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Libye, quand la « guerre contre le terrorisme » empêche la réconciliation nationale

Après avoir reconnu le Parlement de Tobrouk comme seul représentant du peuple libyen en août 2014, les Occidentaux veulent mettre en œuvre les accords de Skhirat du 17 décembre 2015 qui prévoient un gouvernement d’union nationale à Tripoli, susceptible de faire appel à la communauté internationale pour conduire la guerre contre le terrorisme et l’organisation de l’État islamique à Syrte. Nombre d’observateurs craignent que ces accords n’approfondissent les clivages entre la Cyrénaïque et la Tripolitaine, au risque d’ouvrir la boite de Pandore d’une nouvelle guerre civile.

L'image montre deux personnes debout derrière un podium avec plusieurs microphones. La femme, à droite, porte une veste noire et une blouse turquoise, et semble s'exprimer devant les médias. L'homme, à gauche, est également en costume et semble écouter. En arrière-plan, on peut voir des drapeaux et un affichage qui indique une conférence ou un événement officiel. L'ambiance semble être celle d'une conférence de presse.
Faïez Sarraj, chef de l’exécutif du gouvernement d’union nationale et Federica Mogherini, représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
European External Action Service sur Flickr, 8 janvier 2016.

Une maxime populaire répandue en Libye affirme que la Cyrénaïque a toujours été à l’origine des évènements politiques et militaires décisifs dans l’histoire du pays. C’est dans cette région en effet que s’est affirmée le plus fortement la résistance contre la puissance occupante italienne sous l’influence de la confrérie Senoussia dont sera issu le fondateur de la monarchie libyenne en 1951. C’est de là encore que le colonel Mouammar Kadhafi et ses compagnons ont proclamé la révolution du 1er septembre 1969 et que s’est amorcé en 2011 le processus insurrectionnel qui devrait mettre un terme à son régime après huit mois de guerre civile.

L’histoire semble une fois de plus se répéter en 2016. C’est à partir de cette région que se profilent des évènements qui, dans les prochaines semaines, pourraient venir à nouveau bousculer les plans des Nations unies et des États occidentaux prévoyant l’installation à Tripoli du gouvernement d’union nationale issu des accords de Skhirat du 17 décembre 2015.

Pourtant, tout semblait avoir bien commencé, avec l’arrivée en bateau à Tripoli, au petit matin du 31 mars, de Faïez Sarraj1 accompagné de six des huit membres de son conseil présidentiel2. Une majorité des grandes milices de Tripoli et de Misrata ayant accepté le retour de Sarraj au terme de négociations secrètes préalables, celui-ci a ainsi pu bénéficier de leur protection. De fait, les groupes armés opposés à son retour, regroupés en un front du refus sous l’autorité du Misrati Salah Badi ont évité l’affrontement et rejoint leurs casernements du sud de la capitale. Ce retour, salué immédiatement par les États européens (visites des ministres des affaires étrangères italien, britannique, français et espagnol en moins d’une semaine) et par l’ONU a permis la mise en place d’un début de cercle vertueux en Tripolitaine.

En quelques jours, les deux seules institutions ayant survécu à la chute du régime Kadhafi, la banque centrale libyenne et la Compagnie nationale du pétrole (National Oil Company), ont reconnu l’autorité de Sarraj, de même qu’un grand nombre de municipalités de Tripolitaine. La population de la capitale, épuisée et lasse de cinq années de rivalités et de blocages et d’une situation économique de plus en plus difficile, a accueilli de son côté cette nouvelle dynamique avec enthousiasme.

Le Parlement de Tobrouk suspicieux

Une partie des membres de l’ancien Congrès général du peuple élu en 2012 a choisi de coopter le nouveau gouvernement plutôt que de s’y opposer et a procédé à la mise en place du Conseil d’État, organisme consultatif prévu par les accords de Skhirat. Selon les termes de ces accords, cet organisme ne devait néanmoins être désigné qu’après ratification du nouveau gouvernement d’union nationale par le Parlement de Tobrouk, seule instance élue officiellement reconnue par la communauté internationale. Outre cette nomination précipitée, l’identité de celui qui en a pris la tête, Abderrahman Sewehli — personnalité de Misrata qui avait notamment été à l’origine de l’expédition militaire de représailles contre la ville de Bani Walid (longtemps soutien de l’ancien régime pendant la guerre de 2011 et rivale historique de Misrata) et de la loi d’exclusion de 2013 contre tous les anciens cadres du régime Kadhafi — a légitimement renforcé les suspicions du Parlement de Tobrouk à l’égard du processus politique en cours.

La situation pouvait donc paraître prometteuse à certains égards. Malheureusement, cette dynamique engagée à l’ouest a contribué inévitablement à accroître la fracture avec l’est du pays. L’arrivée de Faïez Sarraj et de son Conseil présidentiel, dans lequel la personnalité d’Ahmed Maetig, originaire de Misrata et premier adjoint de Sarraj, apparaît comme de plus en plus prédominante a eu pour effet direct de renforcer la position des plus radicaux du côté du Parlement de Tobrouk dans leur rejet du gouvernement d’union nationale. Au-delà du refus de voir le général Khalifa Haftar évincé de son poste de commandant en chef des armées pour ne pas ratifier la nomination du gouvernement d’union nationale, le blocage actuel reflète une fracture beaucoup plus profonde entre les deux régions.

Comme souvent, une focalisation excessive sur les personnes — qui s’est traduite notamment par l’évocation par l’Union européenne de sanctions contre le président du Parlement de Tobrouk, Aguila Salah Issa — détourne l’attention de causes plus structurelles. Les dirigeants de l’est et les médias qui les soutiennent en Égypte et aux Émirats arabes unis ont instrumentalisé le ressentiment des tribus de Cyrénaïque à l’égard de l’Ouest, accusé de soutenir les djihadistes de Benghazi et de Derna ; ce qui a contribué à renforcer le sectarisme régional de la Cyrénaïque. En Tripolitaine, on a vu le retour (largement médiatisé en Cyrénaïque) de responsables de haut rang de l’ancien régime3, l’invitation faite à la veuve du colonel Khadafi de revenir dans sa ville (communiqué émis le 27 avril) par le conseil municipal et les tribus d’Al-Baïda, et le recrutement de cadres et de soldats des bataillons de sécurité de l’ancien régime — dont la puissante « brigade 32 » commandée par Khamis Kadhafi — dans les rangs de « l’armée nationale libyenne ». Cela a donné des arguments aux élites tripolitaines majoritairement post-révolutionnaires pour mettre en avant le caractère « contre-révolutionnaire » des autorités de Tobrouk.

Reprendre Syrte ?

Forte de ses récents succès militaires sur les fronts de Benghazi et d’Ajdabiya, « l’armée nationale libyenne » du général Haftar devrait, avec le soutien logistique massif de l’Égypte et des Émirats4, se lancer dans les tout prochains jours à l’assaut de l’organisation de l’État islamique (OEI) retranchée à Syrte. Cette opération, qui porte d’ores et déjà le nom de code « Gardabiya 2 » viserait, au-delà de l’objectif affiché de libération de Syrte, la prise de contrôle des sites pétroliers actuellement tenus par les gardes des installations pétrolières, ralliés jusqu’à présent au gouvernement d’union nationale. Ce risque n’a pas échappé à Faïez Sarraj qui a rappelé le 28 avril lors d’une conférence de presse qu’une opération militaire « prématurée » contre Syrte par quelque partie que ce soit n’était pas souhaitable. Les milices de Misrata ont de leur côté lancé également les préparatifs d’une offensive contre Syrte en prépositionnant des troupes à l’ouest et au sud de Syrte.

La libération de Syrte, négligée depuis plus d’un an, devient donc un enjeu essentiel pour les deux camps rivaux qui escomptent ainsi, par une victoire militaire, accroître leurs chances de l’emporter politiquement sur leur adversaire. Un affrontement direct entre les deux camps, outre la fin du processus politique actuel parrainé par les Nations unies, serait en outre porteur de risques sérieux pour la suite. La présence de nombreux officiers de l’ancien régime originaires de Syrte et de Bani Walid dans l’armée du général Haftar et le désir de revanche — notamment de Bani Walid qui n’a pas oublié l’occupation et les brimades infligées en 2012 par les milices de Misrata — pourraient rouvrir les blessures de la guerre de 2011. Nombreux sont ceux en effet, à l’est comme à l’ouest, qui aimeraient faire payer à Misrata le prix de sa domination politique et militaire de ces dernières années.

Nouvelle guerre civile en perspective

Ainsi, une fois de plus, rien ne se passe comme prévu en Libye. Après avoir reconnu le Parlement de Tobrouk comme seul représentant du peuple libyen dès sa prise de fonction en août 2014, les Occidentaux ont imposé en décembre 2015 la signature d’accords porteurs des germes de la situation actuelle à des acteurs récalcitrants et non représentatifs de toutes les forces en présence. La même priorité accordée à la « guerre contre le terrorisme » sur la reconstruction nationale qui avait suscité le soutien prématuré exclusif au Parlement de Tobrouk en 2014 a guidé les choix occidentaux en décembre 2015. Il s’agissait cette fois de disposer au plus vite d’un gouvernement d’union qui ferait appel à la « communauté internationale » pour conduire la guerre contre l’OEI.

Comme l’avaient annoncé nombre d’observateurs de la situation libyenne, ces accords n’ont donc fait que figer et renforcer les clivages, et compliquer encore la sortie de crise5. L’intervention directe d’acteurs extérieurs comme l’Égypte et les Émirats qui n’ont jamais caché leur soutien aux autorités de Tobrouk n’a par ailleurs jamais été évoquée, ni par les Nations unies ni par les puissances occidentales. Plus troublant encore, si les informations divulguées récemment par le journal Le Monde faisant état de la présence de forces spéciales françaises aux côtés du général Haftar dans l’est libyen étaient avérées6, cela signifierait qu’au moment même où la France affirmait soutenir le gouvernement d’union nationale de Tripoli, des soldats français étaient présents pour soutenir son adversaire, contribuant à le renforcer dans son choix de délaisser la solution politique au profit de la guerre.

Si le rapport de force à Syrte laisse entrevoir une défaite à terme de l’OEI dans cette ville, la bataille de Syrte risque en revanche d’ouvrir la boîte de Pandore d’une nouvelle guerre civile entre factions libyennes qui repousserait les perspectives de reconstruction nationale à une échéance difficilement prévisible.

1NDLR. En vertu des accords de Skhirat, il est désigné en décembre 2015 président du Conseil présidentiel et premier ministre du gouvernement d’union nationale.

2Deux membres du conseil présidentiel boycottent officiellement celui-ci. Il s’agit d’Ali Al-Gatrani, originaire de Cyrénaïque et fidèle du général Haftar et Oumar Al-Aswad, originaire de la ville de Zintan qui est le principal fief allié au général Haftar en Tripolitaine.

3Le 1er mai, Tayyib Al-Safi, ancien membre des comités et des tribunaux révolutionnaires, en charge de la sécurité intérieure de la ville de Benghazi dans les années 1980 et de nombreuses fonctions sécuritaires et ministérielles jusqu’à la chute du régime en 2011 a été reçu triomphalement à Tobrouk par les chefs de sa tribu des Menaffa en compagnie du général Mohammed Miloud Al-Oujeïli, ancien également des comités révolutionnaires et commandant d’une unité de volontaires kadhafistes pendant la guerre de 2011.

4Le 24 avril, plus de mille véhicules 4x4, dont plus de quatre cents blindés Panthera 6 de fabrication émirienne ont été livrés à l’armée du général Haftar.

5Patrick Haimzadeh, «  Vers une nouvelle intervention en Libye  ?  », Le Monde diplomatique, février 2016.

6Nathalie Guibert, «  la guerre secrète de la France en Libye  », Le Monde, 24 février 2016.

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