Enquête

Liban. Rafic Hariri, les secrets du banquier diplomate

En construisant à la fin des années 1970 un réseau financier à la confluence des intérêts franco-saoudiens, l’homme d’affaires et ancien premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, a joué un rôle pivot dans la région. Des documents sur la tête de pont de réseaux politico-financiers entre la France, l’Arabie saoudite et le Liban commencent à livrer leurs secrets.

L'image montre une manifestation où plusieurs drapeaux, dont ceux du Liban et de la France, sont visibles. Au centre, il y a un portrait d'un homme, tenant une expression sérieuse, et entouré de personnes tenant des drapeaux. L'atmosphère semble chargée d'émotion et d'engagement.
Paris, 15 mars 2005. Manifestation anti-syrienne au cours de laquelle des Libanais vivant en France brandissent une photo de Rafic Hariri au milieu de drapeaux français et libanais
Joel Saget/AFP

L’effondrement récent du clan Hariri reflète la perte d’influence des réseaux de l’ancien premier ministre Rafic Hariri1 au Liban. Parrain des accords de paix signés à Taëf en 1989, « reconstructeur » de Beyrouth, puis opposant à la présence militaire syrienne, le self-made man originaire de Saïda constituait une pièce centrale de la partie d’échecs transnationale à l’œuvre dans ce petit pays au cœur des principaux enjeux géopolitiques du Moyen-Orient.

Entre 1977, date à laquelle il entre dans les bonnes grâces du prince héritier d’Arabie saoudite et 1983, quand il devient un soutien clé du projet de « pacification » porté par l’État libanais sept ans après l’éclatement de la guerre civile (1975-1991), Rafic Hariri pose les fondations d’un réseau politico-financier transnational qui lui ouvrira, au sortir de la guerre, les portes du pouvoir. Proche des intérêts stratégiques de la diplomatie française et de la faction de Fahd Ben Abdoul Aziz, successivement prince héritier puis roi d’Arabie à partir de juin 1982, ce réseau fait de lui le principal ambassadeur d’un axe franco-saoudien qui devient, à cette période, structurant sur la scène libanaise.

La consultation d’archives inédite jette une lumière neuve sur le parcours d’Hariri. Elle permet de reconsidérer la place des banques dans son ascension politique ainsi que la nature de ses liens avec la France — souvent réduits à sa relation avec l’ancien président Jacques Chirac — tout en envisageant l’homme comme le produit d’un contexte historique particulier : celui des « chocs » pétroliers des années 1970 qui bouleversent l’équilibre des puissances au Proche-Orient.

La France lorgne vers l’Arabie saoudite

En 1973, les pays producteurs de pétrole font pour la première fois de leur mainmise sur les prix de l’énergie une arme de négociation à l’encontre des pays occidentaux. Le royaume d’Arabie s’affirme comme incontournable aux yeux de la communauté internationale en général et de la diplomatie française en particulier. La France veut renforcer des relations encore lâches avec une monarchie arabe qui, au tournant des années 1970, est l’une des pierres angulaires de ses approvisionnements en pétrole. L’approfondissement de la « coopération économique bilatérale » constitue un moyen d’accompagner l’expansion des entreprises françaises au Proche-Orient tout en servant cet objectif stratégique de premier plan2. En cette période de tafra3, les capitaux tirés de l’« or noir » permettent aux élites du pays de soutenir une modernisation inédite de leur territoire. Le secteur des travaux publics (BTP) saoudien, et plus particulièrement celui des chantiers royaux s’affirme comme prometteur.

Au début 1979, deux ans après avoir introduit la firme française Oger sur le marché naissant de l’Arabie saoudite et permis la mise en place de la joint venture Saudi Oger, Rafic Hariri devient l’actionnaire majoritaire de cette entreprise conjointe. Contrôlée par un homme d’affaires saoudien proche du prince Fahd Ben Abdoul Aziz, qui joue un rôle de premier plan dans l’adjudication des chantiers royaux, la firme obtient un véritable monopole sur la construction des palais en Arabie. Elle s’impose, de ce fait, comme l’une des pièces cardinales de la diplomatie économique française dans le pays. Principal architecte de cette opération, Rafic Hariri. Ce rapprochement franco-saoudien joue en faveur d’un alignement diplomatique croissant des deux pays au Proche-Orient, notamment sur le dossier libanais.

Grâce à ses nouvelles activités de chef d’entreprise proche des notables gravitant autour du prince Fahd et lié aux intérêts de la France, il tisse dès la fin des années 1970, en parallèle de son réseau diplomatique et industriel, un réseau bancaire qui lui permet de renforcer ses liens avec les cercles financiers français et saoudiens, tout en rentrant dans l’arène libanaise.

De puissants alliés dans le système bancaire saoudien

Fort de son nouveau statut, Rafic Hariri approfondit ses liens avec les milieux bancaires d’Arabie saoudite, faisant converger ses intérêts avec ceux d’hommes d’affaires liés au clan royal. Il tisse une relation suivie avec l’Arab Bank qui lui octroie, pour ses chantiers, des avances de plusieurs centaines de millions de dollars. La maison mère jordanienne de l’Arab Bank est contrôlée à hauteur de 30 % par la National Commercial Bank (NCB) des Ben Mahfouz, principale famille d’entrepreneurs bancaires du royaume saoudien.

Cette même année 1979, Rafic Hariri lance au Liban la Banque saoudo-libanaise (SLB), dont il est l’actionnaire majoritaire. Le banquier Abdallah Bahamdane, lui aussi membre éminent du conseil d’administration de la SLB, a, quant à lui, été impliqué dans le développement de la NCB avant de se lancer dans l’aventure libanaise avec son partenaire Hariri. Cet autre proche du clan royal au pouvoir, intégré aux milieux bancaires d’Arabie, manifeste la proximité de la SLB avec le pouvoir saoudien et plus généralement celle des réseaux financiers au sein desquels se positionne Hariri lorsqu’il se met à investir au Liban.

C’est en France que la SLB ouvre l’une de ses premières succursales. Paris concentre alors la majorité des intérêts bancaires libanais à l’étranger et l’interpénétration des intérêts financiers franco-libanais constitue un fait structurel au moins depuis la période coloniale. Des établissements comme la Banque de la Méditerranée (BM), fondée au moment du mandat et bien implantée sur la place parisienne, sont le résultat de cette proximité historique.

Les étroites relations de l’homme d’affaires Taha Mikati — frère de l’actuel premier ministre sortant — associé de la première heure d’Hariri dans l’aventure de la SLB avec cet établissement dont il est membre du conseil d’administration4 indiquent une polarisation française du réseau financier qui se structure autour de Rafic Hariri à la fin des années 1970. En 1981, ce tropisme se renforce lorsqu’il entame la prise de contrôle, achevée début 1983, du Méditerranée Investors Group (MIG) détenteur de la BM

Ce rachat lui permet d’approfondir son implantation en France. Il hérite à cette occasion du réseau de la BM, particulièrement puissant sur la place parisienne. Elle est, à ce moment, le deuxième établissement libanais de crédits le mieux implanté à Paris.

Hariri profite aussi de cette opération pour placer son ami d’enfance de Sidon Fouad Siniora à la vice-présidence du groupe Méditerranée. Ancien président de la Commission libanaise de contrôle des banques (CCB), cet homme est l’un des banquiers les plus respectés de la place beyrouthine. Au début des années 1980, alors que Rafic Hariri est encore largement inconnu du grand public, ses réseaux bancaires lui permettent de bâtir un empire financier à cheval entre la France et l’Arabie saoudite. Ceci ne fait pas seulement de lui une pièce centrale de l’intrication croissante des intérêts financiers entre les deux pays à partir des années 1970. Ces réseaux financiers donnent aussi accès aux cercles fermés et influents des élites libanaises contrôlant le secteur des crédits.

La banque, clé vers l’État et la reconstruction

L’intégration d’Hariri à ces cercles est une étape importante de son ascension politique au Liban. Le secteur bancaire, premier pilier économique du pays depuis les années 1960, se trouve au cœur des dynamiques politiques. Pendant la guerre civile, la reconstruction occupe l’esprit des hommes d’affaires politiciens, et il s’agit d’en financer les chantiers. Dès le début du conflit, le gouvernement libanais avait fait de cet horizon une priorité politique, ce qui avait abouti à la création de structures, comme le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) et la Banque de l’habitat, censées planifier les chantiers et réunir les fonds nécessaires à leur réalisation.

Au début des années 1980, le pays est de nouveau livré au feu et à la mitraille. Et le réseau libanais de Rafic Hariri s’étend à ces organismes publics et financiers impliqués dans la reconstruction. Lorsque Hariri crée la SLB en 1979, il choisit pour la présider Sabbah Al-Hajj, ingénieur, mais surtout vice-président du CDR.

Cette entrée dans le cercle fermé des élites étatiques et financières libanaises met aussi Rafic Hariri en position de défendre les intérêts des acteurs transnationaux dont il s’est rapproché grâce à ses affaires dans la finance et le BTP.

Modélisation simplifiée du réseau bancaire gravitant autour de la Banque saoudo-libanaise suite au remaniement de mai 1981
Modélisation simplifiée du réseau bancaire gravitant autour de la Banque saoudo-libanaise suite au remaniement de mai 1981
© Samir Legrand

Les nouveaux piliers du capitalisme arabe

À partir de 1973, l’explosion des profits liés à la vente de l’or noir et l’investissement progressif de ces revenus dans le système financier international permettent aux élites financières du Golfe de devenir les principaux piliers d’un capitalisme arabe centré sur la péninsule Arabique. Si des places comme Bahreïn imposent une concurrence sérieuse au marché beyrouthin déjà fragilisé par la guerre, les banques de l’ancienne « Suisse du Moyen-Orient » attirent tout de même des capitaux originaires des pays du Golfe. Un certain nombre de fortunes de la région, gavés de profits engrangés de près ou de loin par la vente d’hydrocarbures, injectent leurs capitaux dans le secteur bancaire libanais.

C’est le cas d’Abdallah Bahamdane, de Taha Mikati ou de Rafic Hariri, lorsqu’ils investissent dans la SLB ou la Banque de la Méditerranée à la fin des années 1970. Ces hommes deviennent les acteurs clefs du secteur au côté des investisseurs historiques, en particulier français, puissants dans la finance beyrouthine depuis le mandat5.

Rapports de forces et collaborations bien comprises

Alors que l’emprise des réseaux français sur le secteur bancaire libanais tend à se desserrer durant la guerre civile, on voit poindre un nouvel équilibre diplomatique au Liban. Le maintien de l’influence française auprès de l’État libanais peut de moins en moins faire l’économie d’une collaboration avec ses partenaires du Golfe, l’Arabie saoudite en particulier. Hariri accompagne cette mutation en se plaçant grâce à son réseau politico-financier en position d’interlocuteur privilégié entre les gouvernements saoudien, français et libanais.

Monté sur le trône d’Arabie en juin 1982, le roi Fahd cherche à tirer son épingle du jeu libanais et apporte le soutien de son clan à la tentative d’« union nationale » promue par Amine Gemayel, chef des phalanges chrétiennes, propulsé à la tête de l’appareil d’État libanais par l’invasion israélienne de l’été 1982.

Tranchant avec son héritage familial, Gemayel cherche à se présenter comme l’homme de la conciliation, et la remise sur pied de Beyrouth, détruite par les combats, constitue la pierre angulaire de son projet politique. Un certain nombre d’hommes d’affaires liés au pouvoir saoudien renforcent, à cette occasion, leurs activités dans la capitale. C’est le cas de Rafic Hariri, qui devient à ce moment-là la tête de pont de la diplomatie saoudienne au Liban.

Dès la fin du siège de Beyrouth (1982), il cherche à renforcer son partenariat avec le clan Gemayel et donne carte blanche à son bras droit d’Oger, Fadl Shalaq, sur les deniers de la SLB pour mener à bien la mission de déblaiement de la capitale6. Cet engagement au Liban de personnalités liées au clan Fahd concerne aussi le domaine financier. Plusieurs hommes proches du roi investissent dans le secteur bancaire du pays au moment où le plan de reconstruction est lancé. C’est le cas de l’émir Mohamed Ben Fahd, fils du roi, qui prend le contrôle de 20 % de la Beirut Bank en février 1983, au moment même où Rafic Hariri assoit sa domination sur la banque de la Méditerranée (BM). Nouveau vaisseau amiral de l’empire financier d’Hariri, la BM participe à débloquer les fonds essentiels à la réalisation de divers chantiers gouvernementaux, certains adjugés par le CDR en faveur d’Oger7.

Les têtes de pont de la banque Indosuez

Si Rafic Hariri prend part à la montée en puissance des capitaux saoudiens au Liban pendant la guerre, il conserve cette spécificité, due à l’histoire et à la forme de son réseau d’affaires, de rester particulièrement proche des intérêts de l’État français malgré la force de ses liens avec le clan du roi Fahd. Au sein des regroupements bancaires qu’elle met en place pour réunir les fonds nécessaires aux chantiers qu’elle finance, la Banque de la Méditerranée collabore avec des banques libanaises qui, comme elle, entretiennent des liens étroits avec les intérêts stratégiques de la France au Liban.

C’est par exemple le cas de la Banque libano-française (BLF) de Farid Raphael et de la Fransabank des frères Kassar, toutes deux fondées au moment du mandat et encore largement détenues, en 1983, par la banque Indosuez, ancienne pointe avancée de la finance coloniale française. À l’approche de l’été 1983, la Méditerranée d’Hariri finance les travaux de la voie littorale censée relier le nord et le sud de Beyrouth, assurés par une joint venture impliquant la compagnie Dragage et travaux publics (DTP) dont la candidature avait été suivie de près par la mission diplomatique française, soucieuse de positionner ses entreprises nationales sur le marché de la reconstruction libanaise8.

Dès la fin des années 1970, s’entremêle donc autour de Rafic Hariri un conglomérat puissant d’acteurs industriels et financiers en lien étroit avec les réseaux politiques et diplomatiques qui s’intéressent, en France comme dans le royaume des Saoud, à l’évolution de la situation libanaise et aux nouvelles perspectives économiques nées du choc pétrolier pour les deux pays. Ces réseaux, dont la frange diplomatique sera particulièrement impliquée dans le processus de paix soldé, en 1989, par les accords de Taëf, seront aussi à l’avant-garde des plans de reconstruction chapeautés, au sortir de la guerre, par le nouveau premier ministre : Rafic Hariri.

En tant que principal représentant de cet axe franco-saoudien allié des États-Unis, il joue dès le milieu des années 1980 un rôle central dans le dialogue avec la Syrie. L’implantation profonde de Damas sur le terrain libanais au sortir du conflit fait de ce régime un interlocuteur incontournable, notamment pour la mise en œuvre de la reconstruction.

Le temps de l’affaiblissement continu

La montée des tensions avec le clan Assad à la fin des années 1990 et le rôle central joué par Hariri dans la résolution 1559 prise par l’ONU en septembre 2004 qui implique le retrait des troupes syriennes du Liban aboutiront à son assassinat cinq mois plus tard. Malgré la mort de leur principale figure, ces réseaux conserveront une forte présence au Pays du cèdre. En témoignent l’entrée en poste, comme premier ministre, de Fouad Siniora quatre mois après l’assassinat de Rafic Hariri, puis le retrait de ce dernier au profit du fils de Rafic, Saad, en novembre 2009. Cependant, ils sont confrontés à de nombreuses difficultés — la montée en puissance du Hezbollah, la crise avec Riyad et l’effondrement du système bancaire sont les plus notables — qui consacrent, avec la déprise du clan Hariri sur la scène libanaise, l’affaiblissement du conglomérat franco-saoudien dont il représentait les intérêts.

1Premier ministre sunnite du Liban d’octobre 1992 à décembre 1998 (période de la reconstruction d’après-guerre) et d’octobre 2000 à octobre 2004. Il est assassiné par un attentat à la voiture piégée le 14 février 2005 alors qu’il s’oppose à la présence militaire syrienne sur le territoire libanais.

2Direction des affaires économiques et financières (DAEF), Service des accords bilatéraux, Les relations économiques franco-saoudienne, 19 mai 1978, carton 548INVA/2135, Fonds DAEF, Centre des archives diplomatiques de La Courneuve (CADC).

3Mot arabe pour désigner la période d’effervescence modernisatrice causée par la hausse des revenus du pétrole au début des années 1970.

4« La Méditerranée absorbe la Saudi Lebanese Bank », Le Commerce du Levant, no. 5050, Beyrouth, 21 mars 1986. Voir aussi : Le Commerce du Levant, nos. 7416 et 4893.

5Hicham Safieddine, Banking on the state. The Financial Foundations of Lebanon, Standford University Press, Standford, 2019. Étude la plus complète sur le système bancaire libanais dans la période d’avant-guerre. Il aborde notamment la lutte d’influence entre les investisseurs français et états-uniens, principaux acteurs étrangers détenteurs de capitaux au sein des banques libanaises depuis le banking boom des années 1960.

6Cet engagement d’Oger au Liban est développé dans Hannes Baumann, Citizen Hariri. Lebanon’s neoliberal reconstruction, Oxford University Press, New York, 2016.

7C’est par exemple le cas du projet de remblaiement de la côte nord de Beyrouth, adjugé à la joint venture Hariri (Oger)— Joseph George Khoury (Société nationale d’entreprise) à la fin du mois de juillet 1983. Rapporté dans Le Commerce du Levant, no. 4917, 23 juillet 1983.

8Ambassade de France à Beyrouth, Paul Marc Henry, Lancement adjudication de la voie littorale dite de l’unité, 2 mai 1983, carton 47SUP/90, fond ANMO. L’ambassadeur évoque même, à cette occasion, la possibilité d’un financement « soit en totalité soit en partie » de ce chantier par la diplomatie française.

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