À l’accession de Michel Aoun à la présidence du Liban en 2016, le défi est d’éviter l’effondrement qui se profile à l’horizon. En l’absence d’une stratégie libanaise autonome, la seule option envisagée est celle d’un soutien international. Il faut donc regrouper des donateurs et des bailleurs de fonds autour d’une conférence multilatérale. Mais personne n’est prêt à financer un système corrompu. Face à cette réticence, la France, qui a pris le chef de file des démarches internationales en faveur du Liban, fait comprendre aux dirigeants du pays que, pour convaincre les acteurs internationaux et assurer l’efficacité des aides, une condition sine qua non doit être remplie : le gouvernement doit mener des réformes politiques, administratives et économiques structurelles et globales, afin de rétablir la confiance internationale dans le système libanais.
Or à ce moment-là, les Saoudiens, n’appréciant pas l’indulgence du premier ministre Saad Hariri vis-à-vis du Hezbollah, le convoquent le 3 novembre 2017 à Riyad pour le forcer à annoncer sa démission, avant de l’arrêter. L’implication personnelle du président français Emmanuel Macron, soutenu par les Américains, permet de circonscrire cette tentative susceptible de provoquer le retour à la violence. Macron lui-même le confirme en déclarant sur BFM TV le 25 mai 2018 : « si la France n’avait pas été là, il y aurait peut-être aujourd’hui la guerre au Liban ». De même, si les États-Unis souhaitent que Hariri mène une politique d’affrontement face au Hezbollah, ils refusent de dédouaner l’entreprise saoudienne, ne souhaitant pas que le Liban se transforme en terrain de conflits par procuration. Cette convergence franco-américaine facilite une sortie de crise proposée par Macron : le 15 novembre 2017, ce dernier invite Hariri à se rendre en France trois jours plus tard avant de retourner au Liban et reprendre son poste.
Limiter l’influence du Hezbollah
Des avancées concrètes doivent toutefois être réalisées par le gouvernement Hariri en matière de lutte contre la corruption et pour garantir la transparence totale dans la gestion des affaires publiques. Telle est la position française, mais aussi américaine, vis-à-vis du Liban lors de la Conférence économique pour le développement, par les réformes et avec les entreprises (Cedre), tenue le 6 avril 2018 à Paris. En échange, les acteurs internationaux promettent près de 11 milliards de dollars (10,20 milliards d’euros). En vain.
Durant cette année-là et la suivante, la France mène une sorte de campagne diplomatique pour faire comprendre aux dirigeants libanais que, d’abord, ils n’ont pas « le luxe du temps », puisque la situation économique et financière locale se révèle déjà intenable ; ensuite, qu’ils ne peuvent échapper au respect strict des conditions de la Cedre et que le déblocage des fonds dépend de la mise en œuvre des réformes. Tout comme les Français, les Américains insistent auprès de leurs interlocuteurs libanais sur l’indispensabilité des réformes. Mais ils agissent de manière à politiser le processus Cedre en liant la lutte anticorruption à celle contre le financement du Hezbollah et son influence au Liban. Leur source d’inquiétude principale est celle d’un détournement de fonds publics1 par le biais des postes occupés par ses ministres, ce qui lui permet d’obtenir des « gains financiers illicites »2. Cette attitude défendue farouchement par l’administration du président Donald Trump (2017-2021) est à l’origine d’une divergence franco-américaine.
Paris continue en effet de reconnaître le Hezbollah comme représentant légitime d’une partie des Libanais. Quant à son désarmement, s’il est en effet un objectif, il ne doit toutefois pas déstabiliser le pays, d’où la nécessité du dialogue, et l’insistance française à faire « le distinguo »3 entre la branche militaire qu’elle qualifie de terroriste, et la branche politique. La France s’oppose ainsi à l’administration américaine qui s’est engagée dans une politique de « pression maximale » contre l’Iran et son allié libanais.
Cette volonté américaine ne date pas d’hier : des subventions de plusieurs millions de dollars sont régulièrement proposées à toute personne qui fournirait des informations aidant à arrêter des cadres recherchés du parti pro-iranien. Washington reconduit chaque année la loi du 1er août 2007 sur le blocage des biens des personnes qui sapent la souveraineté du Liban ou son processus et ses institutions démocratiques (Executive Order 13441). Sous l’administration Obama, les États-Unis durcissent les sanctions visant directement les réseaux du financement du Hezbollah, lui interdisant tout accès au système financier américain en adoptant en 2015 la loi Hifpa (Hizballah International Financing Prevention Act). Mais l’offensive s’accentue sous l’administration Trump qui a renforcé cette loi en 2018 pour obliger les banques libanaises à respecter les normes américaines, de manière à empêcher l’accès du Hezbollah au système bancaire local et international, sous peine de s’exposer aux sanctions. Officiellement, en tant que membre du Middle East and North Africa Financial Action Task Force (Menafatf), le Liban ne peut que remplir les conditions imposées par Washington. D’où la coopération de la Banque centrale avec les autorités financières américaines dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, qui vise des réseaux comme Al-Qaida, l’organisation de l’État islamique (OEI), mais aussi le Hezbollah. En outre, pour éviter des mesures coercitives, les institutions étatiques libanaises comme les municipalités devraient cesser de travailler avec des associations sociales ou des entreprises de construction fonctionnant directement ou indirectement pour le compte du Hezbollah.
Si ces mesures ont affecté les capacités financières du Hezbollah, elles sont aussi contre-productives pour le Liban, bien que les Américains affirment vouloir éviter les victimes collatérales. On peut légitimement s’interroger sur le lien de causalité entre cette politique et l’effondrement économique et financier que connaît le pays dès l’automne 2019.
« Une des crises les plus sévères depuis le XIXe siècle »
La situation s’envenime à partir du 17 octobre 2019, date de l’éclatement d’une révolte populaire inédite contre la corruption endémique de la classe politique. Le gouvernement Hariri tombe 11 jours plus tard. Mais au lieu d’un nouveau gouvernement technocrate et indépendant des forces traditionnelles, conformément à la revendication des manifestants, c’est un gouvernement monolithique soumis au Hezbollah et à ses alliés de la majorité parlementaire de 2018 qui se met en place. Le parti chiite perçoit l’idée d’un gouvernement indépendant comme une manœuvre visant à l’exclure du pouvoir exécutif, selon les vœux de Washington.
Mais le nouveau cabinet échoue à freiner l’effondrement. Il démissionne à la suite de l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, et le blocage politique entrave pour plus d’un an la formation d’un nouveau gouvernement. La Banque mondiale parle alors de l’une des trois crises financières mondiales « les plus sévères depuis le milieu du XIXe siècle ». L’accord avec le Fonds monétaire international (FMI) peine quant à lui à aboutir.
Depuis, les mises en garde françaises et américaines contre l’inaction se succèdent, mais la passivité de la classe dirigeante libanaise persiste. Dans le sillage de la crise du Covid-19 et de l’explosion du port, le besoin de répondre aux urgences humanitaires, sanitaires et sociales s’impose comme une priorité. La tâche est assumée par la France qui organise en 2020 et 2021 trois conférences internationales destinées à aider directement la population libanaise.
Mais Paris ne se contente pas de l’aspect humanitaire. Une initiative politique est lancée par Emmanuel Macron juste après l’explosion du port, demandant la formation d’un « gouvernement de mission », de spécialistes indépendants. Mais la caste politique a su faire échouer cette initiative au profit du « business as usual », au risque de provoquer l’effondrement total de l’État. Un scénario-catastrophe pour les Occidentaux qui ne souhaitent pas affronter une nouvelle crise migratoire, et encore moins une instabilité sécuritaire à l’est de la Méditerranée.
Se répartir les tâches
Dans un premier temps, les sanctions américaines contre des dirigeants politiques libanais corrompus visent en novembre 2020, soit à la fin du mandat Trump, des personnalités alliées du Hezbollah comme le leader chrétien Gebran Bassil, gendre du président Aoun. Cette décision irrite la France qui doute de son efficacité, alors qu’elle tente de faire réussir sa propre initiative. Mais avec l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden début 2021, Paris et Washington commencent à renforcer leur coopération sur ce dossier.
Les mesures coercitives visent désormais les affairistes, même les pro-occidentaux. En octobre 2021, Washington impose des sanctions à deux entrepreneurs, Jihad El-Arab et Dany Khoury, le premier proche de Saad Hariri, le second de Gebran Bassil. Quant à la France, elle brandit toujours l’option des sanctions, mais elle se contente en avril 2021 de prendre des « mesures restrictives » contre des personnalités libanaises, sans mentionner leurs identités.
La coopération franco-américaine se concrétise par des démarches diplomatiques conjointes incluant d’autres acteurs, comme l’Arabie saoudite. Paris et Washington comprennent bien que sans les pays du Golfe, le plan de sauvetage économique n’est pas envisageable. C’est pourquoi les deux ambassadrices française et américaine à Beyrouth, Anne Grillo et Dorothy Shea, se rendent ensemble en Arabie saoudite en juillet 2021. Mais Riyad ne s’implique pas au-delà de la gestion de l’urgence humanitaire. Ce désengagement politique saoudien qui contribue à l’affaiblissement du leadership politique sunnite libanais incarné par Saad Hariri persiste, quitte à faire le jeu du Hezbollah4. Devant la crise diplomatique qui s’annonce entre Riyad et Beyrouth à l’automne 2021 à la suite des déclarations d’un ministre libanais critiquant le rôle saoudien dans la guerre du Yémen, Washington et Paris prônent encore une fois le calme, et désapprouvent les mesures coercitives saoudiennes susceptibles de déstabiliser davantage le Liban. Parallèlement, ils maintiennent leur appui au gouvernement du magnat Najib Mikati, formé en septembre 2021.
Les États-Unis et la France semblent se répartir les tâches. Washington œuvre depuis l’été 2021 à mettre en place un projet d’acheminement du gaz égyptien et de l’électricité produite en Jordanie vers le Liban, à travers le territoire syrien. Mais la concrétisation de ce projet dépend avant tout des réformes du secteur d’électricité libanais. Quant à Paris, elle lance un programme d’aide humanitaire en collaboration avec l’Arabie saoudite à partir d’avril 2022.
Un accord avec Israël
En outre, après une décennie d’efforts, la médiation américaine arrache un accord libano-israélien sur la délimitation des frontières maritimes. Le forcing diplomatique de l’envoyé américain Amos Hochstein a finalement contribué, avant la fin du mandat Aoun en octobre 2022, au partage de la zone pétrolière et gazière disputée. Si le rôle américain est crucial dans le règlement de ce conflit frontalier du fait des liens étroits entre Washington et Tel-Aviv, la France n’était pas non plus absente. Emmanuel Macron affirme qu’elle a assumé aussi « sa part de travail pour faciliter une issue en lien avec le médiateur américain »5. Mais ce sont surtout ses intérêts vitaux qu’elle garde : le groupe pétrolier Total Énergies qui a joué un rôle catalyseur pour parvenir à l’accord serait un grand investisseur des champs gaziers libanais.
Un autre domaine de coopération concerne le soutien à l’armée libanaise, afin de renforcer ses capacités défensives et offensives, que ce soit en lien avec la sécurité au Liban ou face au terrorisme islamiste international. En 2017, la victoire de cette armée contre les groupes djihadistes qui se sont installés à l’est du Liban dans le contexte du conflit syrien a marqué un succès indirect pour Paris et Washington, puisque c’est grâce à leurs expertises et leurs équipements que les soldats libanais ont remporté cette bataille.
L’affirmation du rôle de l’armée encourage la communauté internationale à aller plus loin dans le soutien qu’elle lui accorde. C’est dans cette perspective que Paris et Washington poursuivent leur coopération bilatérale avec Beyrouth. Dans le cadre d’un effort multilatéral, les deux pays occidentaux contribuent au succès de la conférence dite « Rome 2 », tenue le 15 mars 2018 (« Rome 1 » s’était tenue le 17 septembre 2014) et destinée à renforcer les aides internationales aux institutions sécuritaires libanaises. À l’heure de l’effondrement, la stabilité de l’armée et de l’ensemble des services de sécurité devient une ligne rouge pour Paris et Washington. D’où l’élargissement du soutien avec l’établissement d’un mécanisme de financement direct. Une conférence internationale de soutien à l’armée est organisée en visioconférence par la France en juin 2021.
Deux motivations principales justifient cette action concertée : permettre aux forces militaires et sécuritaires libanaise de continuer à assumer leurs missions de base, et éviter le scénario de leur effondrement, car un tel scénario ferait le jeu du Hezbollah et risquerait d’aboutir à la multiplication d’organisations paramilitaires. Sans oublier la situation dans le Sud-Liban où la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) assume, non sans difficulté, une mission de maintien de paix avec l’assistance de l’armée libanaise. Mais l’objectif de mise en place d’une stratégie de défense nationale prévoyant le désarmement du Hezbollah et refaisant de la décision de paix et de guerre le domaine réservé de l’État libanais semble reportée sine die.
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1Déclaration du porte-parole adjoint du département d’État, Robert Palladinon, sur la formation d’un nouveau gouvernement au Liban, 1er février 2019.
2Déclaration de la conseillère adjointe de la sécurité nationale à la Maison Blanche chargée du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, Victoria Coates, 13 février 2019.
3Déclaration du président Macron lors de la réunion du Groupe international de soutien au Liban à Paris, le 8 décembre 2017.
4Nabil El-Khoury, « Le Liban, terre d’affrontement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran », Politique étrangère, vol. no. 3, 2022 ; p. 177-187.
5Entretien avec Élie Masboungi, L’Orient-Le Jour, 3 août 2022.