Professeur émérite de relations internationales à l’université de Boston, Andrew Bacevich, diplômé de l’Académie militaire de West Point et de l’université de Princeton, est un ancien colonel de l’armée américaine. Il a, entre autres, servi au Vietnam en 1970-1971. Il est l’auteur de The Limits of Power : The End of American Exceptionalism (Metropolitan Books, 2008) et de The New American Militarism : How American are seduced by wars (Oxford University Press, 2005). Il se définit comme conservateur et collabore régulièrement au magazine The American Conservative.
Sylvain Cypel. — Y a-t-il une différence entre la politique de Donald Trump et celle de Barack Obama sur le terrain des interventions militaires à l’étranger ?
Andrew Bacevich. — Il est difficile de répondre à cette question, car on peut se demander si une « politique de Trump » existe réellement. Pour comprendre quel regard portent les États-Unis et quelles sont leurs intentions, quel poids devons-nous allouer aux remarques mises en scènes par ce président, que ce soit par ses tweets ou ses commentaires spontanés ? Et lorsque le président exprime des vues différentes de celles de ses subordonnés, tels que le secrétaire à la défense James Mattis, auquel des deux accorder le crédit de fixer la réalité de politique américaine ? Je n’ai pas de réponse satisfaisante à ces questions. Et si vous voulez mon avis, les dirigeants à Pékin, Tokyo, Moscou, Berlin ou Paris n’en ont pas plus que moi… L’incertitude qui en résulte constitue un des facteurs qui rendent la période actuelle particulièrement dangereuse.
Quant aux interventions militaires, on peut dire ceci : le soi-disant « isolationnisme » qui aurait constitué un thème clé de la campagne de Trump ne décrit en aucune façon la politique de son administration. La volonté d’user de la force qui a caractérisé les dernières administrations américaines perdure. Trump a promis de remporter les guerres de l’Amérique ou bien de quitter les zones où elle intervient militairement. Il va simplement les continuer. C’est évident en Afghanistan, en Irak, en Syrie, au Yémen et en Somalie. Mon estimation — et ce n’est qu’une estimation — c’est que la montée en puissance de la présence militaire américaine dans ces pays reflète la prédisposition des généraux qui occupent des positions dominantes au sein de l’administration plutôt que les préférences de Trump.
Enfin, en quoi la conduite actuelle des guerres américaines diffère de celles menées sous Obama ? La différence principale tient à l’usage accru de la force aérienne ajouté à une prise en compte réduite des dégâts causés aux populations civiles. Mais la principale mesure de continuité est que cette administration, comme celle qui l’a précédée, n’a pas le cran de se confronter à des pertes américaines substantielles. Nous voulons d’abord que les autres aillent se battre et mourir pour nous.
S. C. — Trump a mené une campagne ambiguë, prônant une réduction de l’interventionnisme américain hors des frontières et parallèlement un renforcement de la puissance militaire américaine. Un an après son accession au pouvoir, peut-on discerner une stratégie internationale générale cohérente ?
A. B. — Washington continue de multiplier les discussions au sujet de l’accroissement nécessaire des dépenses militaires, sans que personne ne nous explique clairement pourquoi ce serait nécessaire. Pour l’instant, diverses crises en cours — en particulier les controverses liées à la collusion supposée de l’équipe de campagne de Trump avec la Russie — rendent plus difficile pour le Congrès d’engager un débat rationnel sur ce que devrait être une politique de fond de sécurité nationale. La Maison Blanche a publié un texte de « stratégie nationale de sécurité ». Le Pentagone, un autre sur la « stratégie de défense nationale ». Les deux documents sont amplement rhétoriques, mais ils ne disent pas grand-chose de concret. Les deux ont suscité de petites vagues une fois rendus publics, puis ont été quasi instantanément oubliés. Mon impression est que cette administration, plus que les autres, se consume dans des considérations de court terme au prix d’une réflexion sur le long terme. Si un quelconque accord ou une initiative promet aux États-Unis un bénéfice substantiel immédiat, l’administration Trump va les soutenir. En revanche s’ils ne promettent que des bénéfices à plus long terme, elle s’y opposera.
Si cette administration a introduit une thématique dans les débats actuels sur les affaires internationales, c’est celle contenue dans l’expression « compétition entre grandes puissances » (great power competition). Elle semble se focaliser sur le traitement de la Chine et de la Russie, perçues comme des adversaires. Or la Russie est dans une large mesure une puissance déclinante et la Chine est le premier partenaire commercial des États-Unis. Ma vision personnelle est que Washington aurait une appréciation plus réaliste de la situation des États-Unis s’il reconnaissait que notre monde est désormais multipolaire et que les catégories d’« allié » et d’« adversaire » ne s’y appliquent pas.
S. C. — Trump cherche à incarner en même temps les deux grandes propensions traditionnelles de la politique étrangère américaine : la propension isolationniste et la propension impériale. Dans la réalité, l’une prend-elle le pas sur l’autre ?
A. B. — Je suis en désaccord avec les prémices de votre question. L’« isolationnisme » américain est une fiction. Les États-Unis d’Amérique ne sont pas passés d’une République faible et chétive dans les années 1780 jusqu’à devenir la nation la plus riche et la plus puissante du monde dans les années 1940 en s’enfermant en dehors du monde. Dès le début, le thème central de la politique étrangère américaine a été un expansionnisme opportuniste, autrement dit : saisir chaque occasion qui s’est présentée pour devenir plus grand, plus riche et plus puissant. Pendant deux cents ans, malgré quelques faux pas en cours de route, cette approche a brillamment fonctionné. Lorsque la guerre froide a pris fin, nombre d’Américains ont cru que les États-Unis étaient parvenus à la domination permanente, que l’« Histoire » elle-même avait atteint son terme. On a alors atteint le pic de la folie. Je pense qu’aujourd’hui, notre problème est qu’il n’y a plus de place pour cette propension expansionniste. Mais nous n’avons pas mis au point une stratégie alternative. Et l’administration Trump ne montre aucun signe qu’elle le fera.
S. C. — Précisément, discernez-vous une stratégie cohérente de Trump au Proche-Orient ? Et quels sont ses fondements ?
A. B. — J’hésite à répondre aux questions incluant les termes de « cohérent » et de « stratégie » pour ce qui touche à l’administration actuelle. Notre président paraît inconscient des complexités de la politique proche-orientale. Il n’est pas plus enclin à les maitriser. L’annonce du déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem a été un cadeau à sa propre base électorale et elle a créé un « moment » dramatique dont Trump était lui-même le principal acteur. Cela ne signifie rien. Quiconque pense que ce faisant Trump a tué le « processus de paix » n’a pas remarqué que ce processus était mort depuis longtemps. Nétanyahou s’est joué de Washington depuis des années. Quant à la romance de Trump avec la famille royale saoudienne, je la trouve inexplicable. Nous n’avons plus besoin du pétrole saoudien, les États-Unis étant redevenus le premier producteur de pétrole brut au monde. Ils n’ont aucun intérêt à défendre dans la rivalité saoudo-iranienne ni dans le différend entre l’islam sunnite et l’islam chiite. Rien de bon ne peut ressortir de ce penchant pro-saoudien. Ou plutôt : rien de bon hormis les nombreux milliards de dollars de ventes d’armes qui iront remplir les poches du complexe militaro-industriel.
S. C. — Après l’annonce de la prolongation de la présence militaire américaine en Afghanistan, la politique de Trump ne mène-t-elle pas désormais à une présence américaine durable pour encore un long moment en Syrie ?
A. B. — Bien évidemment ! Ce que je trouve le plus impressionnant, c’est que l’annonce du maintien des troupes américaines en Syrie pour une période indéterminée est passée presque inaperçue de mes compatriotes. On ne soulignera jamais assez que les États-Unis sont désormais engagés dans une guerre de façon permanente. Les Américains ne sont pas dérangés pour un sou par cette réalité — du moins pas tant que l’immense majorité de ceux qui meurent ne sont pas Américains. Cette situation incarne le « nouveau mode américain de faire la guerre » qu’Obama a initié et qui a été porté à l’état de perfection sous Trump : une action militaire continue avec un nombre de victimes américaines minimal et des gains politiques négligeables.
S. C. — Pourquoi Trump a-t-il choisi de faire de l’Iran son ennemi numéro un au Proche-Orient, et même à l’échelle planétaire ?
A. B. — Il me semble évident que le général Mattis et le général McMaster sont anti-iraniens, leur attitude découlant de leurs expériences dans la guerre en Irak, où l’Iran a soutenu des groupes militants anti-américains. Les États-Unis ont préalablement donné des raisons à Téhéran pour agir de la sorte en désignant l’Iran comme un élément de « l’axe du mal », puis en menant une politique de « guerre préventive » à son égard et enfin en envahissant l’Irak, où l’Iran peut raisonnablement être considéré comme ayant des intérêts vitaux. Tout cela n’entre cependant pas dans les calculs de gens comme Mattis ou McMaster. La politique menée par l’Iran [à l’égard des États-Unis] n’a jamais été bienveillante. Mais elle a été rationnelle (alors que la politique saoudienne, par comparaison, n’a jamais été ni bienveillante ni rationnelle). Le rapport de cette administration à l’Iran illustre clairement son incapacité à mener un jeu de long cours.
S. C. — Vous avez évoqué dans vos ouvrages l’idée d’un « nouveau militarisme américain » qui se serait forgé après la guerre froide. Comment Trump se situe-t-il par rapport à ce « nouveau militarisme » ?
A. B. — Constatons d’abord que le militarisme américain persiste malgré la succession presque ininterrompue d’échecs et de déceptions qui ont résulté des interventions militaires américaines depuis la fin de la guerre froide. C’est que le militarisme s’est littéralement maillé dans la culture américaine contemporaine. Il se manifeste virtuellement dans chaque événement public. Proclamer son allégeance et exprimer son soutien aux « troupes » est devenu une partie de notre religion civique — et peut-être même la principale partie. Comme dans la plupart des religions aujourd’hui, la part d’hypocrisie a tendance à atteindre les sommets. Nous soutenons nos soldats de loin, sans trop nous préoccuper de savoir où ils sont, ce qu’ils y font et pourquoi ils le font.
S. C. — Vous avez aussi évoqué l’idée d’un pays « en état de crise sécuritaire nationale permanente », que l’idée d’« être en guerre » n’a plus quitté depuis le 11-Septembre. Les États-Unis ont-ils constamment besoin d’un « ennemi », réel ou fantasmé ?
A. B. — À un moment, après la seconde guerre mondiale, Dean Acheson, le secrétaire d’État [sous Harry Truman, entre 1949 et 1953] fit cette remarque restée célèbre que le Royaume-Uni avait perdu son empire, mais n’avait toujours pas trouvé de nouveau rôle à jouer. Les États-Unis sont aujourd’hui dans un pétrin analogue. L’ère de l’ascendance américaine a pris fin. L’ordre international évolue de manière inouïe — pas seulement avec l’émergence de toute une liste de nouvelles grandes puissances, mais aussi avec la montée d’une série de nouveaux problèmes, incluant des défis comme celui du changement climatique. Quel sera le rôle des États-Unis dans ce nouvel ordre ? Nous n’en savons rien, sinon que l’administration Trump est particulièrement mal équipée pour fournir une réponse. Cela dit, je doute qu’une Hillary Clinton aurait fait mieux ! Clinton incarne un establishment engoncé dans un passé révolu. Pour tout ce qui touche à la politique internationale, Washington1 est intellectuellement devenu une zone morte.
S. C. — L’enjeu iranien contient-il potentiellement à la possibilité d’une guerre au Proche-Orient dans laquelle les États-Unis seraient directement ou indirectement impliqués ? Et que pensez-vous de l’idée que Trump pourrait lancer une guerre s’il était mis en difficulté sur le terrain politique intérieur ?
A. B. — Trump est à l’évidence impétueux, y compris sur les sujets qui impliquent l’usage de la force. Rappelez-vous le bombardement pour lequel il avait donné l’ordre de procéder contre un aéroport syrien peu après qu’il soit devenu président — une décision qu’il aurait apparemment prise parce qu’il avait vu des images télévisées inquiétantes d’enfants syriens gazés. Lorsque Trump a donné son ordre, l’armée de l’air américaine s’y est conformée. Si, agissant de son seul propre chef, Trump donnait l’ordre d’attaquer préventivement l’Iran ou la Corée du Nord, les généraux obéiraient-ils ? Je pense que oui. Mon espoir est que des têtes plus froides interviendraient pour faire revenir le président sur sa décision. Mais on peut clairement être inquiet.
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1Le terme « Washington », dans le langage usuel américain, ne signifie pas uniquement le gouvernement, mais l’establishment de la capitale en général, qui inclut la haute fonction publique, les puissants lobbies et les grands groupes de réflexion (les think tanks).