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Libérer la Palestine ? Ce que cherche véritablement l’Iran

Qu’est-ce qui dicte la politique de Téhéran au Proche-Orient ? Plus qu’un soutien à la Palestine, il s’agit d’abord pour la République islamique de s’opposer à une recomposition de la région dictée par Israël et les États-Unis qui la marginaliserait, alors qu’elle tente de se réconcilier avec les pays du Golfe.

L'image montre un groupe de personnes assises en rangée sur un tapis, dans un environnement formel. En arrière-plan, il y a un drapeau iranien et un portrait d'une figure importante, probablement un leader. Les participants semblent être des hommes en costume sombre et en tenue religieuse, certains portant des turbans. Ils semblent engagés dans une discussion ou une réunion officielle. L'ambiance est solennelle et professionnelle.
Téhéran, 27 août 2024. Rencontre entre l’Ayatollah Khamenei (au centre), le président iranien Masoud Pezeshkian (à droite) accompagné de son cabinet
DR

La visite de Yasser Arafat à Téhéran le 17 février 1979, quelques jours après la chute du régime impérial, fut un traumatisme pour Israël. L’Iran, allié des États-Unis, était une pièce majeure du « second cercle » des pays non arabes (avec l’Éthiopie et la Turquie), au-delà des voisins hostiles, et fournissait Israël en pétrole tandis que le Mossad entretenait une collaboration efficace avec la Savak, la police politique du chah Mohammad Réza Pahlavi.

Dans tous les domaines, la prise de pouvoir à Téhéran par une alliance de libéraux, de marxistes et surtout d’islamistes, tous proches des Palestiniens, allait ébranler l’ordre régional ancien. L’ambassade d’Israël devient celle du Fatah et la Palestine, un symbole et un outil, un passeport même, pour l’Iran chiite dans ses projets d’exportation de la révolution dans un Proche-Orient à majorité arabe et sunnite. L’ayatollah Rouhollah Khomeiny, dont l’hostilité à Israël était sans faille, mit cependant les choses au point en précisant à ses partisans formés dans les camps palestiniens du Liban ou de Syrie qu’« il n’y a pas de cause palestinienne, mais une cause islamique ». Les enjeux nationaux et idéologiques de la guerre Irak-Iran (1980-1988) dominèrent ensuite tous les autres conflits, dont celui, trop local, de Palestine.

« La route de Jérusalem passe par Kerbala »

De fait, au-delà des discours enflammés, la République islamique est restée prudente face aux mouvements palestiniens comme le Fatah, nationaliste et peu religieux. Quand Israël occupa le Liban en 1982 et contraignit Yasser Arafat à se réfugier en Tunisie, l’ayatollah Khomeiny bloqua le départ des militants armés qui voulaient « libérer Jérusalem » en leur disant que « la route de Jérusalem passe par Kerbala1 ». La priorité allait à la défense du territoire national iranien attaqué par l’Irak de Saddam Hussein.

Dès lors, l’Iran entreprit de soutenir très activement la création du Hezbollah, un mouvement chiite et libanais qui pouvait à la fois combattre Israël et ses alliés occidentaux tout en collaborant avec la Syrie, seul allié arabe de l’Iran. La realpolitik conduisit en outre Israël à fournir des armes à l’Iran2 et à collaborer pour détruire la centrale nucléaire irakienne d’Osirak. L’Irak était alors le seul vrai ennemi d’Israël et de l’Iran.

Par la suite, Téhéran ne ménagea pas son soutien au Djihad islamique et au Mouvement de la résistance islamique, le Hamas, qui ouvrit un bureau à Téhéran en 1988. Mais la République islamique ne fut pas un acteur majeur des deux Intifadas (1987-1993 ; 2000-2005), malgré la présence de conseillers militaires des gardiens de la Révolution, en Syrie et au Liban. Elle travaillait en priorité au renforcement du Hezbollah libanais, qui allait jouer un rôle central dans sa politique régionale, pour s’opposer à Israël, mais surtout aux États-Unis et à leurs alliés européens, ainsi qu’aux États arabes sunnites.

L’élection du président réformateur Mohammad Khatami (1997-2005), connaisseur du Liban et soutien de la cause palestinienne, marque un infléchissement. Il n’était pas opposé à des solutions de compromis avec Israël. Après les accord d’Oslo (1993), il entendait « ne pas être plus Palestinien que les Palestiniens ». Cette attitude conciliante et de soutien à l’émergence d’un État palestinien se heurtait cependant à l’opposition du guide Ali Khamenei et des factions conservatrices, et elle se brisa sur l’émergence de la « menace nucléaire iranienne » à partir de 2002.

L’épouvantail nucléaire

La découverte en 2002 du programme nucléaire iranien jusqu’alors clandestin a déclenché des débats, controverses, colloques, conférences, publications, films, discours, au plus haut niveau des États comme parmi les populations concernées. Toutes les autres questions du Proche-Orient devenaient secondaires. La République islamique fut désignée comme la principale menace pour l’Europe occidentale et aussi pour Israël. L’Iran remplaçait dans la politique mondiale l’Union soviétique récemment disparue. Une place, peut-être, surdimensionnée pour un pays qui n’avait alors que quelques grammes d’uranium enrichi face aux 300 têtes nucléaires d’Israël et à l’arsenal des cinq grandes puissances nucléaires.

Alors qu’Israël avait toujours eu le culte du secret en matière de défense, on fut surpris de constater que la « menace nucléaire iranienne » faisait l’objet d’informations et de débats passionnés dans la presse et les médias israéliens. Elle était présentée comme existentielle pour Israël. Dans ce contexte, la phrase du président Mahmoud Ahmadinejad du 26 octobre 2005 « Israël doit être rayé de la carte », est devenue la preuve de la nécessité pour Israël d’éradiquer en priorité cette menace. La Palestine, enfermée derrière un mur, n’était plus un problème majeur. Pendant qu’à l’ONU, Benyamin Nétanyahou, avec l’appui des Occidentaux, accusait Téhéran, Israël poursuivait impunément la colonisation de la Cisjordanie.

Signé à Vienne le 14 juillet 2015, le JCPOA offrait un accord-cadre pour contrôler l’usage civil du nucléaire iranien en échange d’une levée progressive des sanctions. Il avait été entériné par les pays du P5+1 (les cinq membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies auxquels s’ajoute l’Allemagne), ainsi que par l’Union européenne. Mais, en 2018, le président Donald Trump décida de s’en retirer sous pression israélienne. Les militaires israéliens avaient pourtant reconnu que ce compromis était un vrai progrès sur le plan sécuritaire, mais pour le gouvernement de Nétanyahou, le risque était la levée des sanctions, donc la « normalisation », de l’Iran. La crainte non dite était que l’Iran, avec sa nombreuse population, très instruite, ne devienne à court/moyen terme une puissance régionale forte et stable, capable de contester les ambitions régionales d’Israël pour remodeler toute la région à sa main.

Cette hostilité concernait également les « ambitions hégémoniques de l’Iran » qui soutenait de nombreuses forces non étatiques dans le cadre des conflits avec Israël, mais aussi avec l’Arabie saoudite, puis dans sa lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Irak et en Syrie ou pour soutenir le régime syrien. Ces dossiers faisaient consensus entre les pays occidentaux et Israël, et plaçaient la petite Palestine hors des priorités internationales.

Dans la perspective d’une confrontation pour éradiquer la « menace iranienne », le gouvernement de Donald Trump franchit en 2020 une étape décisive avec la signature des accords d’Abraham. La reconnaissance d’Israël par plusieurs États musulmans, dont les Émirats arabes unis (EAU), concrétisait la volonté israélo-américaine d’encercler la République islamique. La perspective que l’Arabie saoudite les rejoigne risquait de détruire les ambitions nationales et consensuelles entre les différentes factions au pouvoir en Iran : devenir une puissance régionale.

La Chine s’impose discrètement

L’Arabie saoudite et l’Iran étaient au bord de la guerre lorsque le 10 mars 2023, la Chine imposa aux deux « gendarmes du Golfe » de normaliser leurs relations. Commence alors une nouvelle phase dans la géopolitique du Proche-Orient. Malgré les discours, le programme nucléaire iranien n’est plus au cœur des débats. Celui-ci est désormais centré sur l’opposition entre deux perspectives de remodelage du Proche-Orient : soit autour d’Israël et des États-Unis, soit de façon plus indépendante, sous l’égide de l’Iran et de l’Arabie saoudite, puissances régionales émergentes, avec le soutien des pays du Sud et des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

Cette volonté iranienne était déjà explicite après l’élection à la présidence de Hassan Rouhani en 2013, puis avec la signature du Plan d’action global commun (Joint Comprehensive Plan of Action — JCPOA) et la normalisation des relations internationales du pays. L’Iran, avec l’accord du Guide suprême, avait alors privilégié la construction de bonnes relations avec tous ses pays frontaliers d’où pouvait venir une menace, comme en 1980 avec l’Irak ou en 2015 avec l’OEI. La construction de relations pacifiques avec Riyad est devenue une priorité. L’intervention de la Chine a permis de faire aboutir rapidement les discussions indirectes entamées depuis longtemps pour mettre un terme aux multiples conflits locaux en cours, en particulier au Yémen.

Parmi les mille questions à régler, une constatation semble avoir fait consensus : la nécessité de trouver rapidement une solution juste et durable à la « question palestinienne » qui concernait toute la région, et même l’ensemble du monde musulman. Tout projet de remodelage de la région était illusoire tant que cette injustice persisterait. Ce projet de compromis sur le « retour » de la Palestine a vu le jour dans les pires conditions avec la violence de l’intervention de la branche militaire du Hamas le 7 octobre 2023, puis la guerre contre Gaza et contre le Liban.

Ne pas se laisser entraîner

On ne reviendra pas ici sur ces évènements, si ce n’est pour constater que l’Iran a cherché à éviter de se laisser entraîner dans un conflit « local » israélo-palestinien. La République islamique souhaitait certes protéger le Hezbollah et son puissant arsenal pour conserver un moyen de dissuasion crédible face à Israël, et garder son potentiel d’influence au Liban. Mais elle ne voulait pas céder aux provocations israéliennes pouvant déboucher sur une guerre de grande ampleur qui impliquerait les États-Unis.

L’Iran n’a pas les moyens militaires de « gagner » une guerre contre Israël distant de 1 200 km. En outre, elle ruinerait ses espoirs de devenir rapidement une puissance régionale coexistant avec l’Arabie. Un conflit pourrait également provoquer des changements radicaux dans une République islamique usée par 45 ans de pouvoir, par des divisions internes exacerbées par la crainte de révoltes populaires, et par une crise économique sans précédent. La priorité du nouveau gouvernement réformateur de Massoud Pezeshkian, avec l’appui du guide suprême, reste donc la levée des sanctions imposées à nouveau depuis 2018, et donc la normalisation des relations avec les États-Unis. Sans succès pour le moment, et en dépit d’une forte opposition intérieure, cette politique d’ouverture et de prudence est poursuivie avec constance par l’Iran.

Téhéran prend ses distances avec ses alliés de l’axe de la Résistance, impose au Hezbollah de ne pas attaquer massivement le nord d’Israël, ce qui aurait pu soulager le Hamas à Gaza, et de ne pas utiliser ses missiles les plus puissants après l’assassinat de Hassan Nasrallah. Lors de la prière du vendredi du 5 octobre 2024, le Guide a rendu un hommage émouvant au courage des combattants du Hamas et du Hezbollah qui avaient montré qu’ils pouvaient désormais se défendre seuls ! Après la mort de Yahya Sinouar, le dirigeant du Hamas, un communiqué de l’Iran précisait qu’il n’était pas responsable de l’attaque de drones contre la résidence de Nétanyahou le 19 octobre, et le Hezbollah revendiquait l’opération.

L’attaque d’Israël par plus de 350 drones et missiles iraniens le 13 avril 2024 marque une date historique dans la nouvelle stratégie de repli de l’Iran sur ses intérêts nationaux et la défense de son territoire. Cette démonstration de force technique et militaire, annoncée à l’avance, avait pour but de montrer que pour se défendre, l’Iran avait les moyens de faire face seul à ses ennemis, sans le concours de ses proxies. La réplique israélienne fut d’abord symbolique, contrairement à l’attaque aérienne massive du 26 octobre qui répond à cette première démonstration de force plus qu’aux 180 missiles lancés par l’Iran le 1er octobre. Israël a montré — sans faire de dégâts majeurs — les remarquables capacités de son aviation et les faiblesses de l’Iran pour contrer ce type d’attaques. Les deux adversaires ont prouvé qu’un conflit de grande ampleur serait absurde.

Le plus intéressant est de noter, non la pression des États-Unis, paralysés par la campagne électorale, pour qu’Israël ne bombarde pas les sites nucléaires et pétroliers iraniens, mais la nouvelle attitude des pays arabes qui ont refusé le survol de leur territoire aux bombardiers et missiles israéliens. Tous — même l’Égypte, la Jordanie et Bahreïn — ont dénoncé ou regretté l’« agression contre le territoire national iranien ». Certes, cette esquisse de changement d’attitude envers l’Iran est le résultat du travail des diplomates iraniens, mais est aussi liée à des questionnements de fonds sur les relations avec Israël et les États-Unis. Alors que la politique israélienne de terre brûlée à Gaza et au Liban commençait à remettre en question le soutien sans restriction que les Occidentaux apportaient à Israël, l’Arabie et l’Égypte ont participé au sommet des BRICS à Kazan, en Russie, fin octobre. Dans ce contexte, les perspectives de reconstruction politique de la région avec la participation de l’Iran devenaient crédibles en imposant à Israël une solution juste pour la Palestine. Une « victoire » qui aurait en outre le soutien des populations du monde arabe et musulman.

Une ambition nationaliste

La guerre de Gaza a changé les rapports de force. En s’opposant directement à Israël, d’État à État, l’Iran flatte le sentiment nationaliste partagé par les 90 millions d’Iraniens et la fierté des populations musulmanes, et cette ambition nationale de puissance pourrait passer avant la défense de la Palestine. Par ailleurs, les provocations israéliennes contre l’Iran et les discours agitant à nouveau la dangerosité de son programme nucléaire cherchent à rallier l’Europe et les monarchies arabes, comme dans les années 2000, et à faire oublier la Palestine. Ce risque est renforcé par les factions iraniennes les plus conservatrices, notamment au parlement, qui viennent de relancer le débat pour que Téhéran fasse le choix du nucléaire militaire face à Israël.

Les démonstrations de force militaire étant faites, l’Iran privilégie désormais la politique. La République islamique s’affiche comme acteur de la paix en s’appuyant sur le fait que l’hubris d’Israël à Gaza et au Liban discrédite l’image de ce pays « démocratique rempart de la civilisation », et la rapproche de l’Arabie saoudite et des monarchies pétrolières.

Les réformateurs de retour au pouvoir depuis juin 2024, avec le soutien du Guide Ali Khamenei, s’efforcent de se faire accepter, comme en 2015, comme interlocuteur valable par la « communauté internationale », à commencer par les pays arabes voisins, pour contribuer à la reconstruction politique la région. En vain jusqu’ici. En valorisant son face-à-face avec l’Iran, Israël cherche à détourner l’attention de sa colonisation de la Palestine, et les efforts de l’État iranien sont aussi — d’abord ? — un moyen de donner un sursis crédible à la République islamique. Une double priorité, nationaliste et idéologique, qui pourrait à nouveau faire oublier la lointaine Palestine.

1Ville sainte chiite située en Irak.

2Ces armes ont été fournies par Washington en 1985 pour financer… les contre-révolutionnaires («  contras  ») nicaraguayens. Cela finit par provoquer un scandale aux États-Unis connu sous le nom d’Irangate.

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