Par-delà l’effroi légitime et le sentiment que nous sommes tous des cibles potentielles, il convient de s’interroger sur ce que l’on peut deviner de la logique des terroristes dont l’action du 13 novembre a été revendiquée, si ce n’est commanditée par l’organisation de l’État islamique (OEI). Une telle réflexion apparaît comme fondamentale à qui ne souhaite pas faire fausse route.
Il est encore trop tôt pour savoir si le choix des membres de l’OEI de frapper là où ils l’ont fait s’appuie sur une vision fine des lignes de fracture sociales, générationnelles, politiques et territoriales qui traversent la société française et Paris. La décision de s’attaquer en priorité aux jeunes, amateurs de rock, fans de football a priori issus des milieux populaires soutenant une équipe manifestement multiculturelle, se fonde-t-elle sur une rationalité claire ? L’OEI peut-il prétendre que ceux qu’il vient de cibler portent une responsabilité particulière dans les malheurs contre lesquels il prétend agir par rapport à d’autres segments de la société ? Cette jeunesse apparaissait-elle comme une cible stratégique dont il fallait briser la joie de vivre et la liberté supposée ?
À l’inverse, ce modus operandi procède-t-il d’une simpliste mais néanmoins implacable logique de la loi du talion qui se représente la France comme un tout indiscriminé ? Le communiqué revendiquant les attaques ne laisse pas entrevoir une conscience fine de ce qui a réellement été ébranlé. S’il est permis de penser que l’OEI ne frappe pas au hasard, bien des discussions sur le ciblage de tel ou tel café ou du Bataclan apparaissent comme des conjectures quelques peu abusives. D’ailleurs, de telles extrapolations n’émergent que rarement quand il s’agit de tenter de comprendre ce qui a pu légitimer aux yeux de l’OEI l’attentat de Beyrouth contre le quartier en majorité chiite de Bourj El-Barajneh, contre le Musée du Bardo à Tunis ou l’avion russe dans le Sinaï.
Le contexte français
Le phénomène « Je suis Charlie » (instrumentalisé en cela par les médias et le monde politique) a largement construit le défi posé à la société française il y a près d’un an en termes d’atteinte à la liberté d’expression, à la laïcité et au droit au blasphème. Dans ce cadre, l’action de Chérif et Saïd Kouachi était présentée comme l’expression d’un grief adressé à l’encontre du « modèle » de société incarné par les humoristes de Charlie Hebdo. L’analyse était toutefois viciée. Elle conduisait pour une large part à négliger la portée emblématique des victimes de l’Hyper Cacher. Elle se méprenait aussi sur la fonction politique implicite de l’hebdomadaire satirique, dont l’humour à géométrie variable conduit (sans doute au corps défendant de certains de ses caricaturistes) à polariser davantage la société, à stigmatiser les musulmans et à donner à nombre d’entre eux le sentiment qu’ils subissent une inégalité de traitement ou qu’ils ne sont pas protégés autant que d’autres minorités. Face à une telle construction, il n’est pas étonnant de constater que pour le 11 janvier, à l’occasion de la grande manifestation, tout le monde n’était pas « Charlie », en particulier une part importante des populations issues des banlieues périphériques de Paris. Ceux qui ne l’étaient pas rejetaient alors notamment la sanctification de Charlie Hebdo, mais aussi la récupération par Israël et Benyamin Nétanyahou, présent aux côtés de François Hollande lors de la marche, de la nature antisémite de l’attentat.
Une approche alternative du défi posé par les djihadistes à la France aurait dû s’imposer. Cette quête d’un contre-récit apparaît comme plus que jamais utile bien que pas toujours audible dans un espace médiatique et politique largement unanimiste. En janvier 2015 comme aujourd’hui, le véritable défi est bien celui de la réinvention du « vivre ensemble ». Par-delà les échecs patents du modèle républicain et son hypocrisie manifeste dans nombre de territoires, ce que l’OEI et d’autres groupes djihadistes transnationaux mettent en péril en agissant à Paris est justement le projet symbolique des sociétés européennes d’être multiculturelles (reconnaissons simplement que dans leur funeste entreprise, ils ont bien des alliés objectifs en France ou ailleurs, à droite comme à gauche de l’échiquier politique). Cette conceptualisation alternative de la problématique terroriste en France replace les victimes juives de l’Hyper Cacher au cœur de l’analyse. Elle signale également combien le phénomène islamophobe qui croit indéniablement dans le sillage des attentats perpétrés par les djihadistes marque la victoire de ces derniers. Antisémitisme et islamophobie signalent ainsi une même logique et exigent une identique lutte, loin du « deux poids, deux mesures » qui trop souvent s’affirme. Il serait bon que les médias et les responsables politiques en France soulignent cette dimension avec davantage de force et de conviction afin de briser une mécanique de polarisation identitaire devenue quasiment inexorable.
Cette reconstruction des termes du défi terroriste ne peut toutefois faire l’économie d’une sérieuse réflexion sur le rôle de la France à l’échelle internationale et sur ses alliances, avec Israël d’une part tant qu’il poursuivra sa politique répressive à l’égard des Palestiniens et sa stratégie de colonisation, mais également avec les monarchies du Golfe avec lesquelles le président François Hollande a établi une relation mercantile malsaine, plus affirmée que jamais. L’engagement militaire saoudien au Yémen depuis mars 2015, soutenu par la diplomatie française, apparaît à cet égard bien problématique dans la mesure où il amène à renforcer les positions djihadistes. Certes, corriger quatre décennies de politique étrangère exigera du temps et de l’énergie, tout comme le retissage des liens sociaux à l’intérieur, mais rien n’est plus désastreux que le déni.
La loi du talion
Les attentats de Paris et de Saint-Denis apparaissent ainsi comme le fruit du télescopage entre les engagements militaires de la coalition au Proche-Orient contre l’OEI et le quotidien des Parisiens. Il est malheureusement probable que cette funeste rencontre soit de plus en plus fréquente. L’incapacité collective des élites françaises à relier les événements entre eux et à générer un lien de causalité entre des bombes, des balles, des drones et des porte-avions « ici » ou « là-bas » se révèle meurtrière. Les premières réactions du pouvoir emmené par François Hollande et Manuel Valls laissent penser que ce lien continuera à être occulté et que le gouvernement de la France, aux côtés de ceux des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie, s’entêtera à vivre dans le déni, considérant que davantage de bombes françaises déversées au Moyen-Orient génèrent plus de sécurité en Europe. Il faudra pourtant accepter que c’est exactement l’inverse qui partout se produit.
Il conviendra aussi de tirer les conséquences de ce télescopage entre les vies européennes et celles des voisins proche-orientaux qui parfois vivent sous la terreur des missiles et ou des drones de la coalition à laquelle participe la France. Certes, la rage de l’OEI et sa volonté de frapper la France ne procèdent pas uniquement des bombardements des « positions djihadistes ». Elles s’appuient sur un antagonisme qui s’est renforcé au fil des années, voire des décennies, et qui est d’une complexité telle qu’il est devenu impossible de dire avec précision qui riposte à qui et à quoi. Tout juste convient-il de rappeler combien, comme l’écrivait le professeur Jean Leca, il n’y a pas d’« immaculée conception » de la violence, mais que celle-ci est le produit d’une relation. L’engagement militaire français, qui semble toujours aller croissant, constitue dès lors une variable fondamentale qui génère une représentation de l’inimitié et alimente, directement ou non, la décision de certains de massacrer ou de se faire exploser dans un bar, un fast-food et une salle de concert.
Au-delà de ces considérations qui peuvent apparaître comme générales et complexes à mettre en œuvre, le règlement de la question syrienne reste un préalable. Certaines décisions concrètes peuvent être prises, telle la mise en place de zones d’exclusion aériennes pour protéger les civils et permettre de mettre à mal une part de la propagande de l’OEI qui se projette en tant que protecteur des sunnites. Continuer de considérer, comme le fait une part de plus en plus importante des responsables politiques français, que la communauté internationale n’a en Syrie que le choix entre Bachar Al-Assad et l’OEI ne peut être qu’une impasse stratégique, politique, humanitaire et sécuritaire. Les alternatives, kurdes, mais aussi par exemple divers groupes rebelles non djihadistes — ceux-là même qui sont combattus conjointement par le régime syrien, la Russie et l’OEI — constituent des leviers certes imparfaits mais toutefois plus certains que la Russie, Assad et les Rafale pour sortir du funeste piège syrien et régional.
Plus largement, voir s’éloigner à Paris, Marseille ou Lyon le spectre des attentats à répétition impose une réorientation de la politique étrangère française. C’est là certes une condition insuffisante mais cependant nécessaire. Refuser la logique de guerre qui a cours constitue ainsi une clef fondamentale. L’effort de réévaluation du défi auquel est confrontée la société française et de compréhension du message des terroristes ne peut être perçu comme une capitulation ou une légitimation de leur discours, mais bien comme un moyen de chercher à obtenir leur complète délégitimation et alors, seulement, conduire à leur défaite.
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