Toubous et Touaregs

Libye. Le Fezzan, une région en lutte contre sa marginalisation

Le Fezzan est une région hautement stratégique de la Libye en raison de ses ressources pétrolières. Profondément divisés, abandonnés par le gouvernement d’union nationale de Tripoli, les Toubous et les Touaregs qui l’habitent se sont unifiés contre les offensives du maréchal Khalifa Haftar dans la région. Mais pour eux, les perspectives politiques restent bouchées.

Soldats de Khalifa Haftar patrouillant dans la ville de Sebha, « capitale » du Fezzan, 9 février 2019
AFP

Quand on évoque la guerre en Libye, l’attention se porte sur la Cyrénaïque, à l’est, aux mains du gouvernement de Tobrouk, et sur la Tripolitaine, à l’ouest, tenue par le gouvernement d’union nationale (GNA). Au sud du pays, la région du Fezzan se retrouve oubliée alors qu’elle constitue une zone hautement stratégique dont le ralliement à l’un ou l’autre des belligérants pourrait se révéler déterminant dans la victoire de l’un des camps.

Les trois principales composantes ethniques du Fezzan : arabe, touboue et touarègue avoisinent 10 % de la population du pays, soit environ 500 000 personnes. Elles se concentrent essentiellement autour des villes de la capitale administrative Sebha (140 000 habitants), siège de l’ethnie arabe kadhafa dont était issu le colonel Mouammar Kadhafi, de Mourzouq (50 000 habitants), fief toubou, et d’Oubari, bastion touareg, deux fois plus petit que Mourzouk.

La compétition pour conquérir ce territoire n’est pas nouvelle. Entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe (jusqu’en 1951 quand la Libye accède à l’indépendance), après avoir concentré leurs efforts sur le littoral, les puissances coloniales se sont efforcées d’étendre leur domination sur cette région semi-désertique. L’empire ottoman puis l’Italie, le Royaume-Uni et la France lui ont porté une attention particulière, comprenant que le reste du pays dépendait en partie de ses ressources géostratégiques et de son ouverture sur le Sahara pour sa prospérité économique.

Lorsque la Libye était divisée en trois provinces (calquées sur le découpage régional actuel), le Fezzan avait peu de liens politiques et administratifs avec les deux autres entités régionales. Bien qu’administrées par des autorités distinctes et avec des ambitions politiques différentes, la Tripolitaine et la Cyrénaïque maintenaient des liens politico-économiques étroits. La Tripolitaine a tôt manifesté le souhait de devenir une République d’inspiration démocratique, alors que la Cyrénaïque, sous l’autorité de l’émir Mohamed Idris El-Mahdi El-Senussi, adoubé par les Britanniques, avait une vision plus conservatrice du pouvoir. Mohamed Idris sera proclamé roi au moment de l’accession de la Libye à l’indépendance en 1951 ; puis il sera renversé par Kadhafi en 1969.

Après l’indépendance de l’émirat de Cyrénaïque proclamée par Idris en 1949, le roi encourage les deux autres provinces à lui emboiter le pas. Mais les désaccords entre les provinces aux peuplements hétérogènes, aux marchés économiques distincts et soumises à différentes influences étrangères les conduisent à opter pour une organisation fédérale dans laquelle chacune s’administre de façon autonome sous l’autorité du roi. Cette organisation reçoit l’assentiment de l’assemblée générale des Nations unies et est garantie par la Constitution du 24 décembre 1951 qui consacre l’indépendance du pays.

Une administration française en 1943

Auparavant, à partir de 1943, le Fezzan fut occupé et administré par la France. Au début des années 1950, avant même la proclamation de l’indépendance du royaume, des traités provisoires à vocation militaire et financière et renouvelables tous les six mois sont conclus entre la France et la Libye. Dans ce cadre, Paris déploie des conseillers auprès des instances fédérales du pays afin de s’assurer que l’aide versée au budget libyen serait intégralement redistribuée dans le Fezzan. Concrètement, il s’agit de conserver une emprise militaire dans cette zone stratégique qui lui permette de relier l’Algérie et les quatre colonies de l’Afrique-Équatoriale française : le Gabon, l’actuelle République du Congo, le Tchad et l’ex-Oubangui-Chari devenu la République centrafricaine. La France obtient également le droit d’exploiter les routes et les aéroports du Fezzan comme celui de Sebha, siège de l’administration française, ainsi que ceux de Ghat et de Ghadamès.

Toutefois, peu à peu, l’État fédéral revient sur ces accords et reprend la main sur cette région où la présence française est contestée. Finalement, en novembre 1954, la France est contrainte de se retirer et se résout à louer les bases aériennes qu’elle utilisait jusqu’alors.

Quand éclate la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954, la France se voit refuser le renouvellement des accords provisoires et est sommée par le gouvernement libyen de quitter le Fezzan avant le 31 décembre. Or, à mesure que le conflit s’intensifie en Algérie, cette région, espace potentiel de transit pour le trafic d’armes ou de repli pour les insurgés de l’est algérien apparait comme stratégique pour les autorités françaises. Malgré d’intenses tractations diplomatiques, la France lâchée par les Britanniques et les Américains toujours présents en Libye, isolée sur le plan international doit accepter, le 10 août 1955, de signer un traité actant son retrait définitif de la région. Elle obtient cependant une période de transition et plusieurs garanties, dont l’accès aux aéroports, l’utilisation de certaines routes et, en concertation avec le gouvernement fédéral, l’assurance de pouvoir défendre le Fezzan si ce territoire était attaqué — ou, plus sûrement, s’il se transformait en refuge pour les combattants algériens.

Zone de transit du pétrole algérien

De plus, la France se voit octroyer des concessions pour le compte de compagnies pétrolières qui, présentes en Libye depuis 1954, exploitent les gisements d’Al-Jurf et de Mabrouk dans le bassin de Syrte, mais également ceux d’Al-Sharara dans le bassin de Mourzouk. Enfin, elle obtient gain de cause sur le respect du tracé de la frontière algéro-libyenne qui lui garantit de conserver les gisements algériens d’Edjeleh.

C’est d’ailleurs la découverte, en 1956, d’importants gisements de pétrole du côté d’Edjeleh qui conduit les Français à réévaluer leur intérêt stratégique pour le Fezzan et à accepter de s’en retirer. Jusque-là, dans les négociations, les autorités françaises s’arc-boutaient autour de la question de leur maintien dans la région pour des raisons politico-militaires. Avec la mise au jour de ces gisements, elles vont assouplir leur position et négocier leur retrait en échange de concessions leur permettant de tirer profit des routes et de certaines infrastructures. Le Fezzan est considéré comme une zone indispensable de transit du pétrole algérien vers la métropole, au moment même où la nationalisation de la compagnie du canal de Suez le 26 juillet 1956 menace ses approvisionnements. Les autorités françaises espèrent obtenir, en contrepartie de leur retrait, la possibilité d’accéder aux aéroports libyens et au port de Zouara sur la côte nord pour envoyer le pétrole algérien vers l’Hexagone, à ce moment-là le trajet le plus praticable et le plus court.

En Libye, le pétrole est autant un élément catalyseur que fédérateur, mais ce qui autrefois stimulait l’unité du pays tend maintenant à le diviser. Sa découverte en Cyrénaïque à la fin des années 1950 conduit le pouvoir central à œuvrer plus activement pour l’unification économique et politique du pays, alors que le peuple libyen exprime alors un sentiment d’appartenance au monde arabe.

Dès lors, l’unification politique du pays dépend de la question de la répartition des richesses, et la renégociation du contrat social qui unissait les trois États s’impose. En 1963, entérinant l’adoption d’une nouvelle Constitution, le roi Idris décrète la fin du système fédéral et l’unification des trois entités qui composent le pays.

L’enjeu de l’or noir

La Libye dispose des plus grosses réserves d’hydrocarbures du continent africain. En 2011, à la veille de la révolution libyenne, 80 % de la production du pays est exportée vers l’Europe (dont la moitié vers l’Italie, l’Allemagne et la France). Même si les gisements de pétrole se situent pour une grande partie en Cyrénaïque, ils constituent un enjeu d’envergure dans les luttes d’influence qui se mènent au Fezzan où se trouve le plus gros champ de pétrole du pays, à l’ouest de la ville d’El-Sharara, dans le désert de Mourzouk. Ce site, implanté dans un bassin qui accueille également celui d’El-Feel, représente à lui seul près du tiers de la production libyenne.

Lors de la seconde guerre civile libyenne, entre 2014 et 2015, la question du pétrole enflamme les rapports interethniques au sud, notamment entre les Toubous et les Touaregs. Dans le Fezzan, les Touaregs sont davantage implantés à l’ouest, du côté de la frontière algérienne. Les Toubous, présents dans la partie centrale et à l’est, procèdent à un contrôle des axes qui traversent la frontière tchado-libyenne. Les deux communautés cohabitent sur une bande territoriale qui s’étend de la frontière nigérienne à la frontière de la Tripolitaine. Le pétrole sera aussi l’élément autour duquel s’uniront ces ethnies pour défendre leurs intérêts communs face aux avancées de l’armée du maréchal Khalifa Haftar.

Le chaos libyen va engendrer une lutte pour les revenus économiques — issus du pétrole ou des trafics — ainsi que pour la prise du pouvoir politique. Outre les profits provenant du commerce de l’or noir, la sécurisation des infrastructures pétrolières constitue une ressource conséquente pour les groupes qui en ont la charge. Dans le Fezzan, cette sécurisation des sites est assurée par les Toubous et les Touaregs. Cette fonction stratégique est utilisée dans les négociations entre le pouvoir central et les minorités ethniques. À plusieurs reprises, celles-ci ont pris en otage les infrastructures pétrolières pour faire valoir leurs revendications sociales et politiques et se voir reconnaître des droits longtemps ignorés sous le règne de Kadhafi.

À l’occasion de la seconde guerre civile libyenne, de violents combats ont lieu entre Toubous et Touaregs dans la localité d’Oubari, le bastion libyen de l’ethnie touarègue, à 200 km à l’ouest de Sebha. Ces conflits ont pour origine la prise de contrôle par les Toubous de la ville et des ressources pétrolières de sa périphérie. En dépit de la signature d’un accord de paix entre les deux communautés en novembre 2015, des heurts les opposent à nouveau quelques mois plus tard, laissant Oubari ravagée et faisant plusieurs centaines de morts dans les deux camps. Pour autant, à la même époque, Touaregs et Toubous font front commun pour faire valoir leurs revendications à propos de leur statut de minorité et de leurs droits à inscrire dans la nouvelle Constitution libyenne. En dehors de cette parenthèse, ils continuent à s’affronter autour du contrôle des deux principaux sites pétroliers de la région. Ils en auront tour à tour le contrôle jusqu’à l’offensive majeure de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Haftar au début 2019.

Les avancées de l’ANL dans le Fezzan libyen aux alentours de Mourzouk, Sebha et Oubari vont finalement pousser les Touaregs et les Toubous à constituer des milices communes pour défendre les sites d’El-Feel, alors sous contrôle des Toubous et d’El-Sharara, aux mains des Touaregs.

C’est ainsi qu’en mai 2016, il est question de créer une armée nationale du sud. Cette initiative, portée par Ali Kana Souleymane, un chef militaire targui, fait écho au sentiment d’abandon que les ethnies sudistes éprouvent vis-à-vis du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez Al-Sarraj. En dépit des affrontements qui les avaient déchirés les quatre années précédentes, les deux ethnies chercheront à s’unir sous le commandement du général Ali Kana. Il faudra néanmoins attendre début 2019 et le déclenchement de l’offensive de l’ANL sur le Fezzan pour que les deux ethnies se fédèrent pour défendre leur territoire, et que le général Ali Kana soit nommé par Tripoli chef militaire de la région.

Front commun contre Haftar

Bien qu’ayant opposé une résistance farouche aux troupes d’Haftar, Touaregs et Toubous ne seront pas en mesure de contrer durablement les avancées de cette armée, soutenue par la Russie et renforcée par des mercenaires étrangers. Leur opposition vis-à-vis de l’exploitation des ressources ou du positionnement envers les deux entités politiques rivales du nord vont reprendre le dessus et les fragiliser. La violence des combats, la puissance de leur adversaire ainsi qu’un soutien insuffisant du gouvernement de Tripoli les contraindront à céder du terrain à l’ANL et à s’accommoder de sa présence dans différents lieux stratégiques, dont les sites pétroliers.

Leurs divisions tiennent notamment au fait que le rapport de force entre les deux autorités rivales du pays n’a cessé d’évoluer. La redistribution des cartes qui en résulte est l’occasion tant espérée pour les deux ethnies de se faire une place dans cette société libyenne qui les a longtemps instrumentalisées et marginalisées, et de bénéficier d’un partage plus équitable des ressources pétrolières. Il s’agit par conséquent pour elles de ne pas se retrouver dans le camp des perdants lorsque s’amorcera la fin du conflit.

L’actualité laisse cependant présager que Toubous et Touaregs ne bénéficient pas de la reconnaissance pour laquelle ils se sont battus. Si le chaos économique que connait le pays du fait de la crise sans précédent générée par la chute des revenus du pétrole libyen, et si les pressions exercées par les puissances étrangères que sont la Turquie (soutien du GNA) et la Russie (soutien du maréchal Haftar), ont pu amener les autorités rivales à s’asseoir autour d’une table de négociations, l’absence des minorités ethniques du sud du pays rend hautement improbable une sortie de crise durable. Afin de déboucher sur une solution négociée dans un conflit qui s’éternise, un Forum de dialogue politique libyen s’est tenu à Tunis du 9 au 15 novembre à l’issue duquel il a été annoncé l’organisation d’élections le 24 décembre 2021. Les Touaregs et les Toubous en ont été exclus.

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