Libye : l’armée nationale ne marche pas encore au pas

Reportage dans un centre d’entraînement · Restaurer la sécurité et mettre au pas miliciens et brigands, les défis qui attendent la nouvelle armée libyenne sont énormes. Pour sans doute encore un long moment, ses médiocres recrues ne semblent pas en mesure de les relever.

Recrues suivant un cours théorique dans un hangar.
Photo Maryline Dumas.

Uniforme kaki assorti aux chaussettes qui remontent par-dessus les jambes du pantalon, Hamza, un Libyen maigrelet, semble marcher dans des chaussures trois fois trop grandes pour lui. Maladroit, il fait sourire ses instructeurs. Un enseignant doit le prendre à part : « Quand on dit "gauche", tu avances le pied gauche et le bras droit ! ». Dans cette caserne d’Al-Azizia, au sud de Tripoli, on forme les futurs soldats. L’armée libyenne se reconstruit et, à l’image de cette jeune recrue, ce n’est pas gagné. Pourtant, les défis sont énormes : instaurer la sécurité et prendre la place des groupes armés.

Créée en 2011, l’armée nationale s’est substituée à l’Armée de libération libyenne, le bras armé du Conseil national de transition (CNT) en 2011. Gradés et vétérans viennent de l’ancien régime, des forces de la Jamahiriya arabe libyenne de Mouammar Kadhafi. Dénigrées et négligées par le Guide, qui craignait un putsch et privilégiait sa garde personnelle, ces unités étaient jusqu’à présent considérées comme moribondes. Ce sont les katiba, des bandes armées créées pendant ou après la Révolution de 2011, qui sont censées assurer la sécurité du pays depuis la mort de Kadhafi.

Le poids des milices

Organisées en brigades qui reconnaissent l’autorité de l’État, ou en milices qui refusent de se soumettre. Comme le groupe islamiste Ansar al-Charia très présent à l’est, elles font, dans les faits, la loi. Leur loi. Venus d’une même localité, issus d’une même tribu ou réunis autour d’une personnalité, ces bandes sont responsables de violences, d’enlèvements — comme celui du premier ministre Ali Zeidan le 10 octobre dernier — et de trafics en tout genre. Le 15 novembre, la population de Tripoli, excédée, a donc demandé leur départ. Après un bain de sang qui a fait environ cinquante morts et cinq cents blessés, les plus importantes katibas ont quitté la capitale avec armes et prisonniers, laissant le champ libre aux militaires.

« Je ne savais même pas qu’on avait une armée ! », s’exclamait alors Enas, une jeune Tripolitaine. Satisfaite comme la majorité des Libyens, elle s’interrogeait cependant : « Mais qui sont-ils ? Et d’où viennent-ils ? » Le lieutenant-colonel Abdul Razaq al-Shbahi, porte-parole du ministère de la défense, explique : « C’est notre armée ! Elle attendait juste les ordres pour sortir. Ces soldats ont été formés pendant quatre mois en Libye avant d’être déployés dans les rues. »

Le premier contingent a été constitué dès le début de l’année 2012. Mille quatre cents hommes ont été formés, 6377 autres devraient l’être prochainement. L’objectif est double : instruire les soldats et affaiblir les groupes armés en intégrant leurs membres un par un.

Parmi les onze centres d’instruction dispersés dans tout le pays, celui d’Al-Azizia, avec ses quatre cents recrues, est le plus important. Cette base abrite des casernes relativement récentes, deux terrains de football éclairés, mais aussi des chantiers abandonnés et des terrains vagues où s’amassent détritus et meubles cassés. Au fur et à mesure de la visite, la formation se révèle à l’image du lieu : bricolée.

Il y a d’abord l’écart avec les discours officiels. En cette mi-décembre, Mohamed Mahdi, 43 ans — l’âge limite de recrutement est officiellement de 35 ans — est arrivé le matin même « avec trente camarades de ma katiba, la 501 ». Théoriquement, l’enrôlement est individuel. Les volontaires se présentent là où ils le souhaitent, chaque région disposant de bureaux d’engagement. Après vérification de leur passé (casier judiciaire, rôle pendant la Révolution...) et des examens médicaux, ils partent en formation dès que le quota de recrues est atteint. Les membres d’un groupe armé, mais aussi d’une tribu ou d’un fief identiques, peuvent ainsi rester ensemble : les recrues inscrites au même bureau d’engagement et au même moment constitueront un groupe de formation. L’amalgame, dans un pays qui reste divisé n’est donc pas réglé. Pas plus que l’objectif de démanteler les groupes armés.

Un salaire et une couverture sociale

Le risque est grand. Dans la Libye actuelle, rien ne dit que les brigadistes ou les miliciens incorporés dans l’armée ne resteront pas fidèles à leur katiba d’origine. Devenir militaires ne les oblige pas à se couper de leurs anciens camarades mais leur permet, en revanche, de continuer à toucher un salaire du gouvernement. Cinq cents dinars mensuels (300 euros) et une couverture sociale correspondent plus ou moins aux rétributions versées aux membres des groupes armés depuis 2011 — dont la suppression est annoncée pour le 31 décembre. Abdulsalem Ramadan, 18 ans, sans travail depuis qu’il a abandonné l’école, reconnaît s’être enrôlé avant tout pour des raisons financières. « Le métier militaire, c’est pour moi la chance de faire quelque chose et de gagner de l’argent ». Encore faut-il que le salaire soit payé. Des traitements en retard laissent parfois les fonctionnaires sans revenus pendant des mois, mais pour le moment, Abdulsalem n’est pas concerné.

Dehors, Hamza, la jeune recrue en difficulté et son groupe, arrivés la veille de Ghadamès (ouest libyen) s’entraînent encore à la marche. Sous les ordres des instructeurs — des militaires dont certains ont participé à la guerre du Tchad (1978-1987) —, les jeunes hommes avancent tant bien que mal. Rythme défaillant, lignes rompues et mauvaise coordination. « Les cours sont simples, explique le colonel Fathi Ayad, le chef du centre. Pendant quatre mois, on enseigne la marche militaire, les règles de sécurité, le maniement des armes et la communication. » Une formation de base au contenu parfois étrange, telles ces séances de recopiage du manuel militaire, ou la visite d’un cheikh donneur des conseils.

Les enseignements se déroulent dans un hangar, à même le sol. « Les salles de classe sont en construction à côté. Que voulez-vous, je ne vais pas arrêter de former des soldats en attendant d’avoir des chaises et des tables », se justifie Ayad. Portail ouvert pour laisser entrer la lumière, une cinquantaine d’élèves suivent un cours de transmission radio. Le professeur les interroge sur l’utilisation des termes « allô » pour débuter une conversation et « à toi » pour donner la parole à son interlocuteur. Un journaliste libyen présent s’en amuse. Selon lui, le niveau des recrues ne permet guère de faire plus : « La plupart ont abandonné l’école sans diplôme. Ils sont incapables de comprendre les lois de la guerre ou la stratégie militaire ! »

La France à la traîne

Al-Shbahi défend cette formation : « Ce n’est qu’une première étape au sein d’un grand processus. Ensuite, ces hommes se spécialiseront en marine ou en aviation, par exemple. Certains partiront en formation aux États-Unis, en Italie, en Angleterre... » Les Occidentaux ne se font effectivement pas prier pour offrir leur aide aux Libyens. Une question à la fois sécuritaire, stratégique et économique. Selon le recensement de Laurent Touchard, spécialiste des questions militaires, dans Jeune Afrique, la France n’est pas la mieux placée : elle devrait former environ deux cents professionnels (gardes du corps, officiers de la marine, plongeurs démineurs...). Un chiffre modeste par rapport au Royaume-Uni (deux mille hommes). Mais de toute façon, ces programmes semblent condamnés à l’échec. Les retards sont incessants et le nombre de Libyens formés à l’étranger reste faible. Laurent Touchard évoque différentes raisons, comme l’absence de véritable sélection et la « prudence » des Occidentaux. Ne risque-t-on pas que ces « pros entraînés intègrent non une armée fantomatique » mais « de faux-vrais groupes de milice » ?

La formation de base en Libye a aussi connu ses propres ratés. Le centre de Zaouïa, à l’ouest de Tripoli, a par exemple été fermé de décembre 2012 à avril 2013 pour cause de travaux — qui n’ont finalement débuté qu’en mars 2013. Une confusion qui fait dire au salarié d’une ONG basée dans la ville : « C’est comme s’il y avait un manque de volonté. Le gouvernement veut-il vraiment construire une armée ? Est-il incapable de l’organiser ? »

Déployé à Tripoli après cette première formation, Ahmed, un soldat francophone, n’a suivi que l’instruction de base. Aucune autre n’est prévue pour le moment. Mais il a, de toute façon, d’autres projets : « Je travaille pour une compagnie aérienne. L’armée, c’est juste le temps de rétablir l’ordre en Libye. Après, je retourne dans le civil. » C’est aussi ce que disaient les membres des brigades.

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