tire profit. Le raid ne tient pas compte du contexte politique local, au détriment d’une stratégie antiterroriste efficace. Les membres de tribus visés avaient des liens avec AQPA/AAS, mais bon nombre d’entre eux, sinon la plupart, étaient moins motivés par l’agenda international d’AQPA, y compris ses visées sur l’Occident, que par une lutte locale de pouvoir dans laquelle AQPA apparait comme un allié face aux houthistes1 et aux combattants ralliés à l’ancien président Ali Abdallah Saleh.

Au niveau local, le raid ne donne pas seulement du grain à moudre à la rhétorique d’AQPA sur la nécessité de s’opposer par la violence à la prétendue guerre américaine contre les musulmans ; il permet également à AQPA d’accuser les États-Unis de soutenir les forces houthistes et pro-Saleh dans la bataille pour Al-Baïda. Une accusation qui trouvera certainement un écho auprès des anti-houthistes et des anti-Saleh dans ce secteur. C’est ironique, car les États-Unis soutiennent les bombardements saoudiens sur les forces houthistes et pro-Saleh. Il est trop tôt pour déterminer quelle est la stratégie globale — si tant est qu’elle existe — de l’administration Trump au Yémen. En matière d’antiterrorisme, il semble qu’il va poursuivre la politique de son prédécesseur Barack Obama, consistant à avoir largement recours aux drones et aux opérations spéciales. Pourtant, les attaques de drones ont eu des résultats limités et démontré leur propension à provoquer un retour de bâton politique lorsqu’ils font un grand nombre de victimes civiles. Bien que ces attaques aient infligé des revers répétés à AQPA en tuant des dirigeants et des idéologues majeurs, elles n’ont pas réussi à juguler sa croissance rapide — en grande partie parce que les possibilités offertes par la guerre surpassent les pertes.

— À quel point la menace que représente la branche yéménite d’Al-Qaida est-elle sérieuse ?

AQPA est plus puissant que jamais. Alors que l’organisation de l’État islamique (OEI) fait les gros titres dans d’autres parties du Proche-Orient et en Afrique du Nord, au Yémen, Al-Qaida est le modèle de réussite. Au cours de l’échec de la transition politique et de la guerre civile, il a su exploiter l’effondrement de l’État, les alliances changeantes, une économie de guerre florissante et un sectarisme grandissant pour élargir sa base de soutien, défier l’autorité et même, par moments, contrôler des territoires. Il s’est mué en insurrection locale, se mêlant à une opposition « sunnite » plus large face à l’alliance entre houthistes et pro-Saleh, tout en poursuivant une stratégie des petits pas, évitant d’enfreindre brutalement les coutumes locales et travaillant avec les communautés pour améliorer les services et l’efficacité de la justice. AQPA fait partie intégrante d’une économie de guerre qui englobe les diverses factions politiques, y compris les combattants houthistes et pro-Saleh, et a acquis de nouvelles ressources en braquant des banques, en contrôlant le port de Mukalla pendant plus d’un an, en pillant des bases militaires et en obtenant indirectement des armes de la coalition menée par les Saoudiens avec l’appui des États-Unis, qui soutiennent le gouvernement yéménite internationalement reconnu du président Abd Rabbo Mansour Hadi face aux forces houthistes et pro-Saleh.

Bien qu’AQPA ait maintenu une stratégie du « Yémen d’abord » en cherchant à répondre aux doléances locales et en se mêlant des conflits locaux, il continue à poursuivre des objectifs à la fois locaux et mondiaux, appelant à des attaques, surtout de « loups solitaires », contre l’Occident. Le risque réel que représente le groupe pour les États-Unis fait débat, mais une menace persiste à long terme.

— Qui sont les alliés et les adversaires d’AQPA au Yémen ?

Les élites politiques du Yémen ont une longue expérience de collaboration et de cooptation des groupes djihadistes sunnites, y compris AQPA. Cette situation fait obstacle à la lutte contre le groupe, dans la mesure où les élites ont la capacité et parfois un intérêt à l’utiliser pour leur propre bénéfice financier ou politique. Néanmoins, étant donné qu’AQPA et son affidé local AAS sont avant tout des organisations yéménites aux griefs locaux légitimes — déficit de justice, manque de services et d’emploi — il est possible d’affaiblir ses velléités transnationales en répondant à ces préoccupations domestiques.

Tandis que la quasi-totalité des belligérants yéménites et régionaux désigne AQPA et l’OEI comme leurs ennemis, ils ont tous contribué à leur expansion. L’avancée militaire du front houthiste-Saleh dans des zones majoritairement sunnites a offert à AQPA et à l’OEI l’occasion de se mêler à une opposition « sunnite » plus large. Les forces houthistes et pro-Saleh ont une propension contre-productive à faire l’amalgame entre divers adversaires, y compris les séparatistes du Sud, le parti islamiste sunnite Al-Islah, AQPA et l’OEI.

Pour sa part, le front anti-houthiste suit le principe selon lequel « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », ne s’en prenant à AQPA et l’OEI qu’après que les houthistes sont chassés du territoire. La coalition menée par l’Arabie saoudite s’est concentrée en priorité sur l’avancée des forces houthistes et pro-Saleh, considérée comme un élément de l’expansionnisme iranien, permettant ainsi à AQPA de contrôler durablement de vastes territoires et de récolter les avantages financiers correspondants. En avril 2016, les forces des Émirats arabes unis, membres de la coalition, ont délogé AQPA de Mukalla, mais le groupe, loin d’être défait, s’est simplement dispersé dans l’arrière-pays. En attendant, il profite de la prolongation du conflit, en particulier le long de la ligne de front. En résumé, AQPA se trouve dans une situation paradoxale : ennemi de toutes les parties, mais pouvant être considéré comme le principal bénéficiaire de la guerre.

— La semaine dernière, l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, Ismaïl Ould Cheikh Ahmed a fait un bref exposé au Conseil de Sécurité et recommandé la mise en place immédiate d’un cessez-le-feu. Les parties au conflit sont-elles proches d’un accord pour cesser les hostilités ?

Il est pour le moment peu probable qu’un accord soit conclu, en grande partie parce que la coalition menée par l’Arabie saoudite et le gouvernement du président Hadi semblent déterminés à consolider leur avancée militaire sur le littoral de la mer Rouge avant de reprendre les négociations. En octobre dernier, l’alliance des houthistes et des forces pro-Saleh a accepté de prendre part à des négociations selon les termes du « plan Kerry », qui allie des compromis à la fois politiques et sécuritaires, prévoyant le retrait des forces houthistes et pro-Saleh de la capitale Sanaa, un désarmement par étapes ainsi que la formation d’un gouvernement d’union nationale, dont ces dernières feraient partie. Mais on ne savait pas jusqu’où ils iraient dans le compromis sur les détails du plan de retrait et de désarmement, des considérations importantes aux yeux des Saoudiens et de leurs alliés. En fin de compte, l’intervention de l’ancien secrétaire d’État américain John Kerry s’est révélée insuffisante et trop tardive, tandis que le gouvernement du président Hadi rejetait le plan, signe de sa perception de l’administration Obama comme un canard boiteux, incapable de pousser les Saoudiens à conclure un accord de paix.

Tous les efforts pour relancer les négociations ont indubitablement échoué. Bien que l’ONU demeure un cadre essentiel pour négocier un accord, trois séries de négociations infructueuses et de nombreuses tentatives de cessez-le-feu lui ont fait perdre sa crédibilité auprès de toutes les parties. Il est désormais peu probable que l’ONU parvienne à relancer des négociations sérieuses si les principaux acteurs du conflit ne changent pas d’avis sur ce qui constitue un compromis acceptable.

— Si la perspective d’un accord de paix négocié demeure lointaine, que faire à court terme pour contenir la menace que représentent Al-Qaida et d’autres groupes djihadistes ?

Le moyen le plus efficace d’inverser les gains militaires d’AQPA est de s’attaquer aux conditions qui les ont rendus possibles, en mettant fin à la guerre via un accord politique durable et inclusif. Comme cette perspective reste éloignée, plusieurs mesures pourraient diminuer l’influence du groupe. En ce qui concerne les acteurs étatiques et les groupes qui évoluent dans des zones sous contrôle présent ou passé d’AQPA, comme le gouvernement du président Hadi et les milices qui lui sont associées ainsi que les Émirats arabes unis, ces mesures incluent de :

➞ prioriser la sécurité, l’accès aux services et à la justice, en particulier en établissant un mécanisme de résolution des conflits diligent et transparent ;
➞ distinguer plutôt qu’amalgamer les divers groupes islamistes sunnites ;
➞ utiliser judicieusement les outils militaires et de police tout en respectant les lois et les coutumes locales.

Dans le cas des États-Unis et d’autres gouvernements souhaitant combattre AQPA, il faut être prêt à examiner et à faire pression sur des partenaires locaux et régionaux qui pourraient tolérer, ou même encourager AQPA/AAS pour leur propre bénéfice économique ou politique. Il faut aussi éviter les actions militaires brutales en dehors de toute stratégie politique, comme le raid du 29 janvier sur Al-Baïda, qui risque d’aggraver plutôt que d’atténuer le problème. Le bloc constitué des houthistes et des partisans de Saleh pourrait y contribuer en évitant de nouvelles incursions militaires dans des zones à majorité sunnite, qui ont attisé les tensions confessionnelles et alimenté la propagande d’AQPA et de l’OEI. Tous les belligérants yéménites et régionaux devraient enfin s’abstenir d’affubler leurs adversaires d’étiquettes sectaires grossières.

1Une milice zaydite chiite.

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