À Tyr, les habitations se trouvent parfois à deux mètres seulement de ruines datant de 2500 ans avant J-C. Le visiteur qui, au terme d’un trajet fort mal indiqué, déambule dans les rues de la ville antique et de la nécropole découvre un site à l’abandon, dont les pierres sont recouvertes d’herbes folles, et les pièces de monuments entassées pêle-mêle. À Byblos, à l’inverse, une attention très particulière est portée au site vieux de 5000 ans annoncé par une rue de colonnades, et tout le centre-ville est tourné vers lui. Le visiteur peut facilement trouver des informations sur ce qu’il voit et les ruines, malgré la nature environnante, sont dégagées et entretenues.
Le contraste entre les deux villes antiques porteuses d’un héritage historique important pour le pays est frappant. Il s’explique par l’évolution de la situation politique, fortement marquée par les conflits internes et régionaux, mais aussi par la mise en application, au niveau institutionnel, de politiques publiques peu efficaces en matière de préservation du patrimoine. Ainsi, Tyr est encore en reconstruction après la guerre de 2006 contre Israël tandis que Byblos, épargnée par les guerres successives, a profité d’investissements importants pour valoriser le tourisme.
« Patrimoine » : ce mot même pose problème dans un Liban divisé confessionnellement, politiquement et culturellement. Dans un pays où l’on n’enseigne pas l’histoire récente dans les écoles, comment s’attendre à un investissement collectif dans les sites mémoriels ? Pour Zara Fournier, doctorante en géographie à l’université de Tours, « le patrimoine en tant que porteur de la mémoire collective n’existe pas au Liban ». « Le problème de l’identité est à vif, et donc le patrimoine libanais au sens classique du terme, architectural, urbain et historique, est supplanté par l’héritage personnel », ajoute-t-elle.
Un problème de « visibilité »
Les sites historiques dépendent de la Direction générale des antiquités (DGA), un organisme technique relevant du ministère de la culture, responsable de la protection, de la promotion et des excavations des sites patrimoniaux libanais. Assaad Seif, à la tête du service de recherche archéologique, admet des difficultés en interne : « Il n’y a pas un budget suffisant pour faire les choses, quand il y en a on peut gérer, comme pour les sites du Nord, mais Tyr est le site le moins garni car il existe des projets de réhabilitation des infrastructures en cours. Outre notre budget médiocre, le plus problématique est la manière de dépenser l’argent, avec des procédures de trois mois alors que les prix peuvent changer ! Donc on effectue les travaux partie par partie, et les gens se plaignent parce qu’ils ne voient pas ce qui est fait. » Pour lui, les critiques concernent surtout un problème de « visibilité ». Frédéric Abbas1, un archéologue, va plus loin : « La DGA, en 2011-2012, rendait un tiers de l’argent alloué au ministère des finances car elle ne voyait pas comment le dépenser et organiser les travaux. Le budget public a donc baissé du fait de ces deux années de surplus, uniquement par la faute de mauvaises gestion et planification. »
Dans « Archaeology in Lebanon Today : Its Politics and Its Problems », Hélène Sader, enseignante à l’université américaine de Beyrouth (American University of Beirut, AUB), explique que ce sont les bases légales de la DGA, fondée et régulée selon une loi datant de 1966, qui sont dénoncées. Celle-ci ne permet à l’organisme de n’employer que cinq archéologues, le même nombre de stagiaires et cinq architectes, ce qui selon la chercheuse limiterait la possibilité de promotion et de développement de la recherche archéologique. En ce qui concerne la gestion interne, de 2010 à 2014, aucun directeur n’a été nommé à la tête de la DGA pour cause de rivalités politiques après la démission de Frédéric Husseini, qui a entraîné dans son sillage une partie de l’équipe en place, frustrée par la situation. Sans travail sur la loi pour donner par exemple plus de moyens à un État déjà dépassé par des urgences telles que l’alimentation électrique ou l’élection d’un nouveau président, une amélioration de la situation semble donc compromise.
D’autres professionnels du secteur, tels que l’archéologue et architecte Yasmine Makaroun préconisent la mise en place d’un système parallèle à même de combler le manque d’actions publiques. « Tout se délite, l’État est incapable d’assumer tout ce qui existe », affirme-t-elle. « Il est donc nécessaire d’aller vers le mécénat et les fondations, avant d’installer un processus de gestion. Le secteur privé ne peut pas prendre la place de l’État, qui devrait juste réguler et assouplir les réglementations afin de déléguer aux initiatives citoyennes et associatives. » Seul bémol : « La notion de gestion sur le long terme est difficile du fait du contexte social et politique de notre pays et de la région ».
En attendant une implication facilitée des associations, des initiatives privées ont déjà entrepris de préserver et valoriser les sites en question, comme les investissements touristiques de la famille Eddé à Byblos par exemple, ou encore celle d’un donateur anonyme qui a offert une toile de Pablo Picasso, L’homme au gibus (1914) à l’Association pour la sauvegarde de Tyr. La vente aux enchères de cette toile en décembre dernier a rapporté quatre millions de dollars qui serviront à dynamiser les activités socioculturelles de la ville et à promouvoir la recherche historique phénicienne.
Tyr, rescapée des combats au Liban
Les guerres, de 1975 à 1990 puis en 2006, ont joué un rôle déterminant au niveau des infrastructures. Maud Moussi, de l’Unesco, explique que les deux sites ont « des points communs, ne serait-ce que la date commune de classement en 1984 », mais que « les différences sont surtout liées au contexte ». « Tyr, depuis 1975, a vu son patrimoine historique menacé : empiétements des habitants sur les sites, violations des plans d’urbanisme et relative faible fréquentation touristique. Le contexte politique local2 fait que la menace du déclassement est régulièrement invoquée, mais finalement aussi vite repoussée ». En 2006, la nécropole a ainsi été endommagée par les bombardements israéliens, faisant l’objet d’une initiative de sauvegarde de l’Unesco : « il y avait des inquiétudes sur la pérennité du site ». « À Jbeil, il existe d’autres problématiques puisque l’intense mise en valeur touristique change la donne, avec un musée dans les vestiges, ce qui n’est pas encore le cas de Tyr. Au final, il existe un problème commun de financement qui empêche de viser plus haut que les simples mesures conservatoires. » La chercheuse pense que « dans les deux cas, les sites archéologiques restent des éléments de vitrine incontournables, bien compris par tous les acteurs locaux, donc l’intérêt de la ville à les préserver relativement reste tout de même bien compris par tous, même si les actions ne convergent pas toujours ».
Mona Fares, chargée du secteur de la communication du ministère du tourisme libanais, insiste encore sur les différences entre les deux villes : « Jbeil est mieux entretenue grâce à l’engagement des citoyens, favorisés par la proximité de la mer et de Beyrouth, tandis que Tyr a souffert jusqu’à encore récemment des conflits qui ont marqué le Liban ». La ville a en effet été sérieusement endommagée à la fin des années 1970 par l’opération Litani puis par l’invasion israélienne de 1982 : elle était utilisée par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme base. Israël l’a presque détruite, avant d’y installer ses troupes pendant un an. En 2006, la ville a encore été la cible d’attaques israéliennes, aériennes mais aussi terriennes, lors de la guerre contre le Hezbollah.
Byblos, financements privés et aides diverses
Mais les effets de la guerre n’expliquent pas le développement rapide et très visible de la ville cinq fois millénaire, notamment au niveau touristique. Fares estime que « les citoyens de Jbeil sont sensibilisés grâce au conseil municipal et aux ONG ». Byblos a en effet été revalorisée, reconstruite, financée, au travers d’investissements internationaux, locaux et d’une bonne gestion locale. La ville bénéficie d’un budget annuel de quatre millions de dollars pour 50 000 habitants, ce qui, selon Ayyoud Barak, membre du conseil municipal, est peu, « donc on a recours aux financements privés ». Par exemple, les anciens souks ont été terminés en juillet 2013 grâce à un don de deux millions de dollars, le stade sportif avec trois millions. Des municipalités européennes ont financé des circuits de bus internes et la ville de Genève la réhabilitation du musée des fossiles. Des départements français tels que l’Hérault se sont impliquées pour la mise en place d’un centre d’information, de cartes virtuelles, d’une entreprise de numérotation et de plaques dans les rues, et même d’un musée de l’alphabet. L’Union européenne est de son côté engagée dans différents projets touristiques, écologiques et esthétiques d’ampleur internationale, et dans lesquelles la ville de Jbeil est incluse. « Nous suivons un plan général pour la gestion de la ville sur plusieurs années », explique Barak. « Notre objectif est de créer des emplois, des espaces naturels, encourager le tourisme responsable, le développement social ainsi que la santé publique ».
Au niveau local, l’influence de la famille Eddé, historiquement liée à Byblos depuis huit siècles, a bien aidé à revaloriser le tourisme historique en développant de nombreux commerces autour du site. Elle a notamment conçu une série de marques au succès fulgurant comme Eddé Sands au niveau de la plage, et Eddé Yard dans les anciens souks, car « les plages de sable de Byblos et la vieille ville archéologique se touchent et se complètent naturellement », selon Roger Eddé. Revenu au Liban en 1998 après 25 ans entre les pays du Golfe, Paris, le Cap d’Antibes, Zurich et Washington DC, ce dernier a vainement tenté d’obtenir les autorisations nécessaires à développer un hub multimédia, Eddé Global Village, à l’instar de la Silicon Valley en Californie. « Déçu, j’ai décidé de relancer Le Liban en tant que destination touristique de loisirs, de culture et d’affaires internationales à partir de Byblos. » Avec sa femme Alice, ils ont ainsi réussi à assurer un « développement continu », que ce soit au niveau hôtelier, dans la restauration, sur les plans artistique, balnéaire, historique, et même structurel. Ce monopole familial a largement profité à la ville phocéenne, qui attire aujourd’hui des touristes du monde entier et a vu le niveau de vie de ses habitants augmenter.
L’aide sous conditions de la Banque mondiale
Plus récemment, la situation a commencé à évoluer avec l’implication de la Banque mondiale et son projet pour le Liban, intitulé Cultural Heritage and Urban Development ((Patrimoine culturel et développement urbain, CHUD).« Cela change considérablement la donne car le nouveau bailleur de fonds influe sur les centres anciens, et si l’Unesco était surtout dans des problématiques d’ordre "culturel", la Banque Mondiale vient surtout avec un projet labellisé "développement". C’est une autre façon d’envisager la place des sites dans la ville », détaille Maud Moussi. Le projet CHUD a été confié au Comité de la reconstruction et du développement (CDR), organisme dépendant du conseil des ministres et créé dès 1977 pour reconstruire le pays, en 2003. Il a vocation à développer socialement et économiquement les cinq villes secondaires du pays : Tyr, Tripoli, Baalbeck, Saïda et Byblos. « Il s’agit de redynamiser les régions en construisant et réhabilitant les lieux délaissés, afin de lancer des pôles d’attraction », explique Nabil Itani, qui travaille sur le projet CHUD au CDR. « On s’occupe de créer des espaces de meilleure qualité, de préserver et de gérer le patrimoine des villes. On commence par valoriser le tissu urbain historique et les sites archéologiques en impliquant la population, avec le soutien de la DGA et des municipalités, qui se chargent d’études sur les impacts environnementaux, sociaux, économiques, etc, pour une approche intégrée. Ensuite, on travaille avec celles-ci pour le développement des infrastructures, avec un accent mis sur l’information des personnes concernées. Par exemple à Tyr, où un nouveau marché a été construit sur le port, un marché temporaire a été mis en place durant les travaux, pendant lesquels nous avons mis l’accent sur les mesures d’hygiène. Dans chaque ville, les points faibles sont relevés, par exemple concernant l’accessibilité de la ville de Tyr, et des études permettent de prendre ou pas certaines actions selon les spécificités relevées, spécificités dans chaque ville donc actions retenues ou pas après l’étude. »
Toutefois, il nuance l’impact réel du projet : « Il s’agit de créer une base de développement, sans prétendre régler tous les problèmes, en impliquant les municipalités et le secteur privé. » Et là encore, les différences entre les deux villes se font sentir : « Byblos est un cas spécial parce que ses municipalités successives se sont impliquées pour son développement, engageant aussi les habitants, donc on ne va redessiner ni la ville ni les rues, mais piétonner au maximum. À Tyr, les citoyens sont plus méfiants. Nous avons eu l’idée d’un grand trottoir que les riverains n’ont pas accepté donc nous avons installé une route de service, mais avec le temps ils ont fini par demander de l’enlever étant donné que l’autre était plus pratique. »
Le rapport du CHUD préconise ainsi, pour cette ville, une amélioration de l’accès routier aux différents lieux de tourisme (plages, marché, sites historiques) ainsi qu’une meilleure visibilité de ceux-ci, un investissement massif dans les activités de pêche et de tourisme, la mise en place d’un marché de biens et de nourriture organiques locaux, et l’implication d’ONG dans la formation de professionnels de l’artisanat et du tourisme. À Byblos, la Banque Mondiale propose de lancer un dialogue entre les trois autorités confessionnelles de la ville pour une meilleure coordination entrepreneuriale et l’engagement des jeunes dans celle-ci, de favoriser des activités économiques de petit niveau et des logements abordables à la fois pour les habitants, les étudiants et les touristes, la création d’un parcours touristique dans le centre-ville et une redéfinition institutionnelle avant d’empêcher la domination du privé sur les espaces du littoral.
Malgré tout, dix ans après le lancement du projet sur le terrain, les travaux n’ont pas réellement avancé, ce que regrette Frédéric Abbas. « La Banque Mondiale était prête à faire des panneaux indicatifs pour les sites historiques de Tyr, cela aurait dû être fini il y a quatre ans mais rien n’a été fait ! ». En effet, selon Nabil Itani, « le projet aurait dû être terminé en 2009 mais du fait de problèmes sécuritaires3, de la découverte d’activités économiques informelles, comme des locations non déclarées dans des bâtiments historiques, et d’habitudes urbaines liées au déplacement, tout se fait sur le long terme, ici ou là, et pendant ce temps, les prix augmentent. »
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