L’escalade dangereuse que l’offensive a engendrée fait dire à plusieurs observateurs que le maréchal a commis une erreur de calcul. Il est en effet difficile d’imaginer une « victoire » de Haftar, étant donné que plus de trois années lui ont été nécessaires pour conquérir Benghazi, une ville nettement plus petite que Tripoli. Mais pour comprendre le sens de cette offensive, il est nécessaire de prendre en considération la dimension internationale de la crise.
L’incursion en cours est une tentative de coup d’État selon Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye. Pourtant, l’ANL n’a pas fait l’objet d’une condamnation internationale. Au contraire, un responsable français a déclaré que le gouvernement d’entente nationale (GEN) de Tripoli reconnu par l’ONU entretenait des liens avec Al-Qaida. De même, au cours d’un appel téléphonique le 15 avril avec Haftar, le président Trump en personne a reconnu que les opérations militaires participaient à la « lutte contre le terrorisme ».
Afin de mieux comprendre cette sympathie internationale, il convient de rappeler tout d’abord les négociations auxquelles le maréchal libyen, ses conseillers, ses parrains étrangers et l’ONU ont pris part avant le 4 avril.
Un prisme idéologique désastreux
Une succession presque ininterrompue de pourparlers a débuté il y a deux ans avec une réunion organisée par les Émirats arabes unis entre Fayez Al-Serraj, chef du gouvernement internationalement reconnu, et Haftar. Cette voie diplomatique, qui a par la suite été adoptée par la France, la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) et d’autres, offrait de véritables promesses, mais a finalement abouti à une grave détérioration de la situation. Le camp libyen le plus expansionniste a en effet décidé d’abandonner tout dialogue et de tenter une conquête par la force. Haftar et ses alliés ont fait ce choix précisément parce que le format diplomatique les favorisait. C’est l’aboutissement logique d’une politique d’apaisement qui récompensait, presque systématiquement, les prises territoriales du maréchal en lui octroyant une légitimité accrue.
En outre, les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Arabie saoudite, la France, la Russie et d’autres pays ont, depuis 2014-2015, soutenu la campagne militaire menée par Haftar, souvent au mépris de l’embargo international sur les armes. La volonté de lutter contre l’islam politique est l’une des principales raisons qui ont amené la plupart de ces États à intervenir en Libye. Du fait de cette préoccupation idéologique, la paix et le calme en Tripolitaine ne constituent pas une priorité absolue.
Tant de soutiens extérieurs ont incité l’homme fort de Cyrénaïque à poursuivre des stratégies téméraires, l’hypothèse étant que les États étrangers augmenteront leur soutien s’il venait à rencontrer des difficultés. De plus, la mentalité de Haftar est celle d’un militaire, non celle d’un politicien. C’est en partie la raison pour laquelle la force lui a semblé le moyen le plus judicieux de conquérir le pouvoir à l’échelle nationale. En optant pour cette voie, le maréchal a sacrifié — mais aussi exploité — des années de progrès diplomatique réel.
Dans les mois précédant leur offensive, Haftar et ses alliés ont démarché un certain nombre d’acteurs de Tripolitaine. L’ANL insistait alors sur son désir d’éviter tout combat, comme elle avait su le faire dans une partie du Fezzan. La campagne relativement peu violente de l’ANL dans le sud-ouest en janvier-février 2019 avait eu un effet psychologique sur la Tripolitaine et paré Haftar d’une aura positive.
Les États étrangers aussi furent impressionnés : le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a ainsi applaudi les « victoires » militaires de Haftar dans le sud. Dès le 27 février, les Émiratis organisaient un sommet visant à convertir les acquis militaires de Haftar dans le Fezzan en avancées politiques en Tripolitaine. La négociation entre le premier ministre Serraj et le maréchal Haftar à Abou Dhabi portait sur la formation d’un nouveau gouvernement à Tripoli, reconnu par l’ONU, et dont la composition devait être fortement en faveur du chef militaire. Ce dernier allait être déclaré commandant suprême des forces armées libyennes.
Haftar souhaitait en outre que ce gouvernement civil soit faible de sorte à prévaloir de facto sur toutes les institutions libyennes. L’obstacle le plus important à cet égard était Misrata, la ville révolutionnaire située à l’est de la capitale et capable — quand elle n’est pas divisée — de mobiliser 18 000 combattants, voire davantage.
Le gouvernement envisagé en mars comportait un seul représentant de la ville marchande : Fathi Bashagha, qui devait rester à son poste de ministre de l’intérieur. Dans l’espoir d’obtenir une plus grande assise au sein du futur gouvernement ainsi qu’un maintien de son influence sur la Banque centrale, diverses élites de Misrata se sont activées pendant les négociations de janvier-mars. Toutefois, un bloc significatif de notables et d’hommes d’affaires de la ville portuaire était résigné à accepter un Haftar fort, à condition que l’armée nationale ne jouisse pas d’une hégémonie politique totale. Haftar craignait qu’un accord autorisant un tel contrepoids — même petit — à son autorité l’empêcherait d’atteindre le pouvoir absolu. Malgré ces points de discorde, une occasion politique a néanmoins existé en mars. Elle aurait abouti à une structure de pouvoir très favorable à Haftar, mais elle lui a paru insatisfaisante, car non totalement soumise.
Le maréchal a donc demandé plus de concessions, y compris l’autorisation d’envoyer des brigades de l’Est libyen dans la capitale afin de garantir la sécurité nécessaire à de futures élections. Le refus de Serraj sur ce point n’a pas empêché qu’une seconde réunion entre les deux hommes, à Genève, fût envisagée en mars. L’objectif était d’annoncer le nouveau gouvernement national plus de deux semaines avant la Conférence nationale du 14 avril organisée par l’ONU. Mais dès le 12 mars, les négociations étaient au point mort. Selon un diplomate occidental interviewé, même les Émiratis ne partageaient guère l’intransigeance de Haftar durant ces quelques jours cruciaux de mars. Abou Dhabi préférait voir un pas tangible vers une Libye unifiée, avec un gouvernement et une junte militaire anti-islamiste reconnus à l’échelle nationale.
Haftar joue la carte militaire
En réalité, avant le sommet d’Abou Dhabi du 27 février, l’ANL rassemblait déjà des forces petit à petit dans le district de Joufrah, au centre du pays, puis a commencé à y ajouter des unités retirées du Fezzan nouvellement conquis. Quand il est apparu que le sommet de Genève n’allait pouvoir se tenir, Haftar a compensé l’absence de progrès avec Serraj en se faisant accueillir comme homme d’État à Riyad le 27 mars par le roi Salman — moment significatif pour un pays sunnite arabe dont les dirigeants ont presque toujours été méprisés par le Gardien des deux saintes mosquées. Le royaume a alors promis des dizaines de millions de dollars pour une solution militaire au problème de Tripoli, un cadeau rivalisant avec une injection de moyens matériels supplémentaires par le gouvernement émirati dans l’ANL peu avant le lancement de l’opération dans le Fezzan, selon une source égyptienne. Haftar s’est à nouveau rendu à Abou Dhabi le 2 avril, date à laquelle les mouvements de l’armée dans Joufrah étaient devenus un signe avant-coureur manifeste.
Alors même que des signes inquiétants s’accumulaient, l’ONU hésitait et les capitales étrangères gardaient le silence. L’ONU, qui craignait de dénoncer le bellicisme de Haftar, espérait que la présence en Libye du secrétaire général António Guterres le 4 avril suscite un renoncement politique de la part de Tripoli et relance ainsi le processus de paix.
Haftar a choisi ce jour pour franchir le Rubicon en commandant à son armée d’entrer dans Gharyan, ville située à 90 km au sud de Tripoli et gagnée par l’ANL peu auparavant sans violence excessive. Voyant l’assaut-surprise monter vers la capitale, un grand nombre d’acteurs hésitants de Tripolitaine qui, quelques semaines plus tôt, laissaient entendre qu’ils étaient peut-être disposés à s’accommoder de l’ANL, ont eu une réaction opposée. Face à la violence, leur instinct fut d’oublier les discussions précédentes et de coopérer avec des groupes plus résolus à faire barrage à Haftar.
En rejetant prudence et patience, l’homme fort de la Cyrénaïque a rompu un modus vivendi fragile, certes imparfait, mais tout de même précieux, fruit de plusieurs années de diplomatie lente. Avant le 4 avril 2019, le taux de destruction et de mortalité violente était modéré ; l’économie s’améliorait ; la production de pétrole stagnait autour de 1,2 million de barils par jour. Le secteur bancaire, fissuré, mais pas irrémédiablement, pouvait progresser vers une graduelle réunification.
Tout ceci est désormais gravement compromis et il est peu probable que les combats demeurent cantonnés à la Tripolitaine. En outre, parmi les effets secondaires entraînés par l’opération Taoufane al-Karama, le flux humain vers l’Italie et la Tunisie va sans doute croître de manière considérable, sans parler des déplacements internes qui ont déjà commencé. Cette recrudescence migratoire explique pourquoi Rome regrette la politique pro-Haftar qu’elle a suivie depuis juillet 2018 tout en maintenant un contingent militaire en Tripolitaine.
Parier sur une plus grande ingérence étrangère
Khalifa Haftar a sans doute laissé entendre à ses différents mécènes étrangers qu’il pouvait exécuter une prise rapide et décisive de Tripoli. La réalité qu’il a créée depuis ressemble davantage à un bourbier pouvant durer plusieurs années. Pourtant, en dépit de son échec, aucun de ses partisans extérieurs ne semble disposé à changer de direction. Même si elle aggrave la situation en Libye, Abou Dhabi, Paris et Riyad restent enclins à poursuivre plus ou moins la même politique qu’avant le 4 avril, d’autant que le maréchal a veillé à se rendre difficilement remplaçable. Quant à Moscou, qui soutient Haftar depuis près de quatre ans, elle ne montre aucun signe de recul non plus, même si son discours professe une neutralité qui lui octroie une certaine marge de manœuvre.
Un autre facteur important qui a permis à Haftar de lancer son opération sur Tripoli fut la complaisance des États-Unis pendant la prise du Fezzan. Remarquant le changement par rapport aux deux premières années de la présidence Trump, la faction est-libyenne a interprété ce silence inhabituel comme un feu vert.
Le gouvernement égyptien, qui connaît les vulnérabilités de l’ANL mieux que tout autre gouvernement, ressentait peu d’enthousiasme pour l’aventurisme de Haftar en Tripolitaine. Malgré cela, Le Caire va selon toute vraisemblance devoir accroître son soutien militaire à l’ANL. L’Égypte ne souhaite pas voir le seul acteur de Cyrénaïque fiable en matière de sécurité s’effondrer, se fragmenter, ni même se faire humilier sur un plan symbolique.
Intensification et propagation géographique de l’instabilité
Dans le camp adverse, le Qatar et la Turquie sont très susceptibles de renforcer leur action en Tripolitaine, car les risques pour leur image ont diminué. En effet, la campagne de l’ANL a semé un désordre et un brouillard facilitant les interférences. Il s’agit là d’une conséquence paradoxale de la décision de Haftar étant donné que l’ingérence des deux États pro-islamistes et prorévolutionnaires avait diminué en Libye au cours des deux dernières années.
Ces dangers ne sont pas incompatibles avec la stratégie de Haftar. En recourant à une violence peu sélective, il sait qu’il a plus de chances de raviver les antagonismes qui divisaient jusqu’en mars ses ennemis modérés. La solidarité dont ces derniers font preuve à ce jour est peut-être transitoire. Un tel schisme, ajouté au retour en action des extrémistes, permettrait à Haftar de convaincre ses sponsors étrangers de le soutenir plus encore. L’aval personnel du président américain pour l’aventure de Haftar instaure un environnement international où une intervention militaire étrangère contre le GEN devient plus probable.
Une grande aide extérieure pourrait permettre à Haftar une « victoire » superficielle, sous la forme d’un régime autoritaire faible. Ce processus entraînera plusieurs années de guerre urbaine en Tripolitaine, tout en augmentant les chances d’une fragmentation en Cyrénaïque et celles de répercussions nocives dans le reste de l’Afrique du Nord. Un tel scénario apparaîtrait tout de même comme un succès aux yeux de Haftar, puisqu’il lui conférerait prestige international et accès aux ressources du pays. Dans tous les cas, la méthode choisie par son camp court le risque de plonger la Libye dans une violence, une fragmentation et un dysfonctionnement économique supérieurs à tout ce qu’elle a connu ces dernières décennies.
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