Libye : deux gouvernements, un général rebelle et des divisions qui s’approfondissent

Soutenue par les chaînes arabes des pays du Golfe, la rébellion du général à la retraite Khalifa Haftar bénéficie aussi d’une large couverture des médias occidentaux qui pensent avoir trouvé la clef de compréhension aux conflits en Libye : l’armée contre les islamistes. Pourtant, cette lecture n’est pas seulement fausse ; elle occulte également le fait que cette tentative de Haftar ne fait qu’amplifier les divisions du pays.

Tripoli : peu après l’attaque du parlement par les troupes du général Haftar.
AP TV/vidéo de l’armée nationale libyenne (copie d’écran), 18 mai 2014.

Depuis lundi 1er juin, et en attendant la décision de la Haute Cour de justice libyenne qui devrait statuer dans les prochains jours sur l’élection contestée du nouveau premier ministre Ahmed Miitig, la Libye compte deux gouvernements. L’entretien la veille entre Miitig et le — toujours — premier ministre par intérim Abdallah Al-Thani n’ayant pu aboutir à un accord entre les deux hommes, Miitig a donc décidé de prendre ses fonctions. Et c’est escorté d’hommes en armes des milices du Bouclier de Libye (région Centre), c’est-à-dire les milices de Misrata, qu’il a investi ses bâtiments de fonction. Si les deux hommes poursuivent chacun leur logique, il semble néanmoins qu’ils se soient entendus au préalable et Al-Thani a quitté le siège de son gouvernement avec ses gardes avant l’arrivée de Miitig, ce qui a permis d’éviter des affrontements entre leurs milices respectives. Au regard des tensions et de la défiance entre groupes politiques, tribaux et villes rivales, la capitale n’a donc pas encore été le théâtre d’affrontements majeurs.

Il n’en est pas de même dans l’est du pays où les combats ont repris samedi 29 mai entre les milices du général à la retraite Khalifa Haftar, se présentant comme commandant en chef de l’Armée nationale libyenne, et les milices d’ex-rebelles d’obédience islamiste. Après sa première offensive terrestre et aérienne du 16 mai qui s’était soldée par un échec militaire et près de 80 victimes dans son camp, le général Haftar a donc privilégié cette fois le recours aux hélicoptères et avions de combat pour bombarder les positions adverses. Le bilan de cette nouvelle offensive n’est guère plus glorieux pour ses troupes, qui déplorent officiellement 21 victimes et ont dû se retirer de Benghazi pour se regrouper dans leur fief d’Al-Abyar à l’est de la ville.

Ces médias qui soutiennent la rébellion

Si les succès militaires d’Haftar sont limités face à des adversaires bien équipés, portés par leur idéal révolutionnaire et religieux, disposant d’une base populaire importante — et s’appuyant sur la méfiance largement répandue au sein d’une population qui ne veut pas d’un militaire pour diriger le pays —, sa couverture médiatique est en revanche un grand succès. Durant ces dernières semaines, l’opération du général Haftar a en effet bénéficié d’une couverture quasi exclusive des grandes chaînes arabes et libyennes émettant de l’étranger qui se font les relais en continu de sa propagande.

Le principal soutien médiatique d’Haftar étant la chaîne Sky News Al-Arabiya basée à Abou Dhabi1 qui accueille régulièrement Mahmoud Jibril2, aujourd’hui résident aux EAU, qui a annoncé officiellement son soutien à l’opération « Dignité » du général Haftar.

La chaîne libyenne Libya likoul Al-Ahrar basée au Qatar et dirigée par l’homme d’affaires et de médias Mahmoud Chammam (proche de Mahmoud Jibril), la chaîne libyenne Libya awlan émettant du Caire et la chaîne saoudienne Al-Arabiya constituent les autres principaux soutiens au général Haftar. La chaîne qatarienne Al-Jazira, qui avait joué un rôle de premier plan durant l’insurrection de 2011, présente cette fois un traitement relativement équilibré des évènements en offrant une égale couverture aux déclarations des « pro » et « anti »-Haftar.

Du côté des médias occidentaux, le général a bénéficié également d’une couverture importante. Les principaux observateurs et commentateurs de ces médias, confrontés depuis plusieurs mois à une multitude d’acteurs et une situation complexe semblent avoir enfin retrouvé une situation plus binaire où l’ordre militaire s’oppose au chaos et à la violence des « islamistes ». Ils reprennent de fait souvent à leur compte la propagande d’Haftar qui se réclame de « la lutte contre les terroristes ». Et chacun de peser les chances de succès du général et de faire des pronostics sur l’issue des combats en s’appuyant sur des données imprécises et non recoupées, voire totalement fausses. Ces « analyses militaires » laissent néanmoins de côté l’essentiel, à savoir que l’opération d’Haftar (qu’il a déjà annoncée comme longue) ajoute aux lignes de fracture déjà existantes celle entre partisans et adversaires de l’opération Dignité. De fait, la Libye n’a jamais été aussi divisée depuis la guerre civile de 2011 qui avait vu s’affronter « pro » et « anti »-kadhafistes.

Du "chaos contrôlé" à la radicalisation du conflit

Si la « violence sacrificielle » de l’exécution du tyran Mouammar Kadhafi en octobre 2011 avait un temps permis d’interrompre le cycle de la « violence mimétique »3 de la guerre civile, offrant une période d’état de grâce au pays, les affrontements ont ensuite rapidement repris entre groupes armés rivaux. Les lignes de fracture multiples ont dès lors maintenu le pays pendant près de trois ans dans un état de « chaos contrôlé », sorte de zone grise entre la coexistence armée et la guerre civile, avec des pics de violence récurrents qui finissaient par se régler par la négociation ou l’arbitrage d’une tierce partie. C’est cet équilibre dynamique de la violence où aucune partie n’avait pour objectif réel ou même affiché « d’éradiquer » son adversaire que le coup de force du général Haftar a remis en question. Les deux camps, radicalisés par les combats, bénéficiant de soutiens et de réseaux à l’étranger et sollicitant pareillement le soutien du peuple libyen à leur cause légitime (l’ordre pour les uns, la légitimité de la révolution pour les autres) appelle ouvertement cette fois à l’élimination de l’autre. Dans ce contexte explosif où un affrontement majeur viendrait sceller le sort de la Libye en tant qu’entité nationale viable, il est difficile à ce stade d’identifier les facteurs de stabilisation.

La "société civile" est aussi clivée

Souvent mise en avant comme facteur de réconciliation, la « société civile » est elle-même en effet profondément divisée et adopte souvent les positions de sa communauté d’appartenance. Ainsi par exemple ces deux derniers vendredis, les manifestants des deux camps ont chacun occupé l’une des deux grandes places de Tripoli (place des martyrs et place d’Algérie). L’idée selon laquelle la « société civile » pacifique s’opposerait aux hommes en armes est donc encore bien éloignée de la réalité. Chaque famille compte en effet en son sein un homme en armes (rebelle « authentique » ou post-révolutionnaire) qui dispose d’un immense capital symbolique, surtout auprès de ses jeunes frères ou cousins qui vénèrent leurs aînés combattants et martyrs dont les photos de cadavres sont omniprésentes sur les pages Facebook et les écrans de téléphone portables des jeunes adolescents libyens. Les revenus générés par les « activités » de ces jeunes hommes armés au sein de leur milice leur permettent en outre souvent de contribuer financièrement aux besoins de leur famille. La notion de « combattant actif » (le milicien) et de « combattant passif » (ses proches) observée dans d’autres contextes de guerre civile, notamment au Liban dans les années 804 est donc également pertinente en Libye.

Les tribus en perte d’autorité

Les tribus, qui demeurent une composante importante de la vie sociale libyenne, sont aussi souvent perçues comme des instances de médiation possibles. Ainsi, lors de conflits limités, le recours à des arbitrages tribaux a souvent permis de réguler le niveau de violence. Durant la guerre civile de 2011, les deux camps avaient néanmoins réussi à instrumentaliser rapidement les chefs de tribus. Chaque tribu comptant plusieurs dizaines de chefs traditionnels, les anciens se sont souvent trouvés eux-mêmes divisés au sein d’une même tribu, se contentant souvent de suivre le mouvement des jeunes combattants et n’ayant que peu de prise sur les évènements. Ceci a notamment largement contribué à dévaloriser les anciens aux yeux des jeunes qui ont tendance aujourd’hui à suivre davantage les directives de leurs chefs de milices que les appels à désarmer des anciens.

La réunion de chefs tribaux qui s’est déroulée les 25 et 26 mai 2014 à Al-Aziziya (30 km au sud de Tripoli) à l’initiative d’un groupe de la tribu warchafana — qui a majoritairement été longtemps fidèle au régime Kadhafi — qui a réuni près de 2000 chefs traditionnels venus principalement du Fezzan et de Tripolitaine est à ce titre révélatrice de l’incapacité de ces structures traditionnelles, toujours profondément divisées par la guerre de 2011, à jouer un rôle dans une hypothétique réconciliation nationale. Organisée par une tribu qui a soutenu Kadhafi en 2011, cette réunion n’a rassemblé bien évidemment que des représentants de tribus et villages qui ont combattu dans son camp. Après deux jours de débats, les participants ont réussi à s’entendre sur un communiqué refusant de soutenir l’action du général Haftar. Bien que marginalisées dans la Libye actuelle, ces tribus ne pouvaient en effet accorder leur soutien à celui dont la « trahison » de Kadhafi et l’alliance avec les États-Unis sont rédhibitoires. Compte tenu du discrédit qui pèse aujourd’hui sur elles, ce communiqué n’aura bien évidemment aucun impact sur les parties en conflit autour de l’opération Dignité.

Dans un contexte général de militarisation des esprits et d’ingérences étrangères poussant tacitement les parties à la radicalisation, la marge de manœuvre des partisans du dialogue et de la négociation se réduit de jour en jour. De leur capacité à maîtriser ou non les partisans de la logique de guerre dépendra l’issue de la crise majeure à laquelle est aujourd’hui confrontée la Libye. À ce titre, l’attitude des deux premiers ministres libyens qui ont veillé jusqu’à présent à éviter les affrontements entre leurs milices — malgré le différend politique et juridique sérieux qui les oppose — peut être considérée comme encourageante.

1Créée en 2012 pour « concurrencer » les chaînes Al-Jazira (Qatar) et Al-Arabiya (Arabie saoudite), la chaîne Sky News al Arabiya est dirigée par le cheikh Mansour ben Zayed Al-Nahyane, frère du président des Émirats arabes unis, Cheikh Khalifa.

2Homme d’affaires libyen, Mahmoud Jibril, présenté au président français Nicolas Sarkozy à l’Élysée en mars 2011 par l’écrivain Bernard-Henry Lévy était avant l’insurrection libyenne dans l’équipe de Seif Al-Islam. Il a ensuite été chef du comité exécutif du Conseil national de transition avant de démissionner puis de créer son alliance des forces nationales, regroupement de partis « libéraux » (c’est-à-dire en Libye affichant leur distance à l’égard de l’islam politique).Touché par la loi d’isolement politique votée en mai 2013 par le parlement, il ne peut plus occuper de fonction officielle en Libye. Il apparaît aujourd’hui pour une majorité de Libyens comme le symbole de l’affairisme et de l’opportunisme.

3Sur ces concepts de violences mimétique et sacrificielle, cf. René Girard, La violence et le sacré, 1972.

4Sur cette question, cf. Dr Adnan Houballah, Le virus de la violence, Albin Michel, 1996.

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