Les autorités publiques au Maroc ont pris rapidement des mesures fortes pour répondre aux défis posés par la pandémie du Covid-19. Ces décisions, notamment dans le champ social, ont été saluées dans le pays, mais aussi au niveau international. Comment la société marocaine a-t-elle réagi face à ces dispositions de soutien à la population en difficultés sociales ? Nous pouvons en témoigner pour une partie du territoire marocain, les zones rurales de la région du Souss Massa, dans le centre-sud du pays, avec des propos recueillis auprès d’habitants et de membres de la diaspora marocaine issus de cette région, particulièrement actifs à mettre en œuvre des actions de solidarité avec leur village d’origine1.
Les jeunes en première ligne
À ce stade, les injonctions du gouvernement au confinement sont perçues comme prises « pour le bien de tous ». C’est un point notable, car la pensée majoritaire dans la société marocaine est que ce qui vient des autorités est brutal, injuste, humiliant. Avec les politiques publiques de lutte contre le Covid-19 apparaissent les bases d’un renversement radical dans l’imaginaire dominant. Un État qui prend soin de tous ? Un État prévenant ? On n’avait jamais vu cela au Maroc ! Et les appels de religieux spéculant sur l’idée d’un châtiment divin pour mobiliser les foules n’ont, pour l’instant, pas réussi à réunir grand monde.
Un important mouvement de solidarité s’est organisé à l’échelle des quartiers, des villages, dans la proximité des déplacements autorisés. Dans les milieux urbains comme ruraux, les associations s’activent pour venir en aide aux familles en difficulté, avec en première ligne, les associations de jeunesse, très souvent liées aux autorités dans l’assistance aux personnes vulnérables.
« Les familles ont besoin de notre aide »
Dans la vallée d’Acheg (Ourika, Haut Atlas, province d’El-Haouz), les associations relayent les informations sur les aides de l’État. Elles font remonter à l’administration ce qu’elles savent des personnes démunies. Dans le village de Tinfat (province de Taroudant), les émigrés s’organisent :
Nous, enfants de Tinfat, avons décidé de créer une cagnotte après avoir eu des nouvelles peu rassurantes des habitants. Avec la crise sanitaire, tous sont contraints de rester chez eux alors que la majorité vivait d’un travail journalier sans salaire fixe. L’arrêt total de toute activité plonge les familles dans une grande détresse financière. Ces familles ne demandent rien, mais elles ont besoin de notre aide !
Saadia, infirmière dans un établissement lyonnais, a pour sa part organisé une collecte pour les habitants de son village d’origine enclavé dans les montagnes de l’Atlas.
Je suis en lien quotidien avec les habitants de mon village. Les jeunes veillent sur le confinement des habitants. Ils s’occupent de l’approvisionnement, car le souk hebdomadaire a été fermé. Les femmes partent travailler au champ deux par deux, les unes le matin, les autres l’après-midi.
Une bonne partie des hommes du village travaille à Casablanca, Marrakech ou Agadir. « Ils ont voulu revenir au village quand les autorités ont déclaré le confinement. Les jeunes leur ont demandé de ne pas revenir de peur qu’ils ramènent avec eux le virus ».
Un habitant d’un village au flanc du massif du Siroua (province d’Ouarzazate) raconte que
les épiceries continuent d’être approvisionnées. Et les autorités contrôlent les prix pour éviter leur flambée et des pénuries artificielles. Les grands souks hebdomadaires sont fermés. Jusqu’à maintenant, on trouve tous les fruits et légumes à des prix raisonnables. Les autorités ont organisé la distribution de paniers avec farine, sucre, thé, huile, aux familles nécessiteuses. Le cheikh de chaque village est chargé d’identifier ces familles pour que personne ne reste dans la difficulté. Mais celles-ci ne se déclarent pas. Par pudeur. Il faut aller leur proposer l’aide. On est tous d’accord pour que ce soit l’administration [qui dépend du ministère de l’intérieur] qui fasse la distribution. C’est mieux. Ça évite les bavardages inutiles.
Des cagnottes pour les plus démunis
À Taliouine (province de Taroudant), les jeunes du Forum Initiatives Jeunesse (FIJ) ont organisé une collecte auprès des familles dans tous les quartiers. Le souk est fermé depuis les mesures de confinement. L’association Algou et l’association des jeunes d’Imgoun ont respectivement collecté auprès des habitants et des migrants 30 000 dirhams (2 800 euros) et 23 000 dirhams (2 200 euros) pour confectionner des paniers de nourriture afin de les distribuer aux familles pauvres de leurs villages. D’autres associations se coordonnent avec les autorités et les commerçants pour organiser achats et distribution de produits de première nécessité dans les villages accessibles par piste dans un rayon de 15 à 20 km autour de Taliouine, en respectant les règles de distance sociale.
Dans la commune d’Agadir Melloul, c’est la coopérative Ounzine du Safran, regroupant des agriculteurs de douze villages, qui a mis en place un dispositif de soutien ciblant les familles démunies dans les villages concernés. Dans un village isolé de l’Anti-Atlas, à trois heures de piste à partir de la route goudronnée, un émigré en France a lancé l’appel suivant :
Comme vous le savez, le monde entier est actuellement en train de combattre le virus du Covid-19. Chaque pays le fait avec ses moyens, plus ou moins importants. Cette cagnotte est une cagnotte de solidarité, destinée à aider les habitants les plus démunis de mon village d’origine, Lemdinte dans le sud du Maroc. Elle servira à acheter les produits de première nécessité, des colis alimentaires à des familles dont les parents ne travaillent plus par obligation (confinement) et qui n’ont pas la chance de bénéficier du système de sécurité sociale français. Ne pouvant plus assumer les besoins de leur famille, je compte sur votre solidarité ainsi que votre humanité pour aider les plus démunis.
Interrogations et inquiétudes
Reste à savoir si les promesses des autorités en matière de mise en œuvre des filets sociaux vont effectivement se concrétiser. Et si cet élan de coopération entre les associations et les autorités se prolongera, ainsi que la solidarité des émigrés, qui connaissent d’autres difficultés dans les pays du Nord. Et comment prendre en compte les personnes handicapées, isolées, mais aussi les immigrés en majorité subsahariens qui sont très souvent sans domicile fixe, alors que des manifestations de racisme se développent, ici et là ?
Et surtout, les aides alimentaires iront-elles vraiment dans les bonnes mains ? Les jeunes sont mobilisés. Ils coopèrent avec les autorités. Mais ils restent vigilants face aux risques de détournement. « Les gens deviennent honnêtes. Y compris malgré eux ». Avec la mobilisation des jeunes et le « contrôle » des réseaux sociaux, les agissements malhonnêtes reculent, et c’est une bonne nouvelle.
Mais au-delà de cette mobilisation sociale et institutionnelle, des questions se posent pour l’après-pandémie. Celle-ci a mis à nu la faiblesse du système hospitalier, des dispositifs de santé publique et plus largement, de la politique sociale. Beaucoup pensent que l’accent doit être mis sur ce sujet sensible après la fin de la pandémie.
Des espaces de débats virtuels
Pour réfléchir à la situation présente et chercher des solutions pour l’après-crise, un café virtuel, Maqha Finkom a été créé afin de discuter des actions des autorités, des initiatives de la société civile, des comportements des personnes confinées. Parmi les sujets débattus, la prévention des violences faites aux femmes, qui s’accroit avec le confinement, ou encore la mise en œuvre de l’enseignement à distance dans les villages et pour les familles modestes qui ne disposent ni d’ordinateur ni de connexion Internet.
Autre thème de discussion : la lutte contre la hausse des prix des denrées de base. Les autorités font preuve d’une intense surveillance des épiciers qui font flamber les prix, mais aucune action n’est entreprise contre les grossistes qui ont fait de même.
Plus globalement, les mécanismes de distribution de l’aide publique aux plus démunis sont en débat, en particulier les critères d’attribution de celle destinée aux travailleurs de l’informel, privés d’activité pour cause de confinement. Les autorités locales ont tendance à passer par les canaux clientélistes des « associations INDH » (Initiative nationale de développement humain), un dispositif créé en 2005 pour démultiplier les actions sociales portées par les associations locales, en écartant les structures autonomes et indépendantes des réseaux des partis politiques ou des organisations religieuses.
Un bouillonnement d’idées pour l’après-pandémie
Les discussions portent également sur l’après-pandémie. L’absence de filet social structurel au Maroc après que le plan d’ajustement structurel de 1983 a pesé sur le développement de l’éducation et de la santé. Les aides sociales attribuées en urgence aujourd’hui pourraient être la base d’une politique publique redistributive, afin de corriger les inégalités que le libéralisme a creusées, au Maroc comme ailleurs. Émerge ainsi l’idée de préserver la santé comme un bien commun à sortir de la sphère marchande.
Dans les sphères de la société marocaine avec qui nous partageons actions, réflexions et espoirs, on constate un bouillonnement d’idées, non sans rapport avec l’effervescence qui agite les sociétés civiles du monde entier. Sur une planète qui accélère son basculement avec le renforcement d’autres puissances, d’autres visions du monde, les Marocains ne comptent pas rester à l’écart.
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1Ces témoignages ont été rendus possibles grâce aux liens étroits avec les acteurs de ce territoire tissé par l’association Migrations & Développement au sein de laquelle je suis engagé depuis près de vingt ans.