Crise politique

Liban. Le bateau coule, les querelles continuent

Huit mois après l’explosion du port de Beyrouth et la démission du cabinet d’Hassan Diab et six mois après que Saad Hariri a été invité à en former un nouveau, le Liban est toujours sans gouvernement, alors que le pays s’enfonce encore plus dans la crise.

Beyrouth, 16 octobre 2020. Des activistes mettent en place devant le port dévasté un monument métallique sur lequel est inscrit « 17 octobre », date du début du mouvement de protestation antigouvernemental
Joseph Eid/AFP

Aujourd’hui, on compare souvent le Liban au Titanic, le plus grand navire du monde à l’époque qui, au quatrième jour de sa première traversée, a heurté un iceberg et coulé le 15 avril 1912, entraînant la perte de plus de 1500 vies. Le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a été l’un des premiers à s’emparer du thème. « Le Liban, c’est le Titanic sans l’orchestre », a-t-il déclaré en décembre 2020, en référence à l’histoire de l’orchestre du bord qui jouait des airs joyeux pendant que le navire s’enfonçait lentement dans les eaux glacées.

Plus récemment, juste avant le 109e anniversaire de cette catastrophe, l’inamovible président du Parlement libanais Nabih Berri a repris cette image. « Le pays tout entier est en danger, le pays tout entier est le Titanic. Il est temps de nous réveiller tous, car à la fin, si le navire coule, personne ne survivra. » Pourtant, malgré ces avertissements et les preuves de plus en plus nombreuses de l’imminence du désastre, la demi-douzaine (à peu près) de chefs de factions confessionnelles du pays a continué à se comporter comme si tout était normal. Pour pousser plus loin la métaphore du Titanic, ils discutent du nombre d’invités et de leur place à la table des officiers, alors que les cuisiniers baignent déjà jusqu’à la taille dans l’eau glacée.

Négociations dans l’impasse

Au cœur du blocage se trouve l’impasse entre le président Michel Aoun, un chrétien maronite, et le premier ministre désigné Saad Hariri, musulman sunnite, qui se sont obstinés à s’affronter sur le nombre de ministres que devrait compter le nouveau gouvernement et sur la personne qui devrait les nommer. Alors que selon la formule convenue en octobre 2020 par toutes les factions avec le président français Emmanuel Macron, le gouvernement est censé se composer de technocrates qualifiés, non affiliés aux partis politiques.

Il est clair que les chefs de faction continuent d’insister pour que les ministres, technocrates ou membres des partis, soient redevables de leurs nominations aux barons politiques. Les parrains de la politique libanaise craignent en effet la mise en place d’un gouvernement qu’ils ne pourraient pas contrôler, et dont la raison d’être serait de mettre en œuvre le programme de réformes convenu avec Macron, et fermement soutenu par le Fonds monétaire international (FMI) et d’autres organismes.

Il y a eu un mince espoir avant une 18e rencontre entre Aoun et Hariri, le 22 mars, dont on attendait qu’elle puisse enfin produire un accord sur une formule. Énormément d’efforts et de contacts politiques et diplomatiques avaient été déployés pour préparer cette réunion. Aoun était censé renoncer à conserver un « tiers de blocage » — le contrôle d’un tiers des portefeuilles ministériels plus un ministre supplémentaire, pour lui donner un droit de veto sur tout ce qui ne lui convenait pas. Hariri, pour sa part, avait apparemment renoncé à exiger un gouvernement de seulement 18 ministres. Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah avait indiqué qu’il accepterait tout ce sur quoi ils se mettraient d’accord, même s’il préférait un gouvernement plus politique qui aurait le poids nécessaire pour faire passer des mesures impopulaires, telles que la suppression des subventions sur les produits de base comme la farine, le carburant et les médicaments.

Mais la rencontre a échoué de manière spectaculaire, entraînant un étalage public de récriminations violentes. Hariri a publié la liste des 18 candidats aux postes de ministre qu’il avait proposée en décembre. Aoun a répliqué que Hariri devait se retirer s’il ne pouvait pas être à la hauteur de son poste. Ce dernier a rétorqué qu’une élection présidentielle anticipée devrait être organisée si Aoun était incapable de constituer un gouvernement.

La banque centrale dans le collimateur

Le jeu des dénonciations s’est amplifié, Aoun accusant la Banque du Liban (BDL), son gouverneur Riad Salameh et les banques en général d’être responsables de la crise financière qui a ruiné le pays et fait chuter la monnaieà 10 % à peine de sa valeur par rapport au dollar. L’Association des banquiers a rétorqué que c’étaient les politiciens corrompus qui avaient coulé le pays en empruntant de vastes sommes d’argent à des taux d’intérêt ridicules à la BDL. Sur l’insistance d’Aoun, un audit juridique — au parcours difficile — de la BDL par la société Alvarez and Marshal, basée à New York, est à nouveau en cours après que le Parlement a adopté un projet de loi suspendant le secret bancaire, ce qui pourrait déboucher sur des révélations politiquement embarrassantes.

Cette impasse, ce pinaillage et cette intransigeance ahurissants ont suscité de nombreuses dénonciations de la classe politique libanaise par un « monde extérieur » consterné, Français en tête, dont l’initiative reste la seule en lice malgré ses ratés. Sur le terrain, les ambassadeurs des États-Unis, de la France et de l’Arabie saoudite se sont joints à une flopée de visites aux parrains politiques querelleurs. On a vu aussi une délégation de la Ligue arabe, le ministre égyptien des affaires étrangères et une équipe iranienne dirigée par Hamid Shahriari, un religieux proche du Guide suprême. Tous ont montré la même exaspération en appelant les dirigeants libanais à se rassembler pour sauver leur pays.

On peut toutefois se demander si tous ces étrangers chantent la même chanson. Au Liban, il y a toujours des facteurs extérieurs en jeu, et les luttes régionales et internationales par procuration ne sont jamais loin de la surface. Grâce à l’alliance du Hezbollah avec le président Aoun et le Courant patriotique libre de son gendre Gebran Bassil, le mouvement chiite et ses soutiens iraniens ont obtenu une participation de contrôle au pouvoir ; ils sont peu enclins à l’abandonner. À l’inverse, certains signes indiquent que Saad Hariri a été encouragé par les dirigeants sunnites de la région, en particulier le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et les Émirats arabes unis, à s’opposer fermement à tout compromis. Conscients que les sunnites sont perdants en Irak et en Syrie, ils veulent faire du Liban un champ de bataille symbolique de la résistance à l’influence iranienne.

Menaces de sanctions inapplicables

Tout le monde sait que le Hezbollah est de loin la force militaire la plus puissante du pays, et nombre de Libanais, en particulier sunnites et chrétiens sont hantés par la crainte de voir le pays entraîné dans l’axe iranien. C’est l’un des motifs de l’initiative lancée par le patriarche maronite, le cardinal Bechara Rai, proposant que le Liban se déclare neutre dans les luttes régionales, ainsi que l’organisation d’une conférence internationale pour confier à l’ONU un rôle dans la conduite des affaires du pays. Pour le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, cela revenait à faire entrer le Liban dans « l’axe américano-israélien » ; mais l’idée n’a pas disparu, Hariri cherchant à obtenir une audience avec le pape en ce mois d’avril, et la Ligue arabe signalant son soutien à la neutralité libanaise.

Un appel téléphonique du président Emmanuel Macron à son homologue égyptien semble avoir décidé Hariri à faire preuve d’une certaine flexibilité. La frustration atteignant son paroxysme, les Français ont également évoqué avec l’Union européenne (UE) l’idée d’imposer des sanctions ciblées (gel des avoirs et des déplacements) contre les dirigeants libanais récalcitrants. Certains d’entre eux ont des maisons et des comptes bancaires à Paris et ailleurs en Europe, et pourraient trouver cela pénible, mais comme l’a dit un observateur bien placé, « la menace de sanctions est importante en tant que menace, mais peu applicable en pratique ». Pour être efficace, elle devrait s’appliquer de manière égale à tous, et le Hezbollah, par exemple, serait beaucoup moins exposé que certains autres acteurs.

Au niveau local, une grande partie de la responsabilité de l’impasse a été attribuée au président Aoun et à son gendre Gebran Bassil, qui a semble-t-il durci sa position depuis qu’il a été l’objet de sanctions américaines en novembre 2020, en raison de la proximité de sa faction avec le Hezbollah. On pense aussi que le président vieillissant (86 ans) veut laisser un héritage politique à son gendre et au mouvement, avec des élections parlementaires l’année prochaine. De nombreux médiateurs en puissance ont évité de rencontrer Bassil. Mais il reste un acteur important. Le président Macron aurait essayé de réunir Bassil et Hariri à Paris pour aplanir leurs divergences, mais Hariri a refusé, et il n’y a pas eu de rencontre. « C’est un cercle vicieux », a déclaré un autre acteur.

La Révolution révolue

Peut-être les dirigeants rapaces se sentent-ils sûrs d’eux parce que la « Révolution », qui a vu en octobre 2019 des centaines de milliers de citoyens de tous bords descendre dans la rue pour les dénoncer en bloc, a fait long feu au bout de quelques mois impressionnants. Maintenant, elle est fragmentéeen un certain nombre de groupes WhatsApp qui espèrent contester les élections l’année prochaine — si elles ont lieu.

Malgré des conditions socio-économiques qui ne cessent de se dégrader, il n’y a aucun signe d’une véritable résurgence de ce mouvement de masse spontané. Alors que la monnaie libanaise s’effondrait à un niveau record par rapport au dollar, il y a eu quelques manifestations de colère et le blocage des routes principales au début du mois de mars, mais elles semblent avoir été largement manipulées par certaines factions politiques (en particulier les Forces libanaises de Samir Geagea) pour faire pression sur les autres, et l’armée a mis fin à ces manifestations.

L’excitation de l’époque révolue de la Révolution a été remplacée par un désespoir maussade, un dégoût et une désillusion. « Il n’y a pas d’avenir, il n’y a pas de sécurité, il n’y a que la misère autour de nous. Et il n’y a pas de lumière, je ne vois pas la lumière au bout du tunnel. Je ne crois pas à une solution pour le Liban dans la structure actuelle, c’est sans espoir », déclare Antoine Al-Khoury, un homme d’affaires qui a soutenu la Révolution et qui envoie maintenant sa famille à l’étranger. « Tous ceux qui valent quelque chose ont quitté le pays, ou sont en route pour le faire », dit un autre. Et l’un de mes voisins commente : « C’est tout ce que nous pouvons espérer maintenant, partir. »

Du pourrissement au chaos

Une grande partie du personnel dont le pays a le plus besoin, notamment les médecins et les infirmières, est partie ou est en train de partir. Ils ne peuvent pas survivre avec un salaire qui a perdu 90 % de sa valeur. Parmi les facteurs qui alimentent le dégoût et la désillusion à l’égard de la classe politique, il y a le fait que l’enquête sur l’explosion du port n’a mené à rien malgré un changement de juges d’instruction. Et tout le monde sait que l’enquête sur le meurtre brutal du militant libéral Lokman Slim le 3 février subira le même sort. Il a été enlevé et tué en « territoire Hezbollah », et sa famille et ses partisans pensent que le parti chiite, qu’il critiquait publiquement est derrière son massacre, malgré les démentis.

Mais les politiciens corrompus pourraient ne pas avoir le luxe du temps. La BDL, dont les coffres sont presque vides, ne pourra continuer à subventionner le carburant, la farine et les médicaments — dont une grande partie est exportée en contrebande vers la Syrie et ailleurs — que pendant deux mois environ. Que se passera-t-il lorsque les subventions seront supprimées ? Selon la Banque mondiale, 55 % des Libanais sont déjà sous le seuil de pauvreté.

On a beaucoup parlé de l’« effondrement » du Liban, mais les pays ne s’effondrent pas comme cela. On va plus probablement assister à un déclin constant vers la pauvreté, le chaos et l’anarchie. « Sans gouvernement crédible, dans quelques mois, les choses iront de mal en pis », commente Ghazi Wazni, ministre des finances du gouvernement intérimaire sortant. « La pauvreté, la misère et le chômage augmenteront encore plus, les prix continueront à grimper et ce sera le chaos. » « Nous n’aurons pas de guerre civile, mais nous aurons une situation de pourrissement engendrant le chaos et les meurtres, des voyous dans les rues, peut-être des attaques contre des personnes ayant de l’argent », précise Walid Joumblatt, qui dirige sa communauté druze minoritaire depuis l’assassinat de son père en 1977.

Des forces de sécurité exsangues

En période de désordre, les gens se tournent vers les hommes en uniforme pour qu’ils tiennent le front, mais leur situation aussi se dégrade. La solde d’un soldat n’est plus que d’environ 60 dollars (50 euros) par mois, et des rumeurs de désertions circulent. Le commandant de l’armée, le général Joseph Aoun, a vivement critiqué les politiciens, affirmant qu’ils avaient créé une situation explosive. « Les soldats, eux aussi, souffrent et ont faim », a-t-il déclaré.

Quant à la police, « les forces de sécurité se vident chaque jour, nous touchons le fond… Je parle de 90 % de nos tâches, nous ne sommes plus en mesure de les accomplir pour protéger le peuple et la nation », dit le ministre de l’intérieur intérimaire Mohammad Fahmy.

Peut-être parce qu’il n’y a pas d’émeutes massives dans les rues — pas encore —, les chefs politiques continuent de se comporter comme s’il n’y avait pas d’urgence à résoudre la crise, bien qu’ils doivent ressentir la pression de leurs propres partisans, qui sont tous à bout de souffle. C’est comme une cocotte-minute dans laquelle la température monte de jour en jour. Personne ne sait de quelle manière et quand cela se produira, mais d’une manière ou d’une autre, l’explosion est certaine.

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