Dans sa politique étrangère, le Maroc distingue les pays amis et les autres. Les premiers sont ceux qui ont reconnu le caractère marocain du Sahara occidental, tandis que les seconds ne l’ont pas fait. Le séisme qui a violemment frappé la région d’El-Haouz dans le Haut Atlas marocain dans la nuit du 8 septembre donne à Rabat l’opportunité de confirmer le « prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international », comme l’avait annoncé le roi Mohamed VI, un an auparavant dans son discours à la nation, prononcé à l’occasion du 69e anniversaire de la Révolution et du peuple.
Parmi les pays partenaires ou voisins, trois pays sont frappés par cette discrimination. La France d’abord, qui n’a pas emboité le pas aux États-Unis et à Israël qui ont reconnu la « marocanité » du Sahara. L’Algérie bien sûr, puisqu’elle continue de soutenir le Front Polisario, engagé dans un conflit contre le royaume chérifien pour la souveraineté du Sahara occidental. Et La Tunisie, coincée entre l’Algérie et le Maroc, deux pays bien déterminés à prolonger le conflit qui les oppose, en y impliquant d’autres acteurs régionaux. Ces dernières années, la tension entre les deux grands États du Maghreb s’est tellement intensifiée que Tunis a du mal à maintenir sa neutralité historique sur ce dossier qui empoisonne la région.
Les choix de Paris
La France vient d’avoir la preuve qu’elle ne compte plus parmi les pays amis du Maroc. Alors que les Espagnols ont été très rapidement sollicités pour déblayer et sauver les vies encore ensevelies sous les décombres, les équipes françaises de sauvetage n’ont pu se rendre sur le terrain, l’aval de l’exécutif marocain ne leur ayant pas été donné. Paris s’y était pourtant préparé et le président français Emmanuel Macron l’avait bien spécifié : « À la seconde où cette aide sera demandée, elle sera déployée ». Sur près de cent pays ayant proposé leur aide, seuls quatre ont été choisis par Mohamed VI (Espagne, Royaume-Uni, Qatar et Émirats arabes unis). En France, cette mise à l’écart suscite gêne et incompréhension s’agissant du pays arabe avec lequel Paris a toujours entretenu des relations importantes sur le plan économique, commercial et culturel.
Dans les médias français, on multiplie les émissions et les débats en sollicitant les experts, pour tenter de minimiser, et de se rassurer en se disant que la France sera sûrement appelée à intervenir plus tard, pour reconstruire villages et écoles, et naturellement pour remettre à neuf Marrakech. On loue la logistique mise en place par l’exécutif marocain qui souhaite éviter un « engorgement » de l’aide internationale. On insiste aussi sur le fait que « toute polémique sur l’aide est malvenue ». Malgré cela, la polémique est bien là, suscitant des interrogations sur le silence du roi, les relations entre les deux pays, et la responsabilité d’Emmanuel Macron. Le 12 septembre, le chef de l’État français décide d’y mettre un terme, en s’adressant directement aux Marocaines et aux Marocains, dans une vidéo postée sur X (ex-Twitter).
Il rappelle la disponibilité de la France, mais affirme qu’il appartient « à Sa Majesté le roi, et au gouvernement du Maroc, de manière pleinement souveraine, d’organiser l’aide ». Tout en accordant une aide de 5 millions d’euros aux ONG qui sont présentes sur le terrain, Macron replace la relation entre les deux pays dans le temps long : « Nous serons là dans la durée, sur le plan humanitaire, médical, pour la reconstruction, pour l’aide culturelle et patrimoniale, dans tous les domaines où le peuple marocain et ses autorités considéreront que nous sommes utiles. »
Une visite qui se fait attendre
Par ces propos, le chef de l’État français essaye de dépasser la tension qui s’est installée depuis 2020, Rabat reprochant à Paris de ne pas s’être aligné sur les États-Unis et Israël qui ont reconnu la « marocanité » du Sahara occidental. Mais la France estime avoir été, depuis cinq décennies, le principal soutien de Rabat dans sa position sur le Sahara, que ce soit au Conseil de sécurité des Nations unies, auprès de la Commission européenne, ou encore en ayant appuyé le plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007. La ministre française des affaires étrangères Catherine Colonna l’a rappelé en décembre 2022, alors qu’elle était en déplacement au Maroc, dans le cadre de la préparation de la visite d’Emmanuel Macron à Rabat.
Mais la visite d’État du président français se fait toujours attendre et paraît de moins en moins probable, tant la tension entre les deux pays a pris de l’ampleur, affectant la confiance qui régnait entre les deux classes dirigeantes. La rupture date de 2021, lorsque Emmanuel Macron lui-même et certains de ses ministres ont été espionnés par le Maroc avec le logiciel Pegasus. Elle s’est également nourrie de la colère exprimée par les Marocains quand Paris a pris la décision de réduire de 50 % le quota de visas octroyés durant cette même année 2021.
C’est dans ce climat délétère, que Paris s’est rapproché d’Alger, attisant un peu plus le courroux de Rabat. La visite « officielle et d’amitié » effectuée par Emmanuel Macron et une grande partie de son gouvernement à Alger en août 2022, destinée à « refonder et développer une relation entre la France et l’Algérie » a fortement contrarié Rabat qui a vécu ce déplacement comme une agression, d’autant que lors de ce voyage, une réunion s’est tenue près d’Alger, à laquelle ont participé les deux présidents Abdelmajid Tebboune et Macron, avec les chefs d’état-major et du renseignement des deux pays. Un pacte sécuritaire a été conclu au niveau régional. Pour le Maroc, il ne peut s’agir que d’un axe d’alliance prioritaire, mis en place à son détriment.
En réalité, ce rapprochement entre Paris et Alger se produisait dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, et alors que l’Algérie revenait en force sur la scène internationale par le biais des hydrocarbures. Et depuis son retrait du Sahel, la France entend également s’appuyer sur Alger pour faire barrage au djihadisme radical dans cette région.
Toujours est-il qu’en affichant une entente avec la classe politique algérienne, Emmanuel Macron semblait ignorer la relation triangulaire qui s’est installée à travers les ans, entre la France, l’Algérie et le Maroc : lorsque deux pays s’engagent dans une relation, ils doivent impérativement tenir compte du troisième. Mais cette pratique impose un jeu d’équilibrisme souvent difficile pour Paris, et notamment sur le dossier du Sahara occidental. Or la France, qui a besoin de l’Algérie sur le plan énergétique et sécuritaire peut difficilement aller plus loin sur le Sahara.
Un pays ennemi ?
Comment sortir de cette contrainte, au moment où les deux grands États du Maghreb entendent conditionner leurs relations étrangères à la question du Sahara occidental ? Si le roi Mohamed VI l’a exprimé clairement, la rupture des liens énergétiques qu’a imposée Alger à Madrid montre que les deux classes politiques marocaine et algérienne sont bien dans le même état d’esprit. Le refus opposé par le Maroc à la proposition d’aide française montre à quel point cette contrainte pèse lourdement dans la relation entre Paris et Rabat, remettant en question une amitié et un partenariat très anciens. Se pose alors la question de la définition du « pays ami ». Dans quelle mesure la France, qui ne reconnaît pas explicitement la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental est-elle brutalement devenue un « pays ennemi » ?
La question se pose autant en France qu’au Maroc, où nombreux sont ceux qui se demandent comment le pays où le roi passe une grande partie de l’année entre le château de Betz dans l’Oise, acquis par Hassan II en 1972 et son propre hôtel particulier acheté à Paris en 2020, peut être considéré comme un pays ennemi. Mais outre les vacances prolongées du roi en France, les deux pays sont également liés par la présence d’une communauté importante : 1,5 million de Marocains en France, dont 670 000 binationaux et 51 000 Français qui résident au Maroc, constituant la plus grande communauté étrangère du royaume. Les Marocains sont également les principaux bénéficiaires des premiers titres de séjour (environ 30 000 par an).
Premier investisseur au Maroc, la France entretient avec Rabat d’importantes relations militaires et sécuritaires, qui s’appuient principalement sur un accord de coopération technique (1994) complété par un accord signé en 2005, et des exercices militaires conjoints sont organisés chaque année. Elle est aussi liée au Maroc par une coopération judiciaire. Par ailleurs, la crise des visas a révélé combien les élites marocaines étaient culturellement attachées à la France, souffrant de ne pouvoir s’y rendre régulièrement. Aussi, comment réduire la France à un pays mis au ban, pour n’avoir pas reconnu la « marocanité » du Sahara occidental et donc interdit d’intervenir dans les villages sinistrés du Haut Atlas ?
Le séisme dans le Haouz a donné à l’exécutif marocain l’occasion de redéfinir ses partenaires comme l’avait clairement formulé le roi en août 2022 :
S’agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur le Sahara sont ambiguës, nous attendons qu’ils changent et revoient le fond de leur positionnement, d’une manière qui ne prête à aucune équivoque.
Une fin de non-recevoir à la Tunisie et à l’Algérie
Le 12 septembre, le ministère algérien des affaires étrangères annonçait le refus des autorités marocaines d’accepter l’aide proposée par Alger. Pourtant, dès l’annonce du tremblement de terre, l’Algérie s’était dite prête à « fournir des aides et à mobiliser tous les moyens matériels et humains en solidarité avec le royaume marocain frère en cas de demande du Royaume du Maroc ». Elle a ouvert son espace aérien pour faciliter l’arrivée de l’aide humanitaire et trois gros porteurs étaient prêts à décoller de l’aéroport de Boufarik.
Cette aide algérienne donnait à Alger l’occasion de faire baisser la tension entre les deux pays. Mais pour Mohamed VI, la fermeture de la frontière terrestre depuis 1994, la rupture des relations diplomatiques sur décision des Algériens en 2021, et les accusations contre Rabat consécutives à la pénétration d’Israël au Maghreb du fait de la normalisation des relations entre les deux pays ne peuvent être surmontées par des considérations d’ordre humanitaire.
La Tunisie ne bénéficie pas de plus d’égards. Voulant afficher sa proximité et son amitié au Maroc dans cette épreuve, le pays a également offert son aide. Le président Kaïs Saïed s’est dit disposé à envoyer un hôpital de campagne. Et dans une vidéo diffusée par les autorités tunisiennes, on a pu voir des équipes prêtes à partir : une cinquantaine de médecins et de secouristes, avec chiens de reconnaissance, médicaments, etc. Le ministre de l’intérieur Kamel Feki est venu les saluer en personne le 9 septembre : « Vous allez vous rendre au Maroc, pays ami, auprès de nos frères marocains qui ont été victimes d’une catastrophe naturelle (…), j’espère que vous serez à la hauteur. »
L’absence de réponse à cette offre est due à une position sur le Sahara occidental que le Maroc considère comme ambiguë. En recevant le chef du Front Polisario Brahim Ghali le 26 août 2022, et en lui réservant un accueil digne d’un chef d’État, Kaïs Saïed rompait avec la neutralité de son pays sur le Sahara occidental, d’autant que Tunis ne reconnaît ni le Front Polisario ni la République arabe sahraouie démocratique (RASD), autoproclamée en 1976 et membre à part entière de l’Union africaine (UA).
Mais cette neutralité et cette distance par rapport au dossier du Sahara deviennent difficiles à respecter. Économiquement dépendante de l’Algérie, la Tunisie est victime de ce choix cornélien qu’imposent les deux grandes capitales du Maghreb aux pays amis et voisins. D’une part, l’importance de l’aide offerte par Alger prend de plus en plus souvent des allures de mainmise algérienne. D’autre part, la position du Maroc sur la question est désormais trop tranchée, comme le confirme la déclaration du roi Mohamed VI d’août 2022 citée plus haut.
L’implication de la Tunisie dans ce différend montre qu’Alger et Rabat entendent bien prolonger leur conflit, en y impliquant d’autres acteurs régionaux, notamment dans le reste de l’Afrique. Et le sauvetage des vies humaines ensevelies dans les ruines provoquées par le séisme ne pèse pas lourd face aux choix géopolitiques.
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