Koulogon le 1er janvier 2019 : 37 morts.
Ogossagou le 23 mars : au moins 160 morts.
Sobane-Dah le 9 juin : au moins 35 morts, peut-être beaucoup plus.
Gangafani et Yoro le 17 juin : au moins 38 morts.
Les tueries de civils se sont multipliées ces derniers mois dans le centre du Mali1. À chaque fois, ce sont les mêmes récits qui reviennent : des hommes armés venus en 4x4 ou en moto encerclent le village, tirent sur tout ce qui bouge, y compris les animaux, puis mettent le feu aux habitations et aux greniers, avant de retourner chez eux. Parfois, ce sont des Dogons qui tuent des Peuls ; d’autres fois, des Peuls qui tuent des Dogons. Et il en est ainsi depuis plus d’un an et demi. Selon le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), les attaques contre des villages ont, dans cette région, fait plus de 600 morts entre mars 2018 et mars 2019, et provoqué le déplacement de plus de 66 000 personnes. Dans les cercles de Koro et de Bandiagara, des villages dogons et peuls ont été vidés de leurs habitants en raison de l’insécurité.
Les auteurs des tueries sont des groupes dits « d’autodéfense » plus ou moins bien connus, créés ces trois dernières années dans un contexte d’insécurité grandissante et fondés sur l’appartenance communautaire : Dogons, Peuls, Bambaras... Dans deux rapports distincts publiés en 2018, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW) ont détaillé de nombreux cas de violences et d’atrocités commises par ces groupes armés. À Koulogon, la Mission des Nations unies u Mali (Minusma) a conclu à la responsabilité des chasseurs traditionnels, ou dozo, possiblement liés à la milice dogon Dan na Ambassagou (« les chasseurs qui font confiance à Dieu » en langue dogon). Après la tuerie d’Ogossagou, cette milice a été une nouvelle fois pointée du doigt, ce qui a contraint le gouvernement malien à prononcer sa dissolution le 24 mars.
Le gouvernement fournit les armes
Rien n’avait été fait auparavant pour limiter les agissements de cette milice née en 2016. Au contraire. Des diplomates, des chercheurs et des responsables politiques dénoncent depuis des mois, souvent en off, la passivité du pouvoir politique et du commandement militaire, et évoquent même une possible complicité. « De nombreux témoignages et individus bien informés font état d’un soutien logistique et financier apporté aux dozo par le gouvernement malien ou tout au moins par certains de ses membres », écrivait la FIDH en 2018. Un ancien ministre devenu opposant explique, sous couvert d’anonymat, que le gouvernement « a fourni des armes » à la milice en 2018. Une certitude : les groupes d’autodéfense disposent d’armes de guerre, et pas seulement de vieux fusils artisanaux dont sont généralement équipés les dozo.
Il est probable que dans un premier temps, le pouvoir politique malien a considéré ces milices comme des alliés nécessaires pour contrer l’influence des groupes djihadistes et pour contrôler des territoires qui échappent aux forces de sécurité. Mais comme le souligne un diplomate malien ayant requis l’anonymat : « Le monstre que nous avons suscité nous a échappé. Aujourd’hui, les milices opèrent en toute autonomie. » À plusieurs reprises ces derniers mois, les chefs de Dan na Ambassagou ont menacé les militaires s’ils tentaient de les désarmer. Après le massacre d’Ogossagou, ils ont rejeté la dissolution édictée à Bamako. De fait, leurs hommes opèrent toujours sur le terrain, et le chef militaire du mouvement, Youssouf Toloba, continue de se déplacer librement — il a même rencontré le premier ministre, Boubou Cissé, début juillet.
Les autorités maliennes savaient pourtant où elles mettaient les pieds : elles n’ont fait que recycler dans le centre du pays une méthode déjà employée dans le nord par le passé, avec des résultats très mitigés. « Le Mali a montré sa prédilection pour le recours aux milices depuis les années 1990, contre les rebelles touaregs et plus récemment contre les djihadistes. Une caractéristique de l’histoire politique malienne est que les autorités ont toujours peiné à "débrancher" ces milices une fois activées », note le chercheur Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel. Comme le constate le diplomate cité plus haut, « on a l’impression que les dirigeants politiques et militaires n’ont tiré aucune leçon des échecs du passé ».
Déjà contre les Touaregs
La première expérience de ce type remonte au milieu des années 1990. Confronté à une rébellion qui n’en finit pas malgré plusieurs cycles de négociations — un processus de paix long et douloureux qui a exacerbé les tensions entre les communautés —, le pouvoir central, tout en discutant avec les rebelles, autorise en mai 1994 des cadres des Forces armées maliennes (FAMA) issus de la communauté songhaï à créer leur propre milice : Ganda Koy (« les seigneurs de la guerre » en langue songhaï), qui développe un argumentaire anti-touareg très agressif. Le but est de reconquérir des zones perdues par l’armée et d’affaiblir les insurgés, notamment en employant une stratégie de la terreur déjà expérimentée sous le régime autocratique de Moussa Traoré (1968-1991), mais que le président Alpha Oumar Konaré, élu démocratiquement en 1992, se refusait à assumer publiquement.
Essentiellement constituée de Songhaï, cette milice est financée par des hommes d’affaires de la ville de Gao. Elle est également soutenue par des responsables étatiques. Originaire de Gao, Soumeylou Boubèye Maïga, une figure de la scène politique malienne qui dirigeait alors les services de renseignement, est notamment soupçonné d’en être à l’origine. Depuis cette époque, cet ancien journaliste a occupé de nombreux postes clés (notamment ministre de la défense, ministre des affaires étrangères, secrétaire général de la présidence). Plusieurs observateurs ont noté que Dan na Ambassagou, créée fin 2016, était devenue réellement active début 2018, peu de temps après sa nomination au poste de premier ministre.
Bénéficiant de la complicité de l’armée, Ganda Koy a mené plusieurs batailles contre les groupes rebelles en 1994 et 1995, et a commis de nombreuses exactions contre des civils — des Touaregs pour la plupart. « Quand on nous tuait quinze nègres, nous, on tuait vingt Tamacheks », expliquait en 1996 un propagandiste de la milice cité par Le Monde2.
Gérer les mannes financières
Certes, la pression exercée par Ganda Koy a poussé les mouvements rebelles à revenir à la table des négociations. Mais déjà, les effets pervers d’une telle stratégie se faisaient sentir. Non seulement, cette milice « a contribué à transformer le conflit du Nord en violences intercommunautaires et raciales, tuant entre 1994 et 1996 des dizaines de civils à la "peau claire" (touaregs et arabes) », comme le notait le think tank International Crisis Group (ICG) dans un rapport publié en 2012, mais en plus, elle a petit à petit gagné en autonomie par rapport à Bamako, et s’est rapprochée de certains groupes rebelles avec lesquels elle a signé des pactes afin de gérer la manne issue des accords de paix. Autre effet secondaire : certains de ses membres ont versé dans le banditisme.
Successeur de Konaré en 2002, Amadou Toumani Touré (ATT) aussi a joué le jeu très risqué des milices. En 2006, Bamako fait face à une nouvelle insurrection touarègue menée par Ibrahim Ag Bahanga. Incapable d’y mettre un terme, le pouvoir central pousse deux colonels de l’armée issus du nord et jugés loyaux à créer deux milices communautaires : une arabe, dirigée par Abderrahmane Ould Meydou ; l’autre touarègue, commandée par Alaji Gamou. Puisant dans les effectifs de l’armée, bénéficiant de son soutien logistique et coordonnant leur stratégie avec celle du gouvernement, ils ont également les moyens de recruter des hommes issus de leur communauté et sont autorisés à faire la loi (et des affaires) dans les zones qu’ils reconquièrent. Drôles de milices, qui ont ainsi un pied dans l’État, et un autre en dehors...
« La constitution de ces deux milices obéit à une logique commune : lever des forces présumées loyales à l’État malien en s’appuyant sur les communautés subalternes de l’ordre local nordiste disposées à collaborer avec Bamako pour inverser cette hiérarchie », notait ICG en 2012. En effet, les Arabes de la vallée du Tilemsi, auxquels appartient Ould Meydou, et les Touaregs Imghad, le groupe de Gamou, sont tributaires respectivement des communautés kounta et ifoghas. Leur intérêt à collaborer avec l’État est alors évident : il s’agit, en s’alliant avec le pouvoir, d’inverser la hiérarchie sociale héritée du passé. De fait, les élections locales d’avril 2009 ont consacré l’influence croissante des Tilemsi et des Imghad. Si la rébellion de Bahanga a rapidement (quoique provisoirement) été étouffée, les équilibres régionaux ont été fragilisés. Durant cette période, plusieurs épisodes narrés notamment dans les câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks illustrent les innombrables arrangements entre le pouvoir central et les différents groupes armés qui versent dans le trafic de drogue : impunité pour leurs membres, corruption... Les hommes de Gamou sont notamment soupçonnés d’être en lien avec de grands trafiquants. Ainsi, en février 2013, la ville de Gao venait d’être libérée du joug du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) par l’armée française. Les hommes de Gamou, qui avaient pris la relève, contrôlaient la ville. Lorsqu’ils ont appris l’arrestation de Baba Ould Cheikh, un maire de la région dont le nom est cité dans la plus grosse affaire de trafic de drogue qu’a connu le Mali (« Air Cocaïne »), ils l’ont immédiatement libéré avant qu’il ne soit pas transféré à Bamako et lui ont permis de quitter la ville.
Les soldats maliens chassés de Gao
Fin 2011, une nouvelle rébellion touarègue éclate au Mali. Fruit d’une alliance entre deux mouvements politiques autonomistes : Le Mouvement national de l’Azawad (MNA) et le Mouvement touareg du Nord-Mali (MTNA), la faction armée dirigée par Ibrahim Ag Bahanga et des Touaregs revenus de Libye après la chute de Mouammar Khadafi, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) lance les hostilités à Menaka, puis gagne d’autres villes. L’armée est une nouvelle fois dépassée. L’État recycle donc les mêmes ficelles. Ce qu’il reste de Ganda Koy et Ganda Izo (« les fils de la terre » en langue songhaï), une nouvelle milice issue d’une scission au sein de la première et constituée de Songhaï et de Peuls, sont à nouveau employés par le pouvoir central pour freiner l’avancée du MNLA. Cette énième « collaboration » entre les FAMA et les milices a fait long feu. Les miliciens, peu équipés et peu entraînés, se sont très vite montrés incapables de rivaliser avec les rebelles lourdement armés.
L’intervention française de 2013 règle le problème, mais pour un temps seulement. Avec l’aide de l’armée française, l’État reprend le contrôle des territoires abandonnés durant plusieurs mois. À défaut d’être « débranchées », les milices sont marginalisées. Même le groupe de Gamou — lequel est fait général par Ibrahim Boubacar Keïta quelques semaines après son élection en août 2013 — est petit à petit réintégré dans l’armée. Mais après la défaite de Kidal en mai 2014, bataille au cours de laquelle les soldats maliens sont chassés de la ville par les rebelles, l’armée malienne perd à nouveau le contrôle de plusieurs localités du septentrion. Paralysée par les négociations de paix menées sous l’égide de la communauté internationale et par la position de la France, qui cherche à ménager ses alliés du MNLA, l’armée malienne doit une nouvelle fois laisser des milices faire son travail.
Gamou est à nouveau mis à contribution : en août 2014, il crée un nouveau groupe armé, le Groupe autodéfense touareg imghad et alliés (Gatia). Officiellement, il n’en est pas membre et l’État n’y est pour rien ; en réalité, il en est le chef et le groupe bénéficie de l’appui direct de l’armée. Les hommes qui constituaient son ancienne milice, des Imghad pour la plupart, le rejoignent. En 2015, la Minusma constate que plusieurs membres du Gatia blessés dans des combats contre la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) issue de l’ancienne rébellion et soignés à l’hôpital de Gao sont des FAMA qui avaient suivi quelques mois plus tôt la formation prodiguée par l’Union européenne à Koulikoro dans le cadre de la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (European Mission Training Mission Mali, EUTM) dont le but est d’aider à la reconstruction… de l’armée malienne. Le Gatia dispose en outre de véhicules, d’armes et d’uniformes fournis par les FAMA.
Escorter les convois de drogue
Cette stratégie semble payante dans un premier temps. Rapidement, le Gatia, allié à d’autres groupes armés touaregs, arabes ou songhaï réunis au sein de la « Plateforme », reprend du terrain, notamment dans la région de Gao. Mais encore une fois, les effets pervers se font rapidement ressentir. Tout d’abord, la loyauté du Gatia envers l’État est à géométrie variable : « Le Gatia a son propre agenda politique, qui consiste à briser la domination des autres tribus dans les zones qu’il contrôle et à installer le pouvoir des Imghad. Il ne participe en rien au retour de l’autorité de l’État, au contraire, il a tendance à la saper », note un expert onusien en poste au Mali. Depuis trois ans, Gamou, qui se pose en leader de la communauté imghad, ne fait plus que de rares apparitions à Bamako et répond aux autorités quand bon lui semble. « Il a toujours le titre de général, mais il s’est complètement émancipé du commandement de l’état-major », se désole un sous-officier.
La milice poursuit en outre sa collaboration avec les trafiquants, comme par le passé. Selon une source diplomatique, nombre de batailles que les hommes du Gatia ont menées contre la CMA l’ont été pour prendre le contrôle de localités considérées comme des carrefours stratégiques pour les trafics. Un rapport de l’ONU daté d’août 2018 relève que des membres du Gatia escortent les convois de drogue.
Par ailleurs, à l’instar des autres groupes armés actifs dans le nord, le Gatia a commis de nombreuses exactions contre des civils. En juin 2018, la Minusma a indiquéqu’elle soupçonnait le Gatia et une autre milice, le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), d’avoir tué au moins 143 civils dans la région de Menaka. Naguère ennemies, ces deux milices, avec lesquelles la France a mené plusieurs opérations antiterroristes en 2017 et en 2018, sont également accusées d’avoir mené des expéditions punitives contre des campements peuls côté nigérien, et d’avoir tué des dizaines de civils. Ces tueries ont provoqué des actes de représailles de groupes armés peuls contre des civils imghad et daoussak. International crisis group estime que « le recours à ces groupes renforce les tensions intercommunautaires et menace d’embraser la région ». Face à la montée de l’insécurité, et en dépit de l’expérience qui démontre les effets contre-productifs de cette « milicianisation », l’État malien a poursuivi la même stratégie dans le centre à partir de 2015, lorsqu’un groupe djihadiste affilié à Aqmi, la katiba Macina, a commencé à y mener des attaques. Des milices bambara et dogon se sont constituées — parfois sans l’aide de l’État, à l’instigation d’élus ou de notables locaux ; parfois avec le soutien de responsables politiques et militaires de haut rang.
Un rapport du Centre pour le dialogue humanitaire (HD) note que, dans le centre du pays, « le recours à des milices produit davantage d’effets pervers à moyen et long terme et exacerbe la méfiance existante entre les communautés ». Yvan Guichaoua constate de son côté que « la violence polarise les identités » ; ainsi, « chez les Dogons, on assiste actuellement à la faveur de la montée en puissance des chasseurs traditionnels à une sorte de renouveau culturel, autour de l’histoire et des pratiques spirituelles et guerrières, accompagné de revendications territoriales ». Au final, conclut le chercheur, « c’est l’État qui risque d’être perdant ».
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1Comme dans d’autres pays de la région, les bilans des massacres sont rarement précis, car de nombreuses personnes qui fuient les attaques ne donnent plus de leurs nouvelles par la suite, certaines pouvant avoir été tuées. Par ailleurs les États sont incapables d’assurer la prise en charge des rescapés et de contrôler les zones concernées.
2Thomas Sotinel, « Ganda Koy, ou la revanche des paysans », Le Monde, 31 janvier 1996.