Témoignage

Migrants. Une mission de sauvetage en Méditerranée à bord de l’« Humanity 1 »

Au début du mois de décembre 2022 et en moins de 48 heures, l’Humanity 1, navire de sauvetage d’une soixantaine de mètres de l’ONG allemande SOS Humanity a secouru 261 naufragés au large des côtes libyennes. Membre de l’équipage du navire, Antoine Le Scolan rend compte de ces trois sauvetages.

Catane (Sicile), 10 novembre 2022. Des migrants à bord du navire de sauvetage Humanity 1 de l’organisation allemande SOS Humanity
Giovanni Isolino/AFP

L’ONG SOS Humanity est née début 2022 d’une scission avec SOS Méditerranée. La branche allemande a préféré quitter l’Ocean Viking, le navire de SOS Méditerranée, et racheter — grâce aux dons de la société civile — un ancien navire d’expéditions scientifiques pour multiplier les sauvetages tout en menant un plaidoyer politique plus assumé. Outre le capitaine, vingt-sept membres d’équipages, volontaires et marins professionnels, et une journaliste indépendante sont à bord de l’Humanity 1. La plupart viennent de pays européens (Roumanie, France, Belgique, Allemagne, Italie, Espagne), certains de plus loin comme du Mexique ou du Canada. Le bureau de l’organisation, basée à Berlin, fait le lien entre la mer et la terre.

Sauveteur en mer saisonnier à la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM), j’ai eu la chance d’apprendre la langue arabe en Jordanie et en Égypte pendant plusieurs années. Je suis chargé de l’interprétariat pendant les sauvetages et, une fois les naufragés secourus, de leur délivrer des informations juridiques ou de traduire les consultations avec l’équipe médicale. Je viens également d’obtenir le diplôme d’avocat. Participer à de tels sauvetages me permet de mieux comprendre les parcours de vie traumatiques de ces gens qui luttent pour leur survie, puis qui lutteront devant les administrations ou juridictions nationales des pays européens pour espérer obtenir des papiers.

Dimanche 4 décembre 2022 à 14 h 30, les équipes du Humanity 1 ont reçu une alerte d’un autre navire humanitaire, le Louise Michel. Ce dernier a repéré une embarcation en détresse à environ 60 kilomètres au large de Tripoli : 103 personnes, dans un bateau pneumatique de fortune. Le Louise Michel, trop petit pour les accueillir sur une longue durée, devait alors attendre l’arrivée du Humanity 1 et distribuer des gilets de sauvetage.

Une altercation en pleine mer avec d’étranges Libyens

Malheureusement, l’eau a progressivement rempli l’embarcation et un bateau des « soi-disant garde-côtes libyens » est arrivé sur place, précipitant un accueil en urgence des naufragés sur le Louise Michel. Les deux annexes semi-rigides rapides du Humanity 1 sont alors arrivés sur place tandis que la dernière personne montait à bord du Louise Michel. Les trois Libyens — dont un homme cagoulé et en treillis militaire — se sont rapprochés avec leur bateau de notre semi-rigide pour connaître nos intentions, mais aucune conversation — si ce n’est des gestes brefs de la main — ne s’en est suivie.

Leur embarcation est plus petite que les vedettes de sauvetage vendues par les Italiens et utilisées généralement par les « garde-côtes » : ils appartiennent donc peut-être à une milice privée. Les deux gros moteurs hors-bord leur permettent toutefois de se mouvoir rapidement sur l’eau. Ils sont là seulement pour voler le moteur du bateau pneumatique. Une altercation a cependant eu lieu lorsqu’un des semi-rigides de l’Humanity 1 s’est trouvé trop proche du pneumatique : les Libyens ont alors sorti leurs armes, des AK47 selon la photographe à bord, pour être laissés seuls et pouvoir décrocher le moteur discrètement, ce qu’ils ont fait. Le moteur, peu puissant, mais en état correct, sera sûrement vendu quelques milliers d’euros à des pêcheurs ou à des passeurs.

En Libye, entre l’attente et la torture

Une procédure de transfert des naufragés du Louise Michel vers l’Humanity 1 s’est ensuite déclenchée, après plusieurs vaines tentatives de contact des autorités maritimes compétentes. Dans la nuit et dans une mer légèrement agitée par la houle, les 103 personnes, dont des femmes enceintes et des enfants, ont été transférées vers l’Humanity-1. La présence d’un requin de plus de deux mètres de long a accentué la tension déjà présente, mais chaque survivant a embarqué dans le navire sain et sauf et a été accueilli par les équipes médicales et humanitaires.

Le lendemain, à la rencontre des naufragés, les discussions fusent et les souvenirs de la veille ressurgissent. Je demande à certains si c’était leur première tentative de départ de Libye. Pour certains, oui. D’autres en étaient à leur cinquième. Je m’en étonne : celui qui n’a essayé qu’une fois me rétorque qu’il est resté de nombreux mois à attendre et qu’il a pu être entre temps longuement torturé. Il est jeune, pas encore la trentaine, vêtu des vêtements neufs que les équipes lui ont donnés à son arrivée sur le bateau. Son visage est fatigué, tanné par une vie trop dure. Son ami qui a essayé cinq fois raconte une de ses tentatives depuis la Tunisie. Avec le même naturel et une voix assurée qui cherche à me faire comprendre ce que je ne peux comprendre, il se livre. Il a vu ses amis mourir devant lui l’année dernière. Son bateau a coulé et les cent passagers se sont retrouvés dans l’eau : la moitié sont morts noyés. Lui et les autres ont eu la chance d’avoir survécu jusqu’à l’arrivée d’un pêcheur tunisien au large des côtes.

Dans la soirée du 5 décembre, sans avoir eu le temps de se reposer, les équipes doivent se préparer à repartir. Une embarcation en détresse a été une fois de plus repérée par le Louise Michel. Le vent balaye la mer et la houle est plus forte que la veille. Les semi-rigides tracent leur sillon dans la nuit jusqu’à la scène d’opération. Pendant les dix longues minutes que dure ce trajet, on a malheureusement le temps d’imaginer le pire et d’avoir peur de devoir ramasser des cadavres. Arrivés sur place, nous observons un bateau en bois de quelques mètres de longueur, rempli d’une cinquantaine de personnes. Le bateau tangue très dangereusement dans la houle.

« Je vais essayer de faire des miracles »

Dragos, un Roumain d’une quarantaine d’années à bord de notre semi-rigide est le coordinateur de l’opération. Fort d’une expérience de plus de 20 missions de sauvetage en mer, il est parfaitement lucide face à la situation. Il nous confirme que le bateau peut chavirer d’un moment à l’autre. Si cela arrive, il y aura très probablement des morts. Il faut agir vite et le moindre mouvement de la part des personnes à l’intérieur du bateau peut être fatal. « Je vais essayer de faire des miracles » indique-t-il à la radio quand Joshua, le capitaine de l’Humanity 1, nous demande de procéder au sauvetage.

Je suis chargé d’être l’interlocuteur entre le semi-rigide et les 49 naufragés, tous arabophones. Il faut d’abord prononcer une phrase rapide en anglais pour leur faire comprendre que nous ne sommes pas Libyens, sinon la panique risque de les gagner et le bateau chavirera. Ensuite, en arabe, j’explique que nous allons les récupérer un par un par l’arrière du bateau. La pression est immense sur les équipes. Durant presque deux heures, en pleine nuit et dans la houle, les sauveteurs de l’Humanity 1 vont réussir à extraire une à une les 49 personnes, sans aucun mort. Un bateau libyen, encore une fois, sera présent autour de la scène. Ils brûleront le bateau en bois dans la nuit, après avoir récupéré le moteur.

Des Égyptiens de plus en plus nombreux

Une fois à bord, les naufragés reprennent leurs esprits et font éclater leur joie. Ils proviennent de l’Égypte majoritairement, mais aussi de la Syrie, du Soudan et du Tchad. Il y a seulement quelques femmes — bien que celles-ci soient de plus en plus représentées parmi les réfugiés tentant la traversée — et principalement de jeunes hommes entre 20 et 30 ans. La présence d’Égyptiens est une caractéristique des dernières évolutions contemporaines du champ migratoire. Ils m’expliquent que de plus en plus d’entre eux fuient le service militaire obligatoire ou la vie économique suffocante de leur pays. Ils passent la frontière à pied, à quelques kilomètres de la côte, dans le désert. Puis, s’ils ne se sont pas fait tirer dessus par l’armée égyptienne ou kidnapper par les milices libyennes, ils partent soit directement de l’est libyen, autour de Tobrouk, soit prennent le risque de faire la route jusqu’aux alentours de Tripoli. Ceux-ci sont partis en mer à l’ouest de Tripoli.

Les rêves de devenir footballeurs

Quelques heures après la fin de ce sauvetage périlleux et alors que le soleil se lève, une nouvelle alerte est donnée. Un bateau pneumatique de 103 personnes a été repéré et le Louise Michel, plus rapide que l’Humanity 1 a encore une fois réussi à arriver rapidement sur place pour stabiliser l’embarcation et distribuer des gilets de sauvetage. Majoritairement francophones, sénégalais et ivoiriens notamment, les naufragés sont paniqués et difficiles à calmer. De l’eau est entrée dans le bateau et il est compliqué d’organiser le débarquement.

Malgré nos précautions, lorsqu’on les saisit par la main, les naufragés se jettent littéralement par-dessus nos corps pour atterrir aux pieds de Robin, le pilote allemand. Durant la manœuvre, nous repérons une autre embarcation à quelques milles nautiques dans une situation similaire. Malheureusement, nous voyons les Libyens arriver sur place, seuls. Comme lors du deuxième sauvetage, nous avons à faire à une vedette des « garde-côtes » libyens, presque de la même taille que le Louise Michel. Le sauvetage terminé, nous apprenons qu’ils ont embarqué de force la plupart des autres naufragés à l’exception de six personnes qui ont préféré sauter à l’eau que de retourner en Libye. Ces personnes seront mises à l’abri sur un radeau de sauvetage par le Louise Michel, puis récupérées par l’Humanity 1. Elles nous raconteront leur bonheur d’avoir pu nous rejoindre, mais aussi leur terreur de savoir certains de leurs proches retournés vers un monde de torture et de malheur.

Le mardi 6 décembre en fin de matinée, ce sont donc 261 personnes qui sont à bord de l’Humanity 1. Le lendemain matin, après les premiers soins d’urgence et la distribution de couvertures pour la nuit, Jutta, la coordinatrice de l’équipe médicale et humanitaire explique à tous que nous risquons de devoir attendre quelques jours, voire quelques semaines à bord. D’abord parce qu’il peut y avoir d’autres sauvetages à réaliser. Ensuite parce que l’Italie ouvre de moins en moins facilement ses portes. Un Nigerian me lance en rigolant que ce n’est pas grave et qu’il n’y a pas de problème pour rester sur le bateau une année s’il le faut tant qu’il ne retourne pas en Libye.

À l’écart, sur le pont supérieur, un groupe de francophones discute en regardant la mer. Un Ivoirien me montre ses pieds et me dit que cela lui a fait du bien de dormir comme ça. « Comment ça, comme ça ? » Il m’explique qu’il a enlevé ses chaussures et qu’il est impossible de dormir sans ses chaussures en Libye, car des gardes ou des voisins peuvent venir n’importe quand pour vous frapper ou vous voler. Il faut pouvoir partir en courant à tout moment.

Sur le pont inférieur, un très jeune adolescent paraît esseulé. Il est sénégalais et veut être footballeur à Marseille. Il est ici avec sa petite sœur. Il l’a vue ce matin, mais ne peut plus la voir quand elle rentre dans sa chambre. En effet, la chambre des femmes et des enfants en bas âge est strictement interdite aux hommes et adolescents. Je n’ose pas lui demander comment il a pu se retrouver ici, seul avec sa sœur. J’imagine. Il y a aussi son homologue égyptien, tout jeune adolescent comme lui. Il est parti seul d’Égypte et veut également devenir footballeur, mais en Allemagne. Il est protégé par un groupe d’Égyptiens qui prend soin de lui.

La Libye, un autre monde

Plus tard, un Gambien me raconte, plein de lucidité, qu’en Europe la police a le droit de t’enfermer, mais qu’il faut un jugement pour cela, alors qu’en Libye on t’emmène directement de la mer à la prison. Il me décrit celle d’Ursh Ufana. Il y aurait des milliers de personnes et des morts tous les jours. Je m’enquiers de cette prison auprès du groupe francophone du pont supérieur, précédemment rencontré. Tous la connaissent. Un Sénégalais m’explique que cet enfer est un ancien dépôt pour animaux et que les gens y sont parqués au sous-sol. Chaque jour, il voyait les Libyens y sortir cinq ou six cadavres. Aussi, un jeune Guinéen me raconte que son petit frère est encore dans cette prison. Après maintes discussions sur la torture et les conditions de vie en Libye, c’est finalement un jeune Ivoirien qui me fera comprendre par des mots simples ce qu’il pense de l’autre côté de la Méditerranée. Il ne considère pas la Libye comme un autre pays, mais comme un autre monde.

L’équipe médicale composée d’un médecin, d’une infirmière et d’une sage-femme nous appelle parfois pour traduire du français ou de l’arabe vers l’anglais. Outre les marques physiques de torture sur leurs corps, la grande majorité des naufragés n’arrive plus à s’alimenter ou à dormir correctement. Lorsqu’on leur demande depuis quand, ils nous répondent par un chiffre en mois ou en années. Et quand on leur demande depuis quand ils sont arrivés en Libye, on se rend compte que les deux chiffres correspondent toujours. Diego, le médecin, mène les consultations, et se met parfois soudainement à me parler en espagnol alors que je ne maîtrise pas cette langue. Il se reprend et continue en anglais. Malgré son professionnalisme, son visage cerné et sa voix traduisent sa fatigue. Plus tard, il m’explique qu’il y a une différence entre entendre « ces histoires » à la télévision ou en lisant des articles de journaux et de vive voix, continuellement, toute la journée.

Un débarquement sous haute surveillance à Bari

Les équipes de l’Humanity 1 sont épuisées et se remettent doucement des scènes apocalyptiques auxquelles elles ont assisté. Renaud, un équipier du semi-rigide dans lequel je me trouvais, m’explique que l’émotion a été trop intense quand il a vu l’intérieur du bateau pneumatique « secouru » par les Libyens et duquel seules six personnes ont pu s’extraire. En effet, des vêtements d’enfants en bas âge jonchaient le sol. Autrement dit, des enfants sont retournés vers l’enfer libyen tandis que d’autres ont eu plus de chance.

Le capitaine de l’Humanity 1, accompagné de ses officiers et d’une observatrice humanitaire, a envoyé plusieurs demandes de « port sûr » pour pouvoir débarquer en Europe. Cinq longues journées après le premier sauvetage, les autorités italiennes ont enfin répondu favorablement et ont assigné le port de Bari comme lieu de débarquement. Si la destination de Bari n’était pas souhaitable étant donné la distance à parcourir jusqu’en mer Adriatique et la tempête à affronter, il n’en reste pas moins que le comportement des autorités a étonné le capitaine qui s’attendait à devoir attendre plus longtemps.

En effet, le mois dernier, plusieurs navires humanitaires comme l’Humanity 1, l’Ocean Viking ou leGeo Barents, avaient dû attendre pas loin de trois semaines. Les 261 naufragés secourus par l’Humanity 1 ont tous, sans exception, subis des traitements inhumains ou dégradants en Libye et sont dans une situation de vulnérabilité aiguë. On aurait tendance à penser qu’une telle situation de détresse ne saurait être politique, seulement humaine. Ces 261 personnes ont eu la chance de pouvoir débarquer plus ou moins rapidement en Europe. Des associations et des policiers en grand nombre étaient là pour les accueillir.

Mais chaque membre de l’équipage sait que les prochaines missions pourront encore pâtir du jeu diplomatique macabre orchestré par les gouvernements européens. Le nouveau gouvernement italien, après s’être vanté d’avoir fermé ses portes à l’Ocean Viking en novembre 2022, a sûrement préféré calmer ses ardeurs xénophobes et jouer le jeu des institutions européennes pour gagner en crédibilité et continuer de bénéficier des accords de transfert de demandeurs d’asile intra-européens. Mais quand est-ce que les portes de l’Europe se fermeront de nouveau ? L’ONG SOS Humanity sait qu’il faudra continuer à se battre pour défendre le droit et le devoir de sauver des naufragés et les conduire en lieu sûr.

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