Arabie saoudite

Mohamed Ben Salman, le prince qui murmure à l’oreille de la jeunesse

Les études d’opinion sont rares en Arabie saoudite, ce qui renforce l’intérêt d’un récent rapport de la spécialiste de la péninsule Arabique Fatiha Dazi-Héni. Il porte sur « le pari sur la jeunesse » de Mohamed Ben Salman et offre un tableau complexe de la perception du style princier dans le royaume. Compte-rendu.

U.S. Department of State from United States/Flickr

Un vent nouveau souffle sur le royaume des Al-Saoud. Un nouveau règne se prépare et arrivera tôt ou tard. Mohamed Ben Salman (MBS), prince héritier depuis 2017, n’a cessé depuis sa nomination de défrayer la chronique internationale, en partie pour son mégaprojet de réforme intitulé « Vision 2030 », censé moderniser le pays et en diversifier l’économie en 15 ans, mais surtout pour sa gouvernance qui ne souffre pas la demi-mesure. Pour l’un comme pour l’autre, il est difficile de savoir ce que pense la population du pays. Dans son étude intitulée Arabie saoudite. Le pari sur la jeunesse de Mohammed Bin Salman, c’est justement le ressenti des Saoudiens, notamment celui des jeunes de la capitale Riyad, que Fatiha Dazi-Héni sonde.

Pour ce faire, l’enseignante à Sciences Po Lille et chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) fait à la fois appel à un riche appareil théorique constitué des études publiées sur le royaume, mais également — voire surtout — à un travail de terrain mené entre 2016 et 2019. Ainsi, à chacun de ses séjours, elle s’est entretenue avec nombre de Saoudiens, appartenant autant à l’appareil institutionnel qu’au milieu intellectuel ou de l’entrepreneuriat. Elle a également constitué un échantillon de 50 jeunes Riyadotes de moins de 30 ans, afin de les interroger quant à leur perception de la politique menée par le prince héritier.

« Pour une fois, dans ce pays, on pense aux jeunes et aux femmes »

Que peut souhaiter un prince, sinon des sujets à son image ? C’est là indéniablement la plus grande opportunité de MBS : être dauphin à 35 ans, alors que 60 % de la population saoudienne (qui compte 21 millions de nationaux) a moins de 30 ans, et qu’elle vit dans les trois principales provinces du pays : Riyad, la Mecque — dont Djeddah est la capitale — et Al-Charqiya. Cette démographie est doublée d’une répartition entre villes et campagne largement en faveur des grands centres urbains : l’Arabie saoudite compte en effet 87 % de citadins — en 1970, un quart seulement des Saoudiens vivait dans les villes —, « une moyenne supérieure à l’Europe occidentale ». Parmi eux, 6,5 millions se concentrent à Riyad, « troisième mégapole la plus peuplée du monde arabe après le Caire et Bagdad et, de loin, la ville la plus importante de la péninsule Arabique ».

Voilà donc « le public cible du prince : urbanisés, ultra-connectés et hypermondialisés ». Une jeunesse oubliée jusque-là des pouvoirs publics et qui se révèle moins politisée qu’ailleurs dans le monde arabe, puisque 62 % des jeunes Saoudiens estiment qu’il est plus important d’assurer la stabilité du pays que de promouvoir la démocratie, contre 56 % au Levant.

Dans leurs rangs, c’est d’abord un soupir de soulagement que fait pousser toutes classes confondues la politique de MBS, marquée dès 2017 par un libéralisme ostentatoire, dans un pays à la doctrine religieuse jusque-là ultra-rigide : ouverture de cinémas et de théâtres, lancement d’une Autorité générale pour le divertissement, organisation de concerts, autorisation de conduire pour les femmes qui ne sont plus obligées de porter le voile, espaces de mixité… « Pour une fois, dans ce pays, on pense aux jeunes et aux femmes », confie un des jeunes interviewés à Fatiha Dazi-Héni.

Pour cette jeune génération qui oscille encore entre les bancs de la faculté et l’arrivée sur le marché du travail souvent retardée par le manque d’emplois, l’ascension du prince permet d’en finir avec une schizophrénie sociale qui marquait le fossé séparant la vie dans les espaces privés et le comportement très policé en public. Ils sont séduits par la « Vision 2030 » de MBS, ou du moins par l’image qu’il en véhicule en parlant leur langue, notamment à travers une communication tous azimuts menée sur les réseaux sociaux. Comme le rappelle le rapport, « le royaume se place en tête des pays utilisateurs des différentes plateformes […] par habitant dans le monde ».

Ce canal d’information est privilégié par les millénariaux saoudiens1 qui, de fait, ne passent plus par la case famille pour se forger une opinion. De quoi créer « une rupture générationnelle au sein de la société ». S’il est souvent recommandé de prendre avec précaution ce qui se dit sur les réseaux sociaux saoudiens, investis de bots Twitter2, de « mouches électroniques »3 et champ de bataille pour les Saoudiens expatriés, l’anonymat garanti lors de ces entretiens permet de confirmer certaines tendances de l’espace virtuel.

Mais la logique sociale et régionale est toujours à l’œuvre. Et là où il y a des laissés-pour-compte, l’enthousiasme est moins palpable. Ainsi, les jeunes des périphéries — où la police religieuse opère toujours —, vivant loin de la province de Riyad ou issus de milieux plus ruraux et conservateurs, se laissent moins séduire par la communication du palais et ne tournent pas le dos à leur ancrage familial qui se confond avec l’appartenance tribale. Des réserves qu’ils ne sont pas les seuls à exprimer.

Scepticisme chez les aînés

Si le royaume a échappé à la vague de révoltes de 2011, il fait pourtant face à des défis similaires à ceux des autres pays du monde arabe, et à la tête desquels se trouve un chômage massif des jeunes, notamment les diplômés (entre 30 et 40 % pour les moins de 25 ans). À cela MBS répond par sa volonté de révolutionner le secteur économique : créer de nouveaux emplois, attirer la jeunesse vers le secteur privé et notamment vers un de ses « dadas », l’industrie de défense (Saudi Arabia Military Industry, SAMI) et de cybersécurité. Les étudiants peuvent également ambitionner de travailler dans des secteurs jusque-là inexistants, comme le tourisme culturel ou le divertissement. La libéralisation sociétale contre une nouvelle culture du travail, où l’État ne garantirait plus des fonctions publiques à vie, c’est le marché que propose MBS et que la jeunesse riyadote a tout l’air d’accepter.

Mais cet enthousiasme fait défaut chez les jeunes actifs. Ils ont pour leur part éprouvé de plein fouet la politique d’austérité qui a marqué 2016, année de lancement de la « Vision 2030 », et dans le contexte de la coûteuse offensive saoudienne au Yémen : réduction des prix subventionnés de l’énergie, introduction d’une fiscalité avec l’annonce d’une TVA à 5 %, suppression des allocations versées aux salariés du public (qui représentent 70 % des nationaux actifs)… Certes, l’État a fini par reculer devant le mécontentement exprimé par les Saoudiens sur les réseaux sociaux. Mais l’épisode rappelle une des faiblesses de la politique de réforme mise en place par MBS : elle est le reflet d’une époque moins faste pour le royaume, dont 80 % des revenus proviennent toujours des hydrocarbures, alors que la chute du prix du baril depuis 2014 affaiblit considérablement l’État-providence.

De plus, l’image d’homme ambitieux et très volontaire du prince se heurte à un manque de compétences flagrant. Dans les principaux secteurs que ce dernier souhaite développer, point de ressources humaines formées et capables de traduire à échelle nationale les impulsions du dauphin. MBS fera d’ailleurs appel à des compétences étrangères, comme on l’a vu en mars 2020 avec la nomination de l’Autrichien Konrad Pesendorfer à la tête de l’Autorité des statistiques. Une première dans le pays, qui contredit la volonté de « saoudisation » des emplois, (mal) amorcée depuis 2005 sous le règne du roi Abdallah.

Une élite peut en cacher une autre

En plus d’un libéralisme sociétal inédit, l’autre arme de séduction dont MBS use à volonté est son discours anti-élitiste. Lui qui s’est mis à dos, par son ascension fulgurante rompant avec une gouvernance jusque-là adelphe et collégiale, la plus grande partie de la famille royale trouve auprès de la population, notamment les jeunes, un allié contre ses adversaires du palais.

Réformer l’appareil bureaucratique est un des piliers de la « Vision 2030 », rappelé lors de la dernière interview du prince héritier sur la chaîne Al-Arabiya, diffusée le 27 avril 2021. Ces élans populistes passent par des campagnes anticorruption dont la plus célèbre reste sans nul doute celle qui a eu lieu dans les locaux de l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad en novembre 2017, où plus de 300 princes, ministres et hommes d’affaires ont été retenus prisonniers quelques semaines après la création d’une commission anticorruption présidée par MBS en personne. Une autre vague de purge, touchant cette fois des officiers dont le prince et général Fahd Ben Turki Ben Abd-Al-Aziz Al-Saoud, commandant des forces de la coalition au Yémen, aura lieu en août 2020.

Or là aussi, si la jeunesse voit dans ces méthodes musclées une dynamique nouvelle et nécessaire pour que le pays aille de l’avant, les aînés sont plus suspicieux. Ils constatent aujourd’hui qu’une nouvelle élite a remplacé l’ancienne, composée du cercle étroit du prince. Nommés davantage pour leur allégeance que pour leur compétence, quelques-uns des plus proches collaborateurs de MBS ont défrayé la chronique, soit par leur implication dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul, comme cela a été le cas pour Saoud Al-Qahtani qui était à la tête du centre de communications au palais royal et de la nouvelle autorité pour le cyber ; ou pour la surveillance de dissidents saoudiens à l’étranger, comme pour Badr Al-Asaker, secrétaire général de la fondation Misk, dont la mission est de développer et attirer les pôles d’excellence parmi les 18-35 ans. Autant d’événements qui ont terni l’image du royaume à l’international.

Si Dazi-Héni pointe à juste titre que cette nouvelle élite a fait les frais de l’amateurisme et des erreurs de MBS, écartée par le roi Salman qui épargne toujours son fils, force est de constater que la garde rapprochée du prince conserve quand même une place de choix. En témoignent les appels relayés dernièrement sur les réseaux sociaux pour le « retour » d’Al-Qahtani, qui aurait discrètement retrouvé son influence au palais4.

Un nouveau contrat social aux accents nationalistes

Des collaborateurs d’une loyauté sans faille gravitent autour de leur « soleil », le prince. Voilà ce qui résulte de cette restructuration. MBS concentre en effet entre ses mains le pouvoir politique et économique, puisqu’il est entre autres à la tête du Public Investment Fund (PIF), le fonds d’investissement public. L’ambition du prince héritier est d’en faire « le plus important fonds souverain du monde avec la gestion d’actifs financiers d’une valeur de 2 000 milliards de dollars en 2030 » (1640 milliards d’euros) et sur lequel ne s’exerce aucun contrôle public. Plus encore, dans ce pays où le pouvoir s’est toujours reposé sur deux jambes : la politique et le wahhabisme, respectivement incarnées par les deux dynasties Al-Saoud et Al-Cheikh, MBS rebat ici aussi les cartes du jeu. Profitant de l’obéissance absolue au souverain que prône le wahhabisme (ta’at waliy al-amr), il impose un nouveau discours religieux, un islam dit « modéré » et « tolérant », désormais élevé en doctrine d’État.

La politique, l’économie, la religion… bref, le royaume c’est lui. Cet amalgame est facilité par une rhétorique ultranationaliste qui enrichit ce nouveau contrat social. Certains intellectuels interviewés dans le rapport parlent de l’avènement d’un « quatrième État saoudien »5, et là aussi, ce discours trouve un écho chez les jeunes, soucieux désormais de l’image de leur pays et de son « drapeau ». « Cette référence au drapeau, peu commune dans la bouche d’un Saoudien, est pourtant revenue à plusieurs reprises au cours des discussions engagées », note Fatiha Dazi-Héni qui constate l’association chez les jeunes de la figure du prince à « la préservation de la patrie ». Cette terminologie dénote en effet dans un pays où la référence à la oumma islamique a toujours primé. La valorisation de l’histoire antéislamique du royaume, illustrée par la mise à l’honneur du site nabatéen d’Al-Ula lors du dernier sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en janvier 2021, est passée par là.

Cette personnification du pouvoir ne va pas sans un contrôle très strict de la vie publique rythmé depuis 2017 par une vague d’arrestations qui n’a épargné ni les membres de la famille royale, ni les dignitaires religieux, ni de jeunes activistes et intellectuels. MBS a aussi pris en main l’appareil sécuritaire, procédé à nombre de nominations, mis en place une « sécurité de l’État », terminologie empruntée à l’Égypte, ce qui en dit long sur ses ambitions autoritaires. Stéphane Lacroix, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), souligne pour Orient XXI les conséquences d’une telle politique sur la société saoudienne : « On a du mal à le croire aujourd’hui, mais il y avait de vrais débats avant, les gens discutaient politique dans les cafés sans regarder par-dessus leur épaule ».

C’est surtout cette image qui l’emporte à l’étranger, celle du dirigeant autoritaire, de l’homme à la tronçonneuse6 que la nouvelle administration américaine ne porte pas dans son cœur. Des poids lourds de l’entourage de Joe Biden, dont le secrétaire d’État Anthony Blinken et le secrétaire à la défense Austin Lloyd, sont connus pour lui préférer de loin l’ex-prince héritier Mohamed Ben Nayef, évincé par l’ambitieux MBS et qui croupit en prison depuis mars 2020, avec Ahmed Ibn Abdulaziz, le plus jeune frère du roi Salman. Mais c’est notamment là que réside l’éclairage précieux qu’apporte ce rapport : montrer que le prince héritier, si décrié à l’international, bénéficie d’une réelle base populaire à l’intérieur du pays, essentiellement incarnée par la jeunesse riyadote dépolitisée de moins de 30 ans. Et ils sont pour l’heure légion.

En se mettant ainsi au cœur de toutes les réformes et de tous les changements qu’il a impulsés, MBS récolte certes des lauriers auprès de ce public, mais il court également le risque d’être tenu pour seul responsable en cas d’échec. En misant ainsi sur les millénariaux et les préadolescents, le message du prince héritier est en tout cas limpide : il est là pour durer.

1Les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990.

2Logiciels contrôlés par le régime et qui permettent de tweeter de manière autonome.

3Nom donné en arabe aux trolls sur les réseaux sociaux.

5Le premier État (1744-1818) est défait par les Ottomans ; le deuxième (1824-1891) succombe aux luttes fratricides ; le troisième et actuel État est celui fondé en 1932 par le grand-père de MBS, Abdulaziz Ibn Saoud.

6Après l’assassinat de Jamal Khashoggi, MBS a hérité dans le monde arabe du surnom d’« Abou Menchar » (l’homme à la scie), en référence à la manière dont le corps du journaliste a été découpé dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul.

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