Ce que les militants et les démocrates marocains n’ont pas pu réaliser pendant des décennies, le Covid-19 semble l’avoir fait en 2020, mais pour cette année seulement. La cérémonie humiliante d’allégeance au roi du Maroc, qui se déroule à l’occasion de la Fête du trône chaque 31 juillet, a été en effet reportée « à cause de l’état d’urgence sanitaire déclaré pour lutter contre la propagation du virus Covid-19 », indique le palais royal. Ce dernier évoque un « report » et non une annulation, sans toutefois indiquer une nouvelle date : « Il a été décidé de reporter toutes les activités, festivités et cérémonies prévues à l’occasion de la célébration du 21e anniversaire de l’accession de Sa Majesté le roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, au trône de Ses glorieux ancêtres. »
Ceci dit, le discours du trône a été maintenu et diffusé le 29 juillet au soir. Le souverain ne s’était pas adressé à son « cher peuple » depuis novembre 2019, malgré une période de confinement dure et très longue (de la mi-mars à fin juin). Cela en faisait un discours très attendu. Après l’hommage rendu aux cadres sanitaires, à l’armée, à la police et à tous ceux qui se sont engagés sur le terrain pour aider les personnes en situation de précarité, Mohammed VI a annoncé la création d’un fonds d’investissement stratégique pour booster l’investissement public-privé, et l’injection de près de 12 milliards d’euros afin de relancer l’économie.
Baiser recto-verso la main du roi
La bay’a, qui prend la forme d’un cérémonial très coloré, tout juste sorti d’un tableau du Moyen Age, les Marocains la vivent chaque année avec un mélange d’indignation et de fatalisme. La manière dont elle se déroule renvoie à un rapport de soumission aux fondements religieux.
Quand le roi est dans la capitale, la cérémonie d’allégeance, ou hafl al-oualaa, se déroule dans le Méchouar, une immense esplanade de marbre devant le palais royal de Rabat. Des centaines de hauts fonctionnaires, auxquels se joignent ministres, dignitaires du régime ainsi que députés, élus locaux et hauts gradés de l’armée, de la police et des services de renseignements, sont convoqués dès l’aube du 31 juillet. Debout, les mains croisées sur le bas-ventre, vêtus de djellabas blanches, le capuchon soigneusement serré autour de la tête, ils attendent l’arrivée du monarque pendant des heures, sous un soleil de plomb.
Juché sur un cheval, le roi peut surgir à tout moment du grand portail de l’enceinte du palais. Il est entouré d’hommes emmaillotés de tenues immaculées et tenant vaillamment une ombrelle qui protège le monarque du soleil. Mohammed VI se campe alors face à ces centaines de dignitaires en rangs serrés, qui se prosternent devant lui par vagues successives, de la même manière que les musulmans accomplissent leur prière vers La Mecque : en pliant leur corps en équerre dans une position de soumission. Entre chaque rangée, des hommes du palais, debout, crient à gorge déployée « qu’Allah bénisse notre maître » en incitant fermement les « prosternés » à se plier. La cérémonie dure entre une demi-heure et quarante-cinq minutes.
Après ce rituel retransmis en direct par les télévisions officielles, avec des commentaires lyriques à la gloire du « commandeur des croyants », le roi, son fils le prince Hassan (un adolescent de 17 ans) et son frère, le prince Rachid, 50 ans, sont salués par des dignitaires triés sur le volet : les hauts fonctionnaires civils et militaires parmi lesquels les généraux, les ministres, les présidents du parlement et du Conseil constitutionnel. En file indienne, ils avancent courbés pour baiser, recto-verso, la main du roi, puis celles de son fils et de son frère.
Pendant ces quelques minutes d’une mise en scène humiliante pour beaucoup de Marocains, le roi se présente comme un demi-dieu sur terre. Son statut de commandeur des croyants, qu’il utilise pour légitimer un pouvoir politique absolu, prend toute sa force symbolique avec des images marquantes et une mise en scène soignée. Le statut des Marocains, en tant que « sujets de Sa Majesté », prend lui aussi toute sa signification et revêt une dimension à la fois matérielle et religieuse. Il n’est pas fortuit que les « prosternés » soient, pour la plupart, des députés, des élus et des représentants locaux du ministère de l’Intérieur. Ils représentent le Marocain dans chaque parcelle du territoire, de la petite commune à la région.
« On est quand même au XXIe siècle ! »
En juillet 2012, des dizaines de militants du mouvement du 20-Février, né dans le sillage du Printemps arabe, avaient manifesté contre cette cérémonie qui, selon eux, « donne une image dégradante des Marocains ». Le rassemblement, qui avait lieu devant le Parlement dans le centre de Rabat, avait été durement réprimé par la police.
Voulant surfer sur la vague des revendications démocratiques liées aux « printemps arabes », Abdelilah Benkirane, alors député et chef du Parti justice et développement (islamiste, aujourd’hui au gouvernement), avait appelé à ce que « cette cérémonie d’allégeance, à laquelle on est convié chaque année, soit tout simplement révisée ». « On est quand même au XXIe siècle, disait-il en 2011 lors d’une émission télévisée. Au cours de cette cérémonie, il y a des agents derrière vous et qui vous font des choses bizarres en obligeant les gens à se plier… La honte… Tout cela ne doit pas continuer... ».
Mais devenu chef du gouvernement à partir de décembre 2012, son discours se métamorphose dès la cérémonie suivante. Vêtu de l’habit traditionnel qui symbolise la soumission au palais (une djellaba blanche dont le capuchon, du même blanc, est soigneusement serré autour de la tête), Abdelilah Benkirane n’hésitera pas à déclarer, face caméra : « Ce sont nos us et coutumes. Et c’est ainsi que nous avons toujours, à travers notre histoire, exprimé à nos rois la continuité de cette osmose qui nous lie à eux, et qui a produit cet État qui se caractérise aujourd’hui par une exception positive... ».
À l’exception de deux partis de la gauche marocaine, le Parti socialiste unifié (PSU) et la Voie démocratique, aucune formation n’ose s’élever contre ce cérémonial, encore moins appeler à sa suppression. Pour la monarchie marocaine, mettre en cause la cérémonie de la bay’a, c’est menacer l’une des caractéristiques fondamentales du régime marocain : la confusion délibérée entre le statut politique du roi (véritable patron de l’exécutif) et son statut religieux (acteur intouchable et sacralisé). Cette situation l’érige en personnage central, l’alpha et l’oméga de tout le système politique dont il contrôle le jeu et les mécanismes. Le roi n’étant pas élu, la bay’a permet surtout de légitimer ses pouvoirs non démocratiques par un fait religieux, dont les racines remontent à la tradition prophétique du pouvoir.
Prophète, homme politique, chef militaire
La bay’a remonte en effet à l’époque du prophète Mohammed, lorsque celui-ci s’installe à Médine pour fuir La Mecque où sa vie était en danger. Cette installation parmi quelques tribus arabes et juives qui lui auraient fait « allégeance » correspond à une rupture nette dans son parcours : à son statut initial de prophète s’ajoute celui d’homme politique et de chef militaire.
Ce phénomène de légitimation des prérogatives politiques par la religion musulmane n’est pas propre au Maroc. En Arabie saoudite, le roi s’octroie le titre de « gardien des deux saintes mosquées » et à chaque nouveau souverain, les membres de la famille royale doivent lui prêter allégeance ; en Jordanie, la famille hachémite, installée au pouvoir par les Britanniques au lendemain de la Première guerre mondiale, exerce un pouvoir quasi-absolu et se réclame du même statut que la saoudienne, sa meilleure ennemie ; en Iran, l’imam Khomeiny, qui avait pris le pouvoir en 1979 après la fuite du Chah, se présente comme le descendant direct du prophète, par le biais, assure-t-on, d’un autre imam, Moussa Al-Kazim, né et mort à Médine (745-499).
Mohammed VI serait lui aussi un descendant direct du prophète, mais par le biais d’Ali, le gendre de Mohammed.
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