C’est par un discours ouvertement guerrier du général Hubert Lyautey devant ses officiers, le 12 mai 1914 à Taza, près de Fès, que tout a commencé : « Le pays de Zaïans, dit-il, constitue un grand danger pour les positions françaises. Il est de notre devoir d’éliminer les Zaïans installés sur la rive droite de l’oued Oum Errbiaa. » 1 Un « plan d’action » mis en place par le même Lyautey est confié au général Prosper Henrys. Un mois plus tard, trois colonnes commandées par le lieutenant-colonel René Philippe Laverdure se dirigent vers Khénifra, dans le Moyen-Atlas central.
Les Zaïans sont une importante confédération de tribus berbères dans cette région. Après des années de luttes de territoires et d’influences, elles se sont unifiées à la fin du XIXe siècle sous le commandement de celui qui deviendra une légende de la lutte anticoloniale au Maroc : Moha ou Hammou Zayani. Il est souvent décrit comme un homme aux multiples facettes : bon vivant, charismatique, grand seigneur par moments, mais pouvant être impitoyable et avec une passion insatiable pour les femmes. Il appartient « au puissant clan des Imahzane, qui, de nos jours encore, incarnent à Khénifra l’aristocratie zaïane », souligne l’historien Saïd Guennoun :
Son père étant décédé, âgé d’à peine 20 ans, il se trouve en butte à des puissants rivaux — les Ayt Sgougou, les Iyamine, les Bouhssoussen, les Ichqirn —qu’il doit affronter les armes à la main. Se forge alors une identité ambitieuse, entreprenante, forte. Une fois les premiers ennemis vaincus, Moha n’entend pas s’arrêter en si bon chemin. Ainsi de, fil en aiguille, de clan en tribu, d’El Borj à Agelmous en passant par Khénifra, c’est finalement la totalité de l’Azaghar zaïan qui se trouve rangée sous sa bannière. Le jeune chef s’établit à Khénifra, qui devint une vraie capitale avec kissaria2, mosquées et même cadis et adouls3. 4
Une déclaration de guerre
L’arrivée dans le pays des Zaïans des colonnes de Laverdure, en juin 1914, est perçue par les tribus berbères comme une provocation et une véritable déclaration de guerre. Les premières pluies de septembre, puis les premiers flocons de neige de novembre couvrant les montagnes et les cèdres de la région font croire à une trêve. Mais ce n’est que le calme qui précède la tempête. Laverdure, un vétéran des campagnes subsahariennes à la réputation peu flatteuse, brûle d’impatience.
Le vendredi 13 novembre 1914, au petit matin, Laverdure envahit de nouveau le campement des Zaïans contre toute attente, et sans en informer sa hiérarchie. Il est à la tête d’une colonne de 43 officiers et 1 230 hommes. L’idée d’attaquer aurait été inspirée par un mokhazni5 zaïan, passé récemment du côté français, pour venger un vieux différend avec Moha. Les combattants berbères sont surpris : ils n’opposent qu’une résistance limitée avant de se disperser dans les montagnes entourant le campement. Pour faire pression sur Zayani, qui refuse systématiquement toute négociation avec les Français, Laverdure commet un acte qui déshonore un peu plus son uniforme : il enlève trois des femmes de Moha — Zahra Tâarabt, Tihihit et Yamna Atta — et en tue deux autres. Le général Henrys sauve l’honneur de ses galons en libérant les prisonnières le lendemain.
Cette attaque, organisée dans la précipitation et une forme d’euphorie s’avère une erreur aux conséquences dramatiques pour l’armée coloniale. Selon les historiens de cette période :
Laverdure sait le grand chef Zayani campé à dix kilomètres de là, au sud, sur l’oued Chbouka. Il rêve d’aller le débusquer au petit matin. Sorti nuitamment de Khénifra à la tête d’un millier d’hommes comprenant des tirailleurs sénégalais et algériens, appuyé par des mitrailleuses et de l’artillerie, Laverdure s’en va surprendre à l’aube le campement endormi du Zayani. C’est la razzia ; des tentes sont saccagées, deux épouses du chef zaïan tuées. Moha ou Hammou, quant à lui, a le temps de s’échapper, d’organiser la riposte. 6
En fin stratège, le combattant zaïan décide en effet d’opérer un retrait tactique aux abords d’El-Hri, une plaine montagneuse à une dizaine de kilomètres de Khénifra. Face à lui, un Laverdure grisé par ce premier succès. Il est persuadé de ne faire qu’une bouchée des rebelles zaïans. La riposte ultime et décisive devient une question non pas de jours, mais d’heures.
Trente-trois officiers coloniaux tués
La contre-attaque des résistants berbères est quasi immédiate, ce vendredi 13 novembre. Des montagnes de Bou Guergour et de Bouzzal (surnommée la Montagne de Fer), les Berbères des Aït Adekhsal, Arouggou, Aït Bouhaddous et Aït Ichqirn surgissent des forêts et déferlent sur les plaines d’El-Hri, où Laverdure a déjà commencé à installer un campement. L’armée coloniale est décimée en quelques heures : 33 officiers — dont le lieutenant-colonel Laverdure — et 650 soldats tués, et près de 180 blessés. Lyautey aura ces mots durs suite à cette défaite :
Si le colonel Laverdure n’avait pas trouvé la mort dans l’affaire d’El-Hri, il méritait d’être traduit devant un conseil de guerre et condamné au châtiment le plus sévère.
Après cette défaite, les Français se contentent de Khenifra comme poste avancé. Mais pas question pour Lyautey de laisser passer ce précédent qui pourrait servir d’exemple à d’autres tribus. Sa nouvelle stratégie ne se limite pas à l’option militaire. Pour détruire la résistance berbère de l’intérieur, il ne lésine pas sur les moyens. En moins d’un an, trois fils de Moha (Hassan, Bouazza et Amahrok) sont ainsi retournés contre leur père moyennant des sommes d’argent et des postes de caïds.
Mais ce stratagème ne donnera ses fruits qu’à moyen, voire à long terme. Toutes les montagnes autour d’El-Hri restent insoumises jusqu’en 1921, avec la mort de Zayani, les armes à la main, au cours d’une attaque à laquelle ses trois enfants « traîtres » avaient activement participé.
Blessé et agonisant, le chef résistant demande à ses frères d’armes de faire en sorte que son visage ne soit jamais vu par les « chrétiens ». Les Berbères utilisent le terme roumis, littéralement « romains » mais employé dans le sens de « chrétiens », pour désigner les Européens. Le corps de Moha est d’abord enterré près de la source Arougou, avant d’être déterré et transporté la nuit, à travers les forêts montagneuses de Tamelakte, pour être finalement mis sous terre dans un lieu secret. Les militaires français qui l’avaient combattu, mais qui respectaient sa bravoure et sa fierté, ont cherché à retrouver sa sépulture. En vain.
Le combattant légendaire des Zaïans ne s’est jamais laissé prendre en photo. Il n’a jamais accepté non plus de négocier avec les Français. À part quelques frères d’armes qui l’avaient côtoyé, personne ne connaît son visage ni le lieu où il est enterré. « Toute la montagne retentit des lamentations de ses femmes, de ses cinquante enfants et de ses guerriers. Le vieux lion est mort », écrit, à l’époque, La Revue mensuelle illustrée, une revue militaire… française.
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1Extrait publié par le journal français Le Temps, du 14 mai 1914.
2NDLR. Marché urbain.
3NDLR. Notaires.
4Saïd Guennoun, La montagne berbère : les Aït Oumalou et le pays zaïan, Omnia, Rabat, 1933, p. 195
5NDLR. Soldat servant dans l’armée du makhzen, l’appareil administratif et militaire centralisé du Maroc.
6Voir Michael Peyron, « Moha ou Hammou Zayani », in Encyclopédie berbère, n° 32/2010