Libye, au cœur d’un « émirat islamique »

Reportage dans la ville de Derna · Ville considérée comme acquise aux milices islamistes, Derna s’est soulevée le 23 novembre 2013 pour dire son ras-le-bol des groupes armés qui font régner la terreur. Un énième meurtre, celui d’un chef de tribu selon une source sécuritaire locale citée par l’Agence France-presse a en effet poussé quelques centaines d’habitants à manifester pour demander l’instauration d’une police et d’une armée fortes, tout comme leurs compatriotes de Tripoli.

Vue sur Derna à partir du port.
Photo Maryline Dumas, 3 novembre 2013.

Sur la centaine de kilomètres depuis l’aéroport de Labraq, pas un checkpoint, pas un pick-up équipé d’une mitrailleuse, pas même une guérite avec quelques gardes buvant le thé, ni corde posée en travers de la route pour faire ralentir les véhicules. Rien. Une absence improbable dans la Libye post-révolutionnaire, surtout lorsqu’il s’agit de pénétrer Derna, la mystérieuse.

« Un émirat islamique à Derna ? » (Le Figaro, 23 février 2011), « À Derna, au cœur du Jihad » (The National1, 27 septembre 2012 ; repris par Le Courrier International), « Derna sous la menace des fidèles d’Al-Qaida », (Magharebia2, 16 août 2013) : autant de titres qui laissaient présager une ville fermée. Les Libyens eux-mêmes mettent en garde contre cette cité côtière de Cyrénaïque (région est libyenne) à quelque 300 kilomètres de l’Égypte. « Il ne faut pas y aller, c’est dangereux là-bas, ce sont tous des extrémistes », prévient un étudiant tripolitain. Comme pour souligner ces dires, un juge, un colonel à la retraite, un colonel de l’armée de l’air et un membre du département d’enquête criminelle ont été assassinés à Derna depuis juin 2013.

Police des mœurs ?

De manière plus pragmatique, les Libyens qui ont déjà traversé la ville conseillent pêle-mêle de se voiler (pour les femmes), de ne pas regarder les femmes dans les yeux, de ne pas monter les escaliers juste derrière une femme (pour les hommes), de ne pas prendre de taxi inconnu, de ne pas sortir seul, de ne pas sortir du tout à la nuit tombée. Se dessine en creux une ville peu engageante.

La réalité est plus contrastée. Certes, le drapeau noir portant l’inscription de la chahada (la profession de foi musulmane), notamment utilisé par Al-Qaida fait des taches sombres dans ce décor digne du Club Med : mer d’un bleu profond, montagnes et palmiers. L’étendard flotte près d’une caserne militaire et sur une place du centre ville. Mais les « fidèles d’Al-Qaida » ne sont pas pour autant postés au coin des rues pour jouer la police des mœurs. Les filles peuvent faire les magasins sans être accompagnées d’hommes, après la prière du Maghreb (juste après le coucher du soleil). Elles se promènent en jeans slim, la tête couverte d’un simple voile. Les murs de la ville s’ornent d’ailleurs de messages de tolérance : « Oui au pluralisme », « 42 ans de kadhafisme ne sont-ils pas suffisants ? » ou encore « Non à Al-Qaida ». La liberté a toutefois des limites. Dans le dernier exemple, « Non à » a été recouvert de peinture. « Je ne peux pas vous rencontrer, mon père m’a dit que c’était trop dangereux », justifie une jeune étudiante pour annuler un rendez-vous à la dernière minute.

La sécurité assurée par les milices

À Derna cohabitent une dizaine de katibas, ces groupes armés créés pendant ou après la révolution de 2011, et plus ou moins chapeautés par l’État. En l’absence d’une police et d’une armée pérennes, ce sont elles qui s’occupent de la protection de la ville. À leur manière. Abou Salim, l’une des plus puissantes, porte le nom de la prison de Tripoli où ont été massacrés en 1996 1 270 prisonniers politiques de Mouammar Kadhafi. Cette brigade islamiste a obtenu le contrat de sécurité des deux compagnies internationales basées à Derna : la coréenne Won (construction) et la turco-autrichienne Özaltin (infrastructure). Une activité lucrative, selon un membre du conseil local (équivalent d’une mairie).

À l’université, la situation est différente : «  l’année dernière (année scolaire 2012-2013), les hommes d’Abou Salim sont venus, à notre demande, sécuriser le campus Fateh. Mais ils ne sont restés que quinze jours », explique un responsable de l’université. Situé à 15 kilomètres du centre ville, cet immense campus est devenu le terrain de jeu préféré des criminels. Trafics et règlements de compte ont provoqué plusieurs fermetures du site. À tel point que la rentrée scolaire 2013 a été repoussée de plusieurs semaines. Même problème à l’hôpital : « nous avons demandé à la brigade d’Abou Salim de protéger l’établissement, mais pour le moment, ils disent qu’ils n’ont pas assez d’hommes. Nous payons quelques gardes qui appellent Abou Salim en cas de souci », explique le docteur Abdalbaset M. Alshallwi, chef du département santé du district. Les problèmes, eux, varient. « Il y a régulièrement des troubles. Il peut s’agir de patients instables ou de familles en colère », détaille Mansour Binfayed, directeur de cet unique hôpital de la ville. Une phrase qui prend un sens nouveau lorsqu’on sait que tout le monde est armé en Libye.

Dans ce contexte, Youssef Bin Tahir, 28 ans, a décidé de s’imposer. Le 31 octobre, il a annoncé la création de l’Armée de l’État islamique de Libye. Son objectif : assurer gratuitement la protection de tous les bâtiments publiques et privés. « C’est notre devoir en tant que musulmans de protéger les gens », explique-t-il. Sur le long terme, ce businessman, originaire de Derna mais ayant grandi à Benghazi espère « sécuriser également Benghazi, Syrte et toute la Libye. Mais d’abord, je vais stopper les assassinats à Derna ». Son groupe armé, dont il ne souhaite pas détailler la puissance et qu’il finance lui-même, ne dispose d’aucun lien avec l’État libyen.

Ansar al-Charia est revenu à Benghazi

Autre groupe important, Ansar Al-Charia (« Les défenseurs de la loi islamique »), se fait discret. En septembre 2012, le groupe islamiste, qui était alors une brigade (c’est-à-dire sous l’autorité de l’État) a été pointé du doigt dans l’affaire de l’attaque du consulat américain de Benghazi, qui a fait quatre morts, dont l’ambassadeur Christopher Stevens. Ayant perdu l’agrément du gouvernement, il est devenu une milice détestée de la population, qui l’a expulsée de la capitale de la Cyrénaïque. D’abord replié à Derna et dans les montagnes vertes environnantes (où se cacheraient des camps de djihadistes), Ansar Al-Charia est finalement revenu à Benghazi en février 2013. Mais les méthodes ont changé. Le groupe refuse de parler à la presse : « vous nous avez trahis en modifiant nos propos. » À Derna, il s’implique à présent dans l’aide sociale — ce qui n’empêche pas les habitants de baisser la voix lorsqu’il s’agit de l’évoquer. On voit ainsi ses membres réparer les routes. Car, comme partout en Libye, Derna souffre de l’absence de l’État.

« Depuis la révolution, le gouvernement n’a rien fait pour nous. Il n’a même pas planté une fleur à Derna », s’agace Busheha A. Busheha, un professeur de français. Mohamed Steita, membre du conseil local opine : « le gouvernement ne fait rien, tout comme Kadhafi à l’époque. Il faut construire Derna, il y a tout à faire. » La déception face à la politique est grande parmi les habitants. À tel point que tous disent ne pas s’intéresser aux prochaines élections, celles du « Comité des Soixante » qui aura la charge de rédiger la future Constitution, annoncée pour la fin de l’année. « Nous regrettons notre choix du 7 juillet 2012 (élections du Congrès général libyen, ndlr), donc nous n’attendons plus rien des prochaines élections. Nous sommes tous sceptiques, nous avons peur d’élire à nouveau les mauvaises personnes », explique Adel Anaiba, professeur à l’université.

À ce stade de la conversation, les Libyens de l’Est évoquent généralement le fédéralisme comme solution possible. Rien de tel à Derna. « Ici, nos tribus sont trop mélangées pour souhaiter une partition, explique Busheha. Nous venons de Misrata, Tajoura, Zlitten, Beida… Il y a une unité nationale. »

Une unité qui n’a pourtant pas permis de faire redémarrer l’économie. Tandis que les entreprises étrangères Won et Özaltin bataillent pour reprendre les contrats arrêtés pendant la révolution, le port reste désespérément vide. En une semaine, seul un bateau de voitures et un de ciment y ont fait escale. « De temps en temps, cela bouge un peu plus, assure une source anonyme. Quand Ansar Al-Charia vient faire son business d’armes. »

1The National est un quotidien anglophone crée en 2008 et basé aux Émirats arabes Unis (Abou Dhabi).

2Site régional en français, anglais et arabe qui se présente comme « sponsorisé par le United States Africa Command, le commandement militaire responsable du soutien et du renforcement des efforts américains pour promouvoir la stabilité, la coopération et la prospérité dans cette région du globe. »

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