De douloureuses réminiscences errent dans les rues d’Al-Qaa, petit village chrétien du nord-est du Liban, à cinq kilomètres de la frontière syrienne. Le 28 juin 1978, le régime syrien enlevait quinze hommes du village et les fusillait de vingt balles sèches qui résonnent encore dans les mémoires.
Bachir Matar, le maire du village, a perdu son oncle et son père dans cette fusillade. Cela a renforcé sa détermination à prendre les armes pour contrer la percée inquiétante des groupes djihadistes comme Al-Nosra ou l’organisation de l’État islamique (OEI). Le 27 juin 2016, à la veille de la commémoration du massacre d’Al-Qaa, une série de huit attentats-suicides a marqué le retour à l’horreur. Une première explosion avait alerté les habitants et sept autres ont suivi sur la place de l’église Mar-Elias. Le bilan fut lourd : cinq tués, vingt-huit blessés.
Ce contexte récent a mis en péril l’équilibre fragile entre réfugiés syriens du camp Masharih Al-Qaa, situé non loin du village, et les habitants de celui-ci. La position géographique d’Al-Qaa ne permet pas d’ignorer les dangers qui pèsent sur ce coin de la Bekaa isolé du reste du pays. Au pied du mont Anti-Liban qui fait office de frontière poreuse avec la Syrie, Qaa est coincé entre Hermel — l’un des fiefs déclarés du Hezbollah chiite libanais — à l’est et Ersal, une localité sunnite qui concentre aussi des zones de tensions, au sud.
Les habitants de Qaa qui ont été accueillis par les Syriens lors des déchainements des bombardements israéliens sur le sud, l’est et le nord du Liban en 2006 estimaient avoir une dette envers eux avant que des kamikazes ne viennent s’insérer dans le flux de réfugiés pour perpétrer un nouveau massacre sur leur sol. Désormais ils sont anxieux et oscillent entre résilience et désirs de vengeance. Tous les villageois de Qaa sont armés et veulent défendre leur terre, conscients de leur précarité topographique, mais convaincus de la nécessité de se battre. En 1943, la Syrie n’a pas réellement reconnu l’indépendance effective du Liban ni le tracé officiel de la frontière. Qaa et ses habitants survivent dans cette incertitude chronique, contraints à la résistance par les circonstances.
Passerelle entre les confessions
C’est ce que l’on ressent après avoir rencontré les femmes de Qaa qui ont perdu un mari ou un fils à cause des attentats. Mourir en martyr signifie : être loyal à sa foi ou à sa cause. Dès lors, on accepte la mort. Mais il y a aussi le martyre dans son acception large, qui fait référence au calvaire du supplicié. Les deux significations sont présentes dans les témoignages recueillis.
Dans leurs mots, la religion est devenue l’unique réceptacle de commémoration, le catalyseur des chances de survie, le sépulcre éternel inscrit dans les cœurs et dans les maisons. La vision de l’homme martyr fait écho à l’homélie de 2014 célébrée à la maison Saint-Marthe du Vatican, au cours de laquelle le pape François fit référence aux premiers martyrs de l’Église de Rome désignés par Néron comme coupables du grand incendie qui ravagea la ville en 64 après Jésus Christ. Lors de ce discours, le souverain pontife ramena le martyre au cœur des faits contemporains : « Aujourd’hui, regardons cette Église de Rome qui grandit, irriguée par le sang des martyrs. Mais il est juste également que nous pensions aux si nombreux martyrs de notre époque qui donnent leur vie pour la foi. » Un sermon qui s’achevait sur une préconisation attendue à l’attention des chrétiens d’Orient « qui doivent fuir les persécutions ».
Ainsi, la réalité dans toute sa violence est venue parfois s’insérer au cœur de la piété. Qaa en est un exemple. Les fêtes religieuses ont été suspendues quatre années durant pour des raisons de sécurité. À l’été 2017, la fête de l’Assomption a été célébrée sur l’insistance des villageois, et revendiquée comme un acte d’insoumission. La figure de la Vierge Marie les a rassemblés en tant que communauté et lignée de croyants. À la mi-décembre 2017, le passage frontalier d’Al-Qaa a été rouvert, permettant le retour en Syrie par la ville de Homs située à une cinquantaine de kilomètres du village. Malgré ces signes d’amélioration et la victoire autoproclamée de l’armée libanaise sur les groupes djihadistes, le deuil n’est pas arrivé à son terme. La martyrologie permet d’éluder des bribes de douleur et d’ouvrir un espace de dialogue avec les vivants.
Si l’Occident a tendance à accoler le terme de martyr à la religion musulmane, il est tout autant utilisé dans la foi chrétienne. Les femmes de Qaa donnent au martyr une vocation universelle : celle de mourir pour une cause revendiquée. Tandis qu’avec les percées chaotiques de l’OEI en Europe le mot s’est mué en une pathologie psychiatrique, en Orient, entre débat théologique et philosophique, le martyr désigne une figure multidimensionnelle. Il est tout à la fois un combattant dont la mémoire est dissoute dans l’omniscient qu’un exemple à suivre pour les générations futures. Le martyre est une allégorie complexe, synonyme de grandeur comme de décadence, qui traverse les confessions. Le Liban est le territoire d’un échantillonnage inconscient de ces intrications multiples. À travers lui, des chrétiens du nord aux chiites du sud, une passerelle inattendue se dessine entre les confessions.
« Faire perdurer la mémoire »
Amalia se souvient du 27 juin 2016. Elle raconte laconiquement la nuit du drame dont la date est « gravée dans le cœur des habitants d’Al-Qaa et du Liban ». Son mari s’était levé pour s’empresser d’aller voir ce qui se passait et pour venir en aide aux victimes. Un kamikaze l’a enlacé avant d’activer sa ceinture. Depuis, Amalia a créé un autel sur sa terrasse en mémoire de son défunt mari. Elle montre son portable cassé et son portefeuille, reliquat du quotidien abîmé par les événements, mais toujours à portée de main. Amalia a aussi perdu le père de ses trois enfants. Les mots du réel ne suffisent pas et le dicton vient remplacer l’indicible : « Si la mère est la douceur, le père est la sécurité ». Elle exprime l’entièreté des responsabilités qui lui incombent désormais, sa solitude depuis la perte de l’homme qui est « les trois quarts de la vie ». Avant d’ajouter que ses enfants « sont dans un besoin terrible d’une figure paternelle », et de marquer une pause. « Ne soyez pas surpris si je pleure, c’est ce que je suis maintenant ».
Dans le salon trône une photo d’elle et de son mari où elle est lourdement parée, maquillée et coiffée. C’est l’occasion pour elle de pointer la détérioration de son état : sa perte de poids spectaculaire de 120 à 85 kilos et la perte de sa féminité, car son « âme sœur » est partie et qu’il n’y a « plus personne qui vous attend et pour qui vous apprêter ». Encore une fois, au centre du discours, émerge une sorte de résilience comme un état permanent d’éventualités qui permet d’y puiser la force : « Je sens maintenant que je dois assurer la sécurité et la protection de mes enfants. J’aime dorénavant observer ce que font les hommes, comment ils gagnent de l’argent, ou comment ils communiquent avec leurs enfants. Il faut apprendre de l’expérience des uns et des autres ».
Le rituel participe aussi de la force déployée pour faire face. Amalia va à l’église chaque semaine, « qu’importe ce qui se passe » pour « faire perdurer et maintenir la mémoire ».
Honorer les martyrs implique un rôle au sein de la communauté chrétienne de Qaa. La fierté et le récit permettent de s’accoutumer au basculement de la vie. Amalia finit par parler de son fils de 18 ans. Chaque jour, il guette avec des jumelles le moindre mouvement anormal, comme pour entretenir la raison de la guerre qui lui a enlevé son père. Visage recouvert d’un accoutrement effrayant, arme à la main, il entretient le mythe de l’action comme une parade pour rassurer sa famille.
Ici, l’hommage au martyr renvoie à l’endurance et à l’autonomisation des femmes. Il ne l’éloigne aucunement du réel, mais bien au contraire l’y confronte.
« Renforcer la foi des vivants »
Farah, quant à elle, ne retourne pas sur les lieux de l’attentat ni à l’église. Elle a une voix très faible ; il faut se pencher pour l’écouter. Son histoire ressemble à celle d’Amalia ; d’ailleurs, elles habitent très près l’une de l’autre. Chez Farah, c’est le fronton de son habitation sommaire qui accueille le portrait du défunt, exposé aux yeux des passants. Intrigué par les bruits des explosions, le mari de Farah pensait que c’était des jeunes malveillants qui jetaient des pétards. Il a pris le volant de son ambulance et s’est rendu sur les lieux de sa fin. Farah confie sa douleur immense : « J’étais tellement sous le choc que j’avais l’impression d’avoir avalé ma langue. »
Encore une fois, ce qui est survenu a consolidé ses certitudes et renforcé sa foi. Elle ajoute : « D’autant plus depuis que mon mari est mort en martyr. »
Les grandes notions comme le destin ou le Paradis deviennent des exutoires utiles. Le poème que le fils aîné de Farah a écrit lors de la mort de son père élève son martyre en modèle de dévotion et laisse transparaître le fatum que comporte ce titre honorifique.
Ô mon père, tu es parti si tôt
Car tu as sauvé les gens de l’explosion
Le pitoyable terrorisme t’a emporté
Et mourir en martyr était ta destinée.
Antoinette a une histoire différente. D’abord, c’est son fils qui est mort dans un attentat-suicide. Ensuite, ce n’était pas à Qaa, mais à Saïda (sud-ouest du Liban). Le jeune homme est devenu un héros national en se jetant sur le kamikaze qui allait se faire exploser à hauteur d’un checkpoint militaire. Ce n’était pas l’OEI ni le front Al-Nosra, mais des partisans du cheik sunnite Ahmad Al-Assir en lutte contre la présence du Hezbollah au Liban. Dans une campagne d’affirmation de leur projet politique et militaire, le parti du cheikh (« Les phalanges de la résistance ») créé début 2013 a lancé une série d’offensives sur les checkpoints de l’armée. Le fils d’Antoinette a fait partie des victimes. La femme et le petit garçon du défunt sont maintenant venus habiter chez elle, dans cet appartement aux allures de mausolée dédié au fils vénéré.
Antoinette a une démarche tout aussi pieuse que les autres femmes, mais semble plus militante. Elle vient d’une lignée de femmes impliquées dans les guerres du Liban. Elle-même est restée pendant la guerre civile pour aider les soldats qui partaient au front. En 1978, lors de l’invasion syrienne et du massacre perpétré, sa mère était présente. Elle en est une des rescapées.
Ce qui surprend au sein de la famille d’Antoinette, ce sont les contradictions qui règnent autour de la parole. Son jeune fils « n’est pas vraiment au courant » de la mort de son père. Pourtant, il assiste au bal des journalistes, des interprètes, des photographes. Plus encore, il revêt un accoutrement de soldat lors des jours de commémoration. Le mimétisme du père, la filiation du combat pour la patrie libanaise, le porte-drapeau miniature de l’histoire du Liban, entretiennent le mythe pour supporter la réalité.
En filigrane, le martyre est un mémento contre l’oubli. Chacun apporte sa pierre à l’édifice d’une narration informelle du Liban. Finalement, ce qui unit les histoires des martyrs chrétiens ou musulmans, c’est la nécessité de donner un sens à la mort. Que le référent soit religieux, politique ou symbolique, la martyrologie fait partie de la phase de réhabilitation, de mythification et de ritualisation d’un individu, d’une famille ou d’une société face aux épreuves traversées. C’est sans conteste un lien fortuit entre les communautés malgré leur apparent éloignement.
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