Des séances de prière de masse en Indonésie aux célébrations dans les rues de la Somalie et du Nigeria, l’équipe marocaine a conquis le cœur de millions de personnes, Africains, Arabes, musulmans et migrants qui tous s’identifient d’une manière ou d’une autre à cette équipe. Les images perdureront : les jeux de jambes du meneur de jeu Hakim Ziyech, le milieu de terrain Sofian Amrabet — surnommé « ministre de la défense » — et ses accélérations, et l’étreinte d’après-match du capitaine de l’équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c’est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez ! Bougez ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge ! Si tu ne bouges pas, tu n’es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l’entraîneur s’exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l’hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l’identité nationale.
Les commentateurs arabes de foot constituent généralement une ligue à eux seuls, et lors de cette Coupe du monde, ceux de la chaîne qatarie de beIN Sports basée à Doha n’ont pas déçu. Le Tunisien Issam Chaouali est incroyablement éloquent, poétique, voire un peu trop parfois, avec ses multiples références littéraires et historiques. Il a été au top de sa forme pour couvrir ce qu’il appelle « la Coupe du monde des équipes africaines et asiatiques ». Un moment, il fait référence à Charlemagne et aux conquérants musulmans d’Espagne, puis il cite William Shakespeare — enfin, en quelque sorte : « Ya kun ? Na’am, ya kun ! » (Être ? — ouais, être !) Ensuite, il qualifie Lionel Messi de « maniaque » et de « goule », puis il se met à fredonner la chanson italienne antifasciste « Bella Ciao ». Il crie également aux joueurs et au monde de prêter attention aux changements géopolitiques évidents. Lorsque le Cameroun a marqué contre le Brésil, il s’est écrié « Ya Braziwww, ya Braziww ! » Il imite aussi des accents — « Mama Africa est en train de se lever ». Lorsque l’Allemagne, l’Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d’amazighité/berbérité.
L’équipe marocaine s’est attiré des éloges bien sûr : son ascension serait le signe « de l’ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu’« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l’Atlas sont enivrants. Dans le contexte d’un système d’État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d’une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d’une identité, d’une langue et d’une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.
Quelle langue, quels traducteurs ?
Sitôt que les interviews d’après-match débutent, des fissures apparaissent dans le miroir. Des traducteurs sont convoqués, des sous-titres arabes sont rapidement ajoutés à l’écran, et ce afin de traduire ce que disent les Marocains lorsqu’ils parlent en darija. L’une des dimensions les plus fascinantes de cette Coupe du monde est de voir la méfiance occidentale à l’égard de la langue et de la culture arabes se conjuguer à l’ambivalence proche-orientale à propos de la langue et de l’identité marocaines. Lors des conférences de presse, de nombreux joueurs marocains et Walid Regragui lui-même ne comprennent pas les questions posées par les journalistes arabophones et ont besoin de traducteurs. Un clip viral montre l’attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l’allemand, de l’anglais et du darija.
Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu’ils cessent de qualifier le Maroc d’équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s’être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu’il s’agissait de la première « équipe africaine ».
Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale : d’une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l’arabe (réponse courte : oui, bien qu’il soit socialement plus facile de dire simplement « d’inspiration arabe ») et d’autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte : les deux.)
Les chercheurs qui étudient la hiérarchie sociolinguistique arabe1 relèvent que la langue vernaculaire marocaine est le « mouton noir » de la famille des langues arabes2, systématiquement perçue comme inférieure aux dialectes syrien et égyptien, — même si les Marocains peuvent être considérés comme polyglottes et plus modernes. Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l’araméen, l’égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l’Afrique du Nord, du Maroc à l’est de l’Égypte et de la Tunisie au Niger.
La presse occidentale a beaucoup commenté le fait que les responsables qataris autorisent les drapeaux palestiniens dans les stades, mais interdisent les drapeaux LGBT. Moins commentée a été la présence du drapeau tricolore amazigh — le drapeau panberbère bleu, vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.
Le retour du darija
Le darija, la langue vernaculaire marocaine, se caractérise ainsi par un fort substrat amazigh, ainsi que par un raccourcissement des voyelles, une phonologie particulière et la présence de mots empruntés au français et à l’espagnol. Des mots comme « tamazight », « daba » (maintenant) et « tamara » (difficulté), tous deux présents dans la musique populaire et les chants de football, rendent également le darija difficile à comprendre pour les proche-orientaux. Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles, car les dialectes lointains ont évolué séparément. Au Levant, « taboon » désigne le four en argile utilisé pour la cuisson du pain ; en Tunisie, le « taboona » est un pain traditionnel délicieusement moelleux. Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu’en décembre 2019, l’Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander [« Allahu Akbar, tebboune mzowar » (Dieu est grand, ce tebboune est un faux !), il a inspiré des mèmes marocains sur Tebboune.
Mis à part les mèmes et les blagues, le darija nord-africain est depuis longtemps un point sensible pour les panarabistes. Comment une société qui a élevé l’arabe et l’islam au niveau des palais de Grenade peut-elle massacrer aujourd’hui l’arabe standard moderne ? Comment consolider les liens transfrontaliers quand les Maghrébins parlent un « patois » incompréhensible ? Le président égyptien Gamal Abdel Nasser envoyait des professeurs d’arabe en Algérie indépendante pour enseigner aux habitants l’arabe « approprié » au lieu du français ou du dialecte local. Pour les Arabes du Proche-Orient, le darija et les noms de famille marocains sont les indicateurs les plus forts de l’altérité marocaine. Et c’est historiquement dans les rivalités de football et plus récemment, dans le cadre des shows télévisés montrant les talents de la musique arabe que des tensions surgissent autour de ces différences.
Lors des tournois de football — le plus souvent la Coupe d’Afrique — les commentateurs du Proche-Orient ont du mal à prononcer les noms de famille marocains, observant que si les prénoms des joueurs marocains sont arabes, leurs noms de famille sont, bien sûr, différents. Même lors de cette Coupe du monde, il était assez plaisant d’entendre les commentateurs du Proche-Orient essayer de prononcer les noms de famille marocains Aguerd, Regragui, Ounahi, Tagnaouti). Et dans les émissions de musique arabophone comme « This Is the Voice » et « Arab Idol », les participants marocains se voient obligés de subir ce rite de passage où leur langue est régulièrement tournée en ridicule et où parfois on leur dit brusquement d’aller apprendre l’arabe. Il est donc un peu irréel de voir les commentateurs arabes se répandre soudain en louanges lorsque l’entraîneur marocain Walid Regragui donne une conférence de presse en darija, et de les voir répéter en souriant certains mots en darija : drari (les garçons) et bezaf (beaucoup). « Maintenant, tout d’un coup, vous considérez tous les Marocains comme des Arabes ? », a tweeté Safia, une jeune créatrice.
Lors de cette Coupe du monde, les téléspectateurs arabes ont été interloqués par le darija, l’identité amazighe, mais aussi par certains acteurs du nationalisme africain. On a beaucoup parlé du panafricanisme de l’entraîneur marocain Walid Regragui. Il a d’abord haussé les sourcils lorsqu’il a déclaré lors d’une conférence de presse que leur objectif était de jouer avec une qualité de jeu du niveau européen, mais avec des valeurs africaines. Lorsqu’on lui a demandé quelques jours plus tard si le Maroc représentait l’Afrique ou le monde arabe, il a répondu « Nous, au départ, sans faire de politique, on va déjà parler football et on défend le Maroc et les Marocains. C’est la première des choses. Ensuite, forcément, on est aussi africains et c’est la priorité […] On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d’ajouter : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s’identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S’ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.
Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l’une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l’Afrique : « Nous sommes entrés dans l’histoire pour l’Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l’Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».
Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu’il s’agisse de l’agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l’Union africaine (UA) en 2016.
Des Kurdes aux Berbères, la diversité
Au cours des vingt dernières années, des mouvements sociaux ont lentement émergé au Maroc exigeant que le tamazight soit reconnu comme langue officielle dans la Constitution, et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d’être considéré comme une source d’embarras. Certains veulent que le darija reçoive le statut de langue distincte, un peu à la façon dont le créole haïtien a déclaré son indépendance de la langue française. Avec l’essor de la télévision par satellite et des médias sociaux, les gens ont commencé à se demander pourquoi les émissions doublées en dialectes égyptien et syrien étaient diffusées dans le monde arabe, alors qu’aucune émission n’est doublée en darija ? Sur Facebook, des listes noires ont été créées pour interpeller les artistes marocains qui participaient aux concours de talents arabes, mais préféraient s’exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.
Ces mouvements identitaires ont pris de l’ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d’effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.
Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n’étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d’une douzaine de pays d’Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l’affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d’une vague de protestations à l’échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.
Les soulèvements maghrébins donneront lieu à une nouvelle solidarité panarabe, mais aussi à de nouveaux nationalismes ethniques, qui aboutiront à la reconnaissance du tamazight comme langue officielle en 2011 au Maroc (et en Algérie en 2016). Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l’arabisme, d’autant plus que les États du Golfe et l’Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L’une des réponses à l’interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l’autoritarisme transnational et de l’appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d’émancipation, d’anti-impérialisme et d’autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d’intervenir dans n’importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.
« Je remercie tout le continent africain »
Avec l’effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s’est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd’hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l’approche est une combinaison de capitalisme effréné, d’islam et d’autoritarisme transfrontalier. L’enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d’État n’étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D’où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.
Pour diverses raisons telles que l’effondrement de la Libye, le déclin de l’Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l’UA en 2016. Et pour les responsables de l’État, la langue et l’identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l’adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d’« unité africaine ») et le retour à l’UA, c’est devenu la norme de qualifier le Maroc d’« arabe » et d’« africain » (peu importe dans quel ordre).
Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s’embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation : après cette campagne, une voix solennelle dit : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C’est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l’ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l’Espagne au monde arabe. « Je m’excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l’entretien d’après-match d’hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d’être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d’ajouter « les hommes de l’équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.
Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l’oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l’hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l’hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.
Les drapeaux flottant dans les gradins sont le drapeau tricolore amazigh et le drapeau palestinien. Le drapeau marocain est tout simplement trop étroitement associé au régime. Le drapeau amazigh est quant à lui un rappel à l’Orient arabe que le Maroc est ethniquement et linguistiquement différent — et fier ; le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d’honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu’elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.
« Nous ne t’abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin... »
Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d’injustice), qui s’est lentement propagé vers l’ouest à travers l’Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu’ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »
L’autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja : « Nous ne t’abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.
Les liens historiques que le Maroc entretient avec l’Orient arabe sont forts, soutenus par une langue, une foi, ainsi que par une souffrance commune. La politique du régime et l’autoritarisme transnational ont néanmoins provoqué un contrecoup. Et « l’Afrique », avec laquelle le Maroc entretient également des liens longtemps négligés, est récemment apparue — également en raison de la politique de l’État — comme une alternative politique, une échappatoire à la domination et à l’effacement arabes. Il n’est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d’envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l’appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d’ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D’autres ont été particulièrement irrités par la vue d’autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d’État arabes qui s’approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.
Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C’est ainsi que se décline l’argumentaire. Il est tout à fait possible que l’on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu’elle avait attiré l’opprobre mondial et l’attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.
Depuis que le Maroc a joué contre la Croatie, les journalistes et les influenceurs YouTube implorent les diffuseurs du beIN de reconnaître la diversité ethnique des joueurs. Le 6 décembre dernier, alors qu’Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l’Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s’est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s’est effondré de joie. « L’histoire est écrite… L’impossible n’est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain ! Lève la tête, tu es arabe ! Lève la tête, tu es amazigh ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain ! » Et d’ajouter, en tamazight : « Tanmirt ! Tanmirt ! Tanmirt ! » (merci !).
Tanmirt, en effet.
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1Sur cette question, voir le livre de Nada Yafi, Plaidoyer pour la langue arabe, à paraître le 6 janvier 2023.
2Atiqa Hachimi, « Good Arabic, Bad Arabic” Mapping Language Ideologies in the Arabic-speaking World », Harrassowitz Verlag, 2015.
3Oumar Ndongo, « Mondial 2022 : le Maroc, un exemple pour l’Afrique et le monde arabe selon Regragui », Sportnews Africa, 30 novembre 2022.
4Svein-Erik Helle, Lise Rakner, Helge Rønning,« « No matter how long the winter, spring is sure to follow » : The Arab Spring and its effect in sub-Saharan Africa », CMI, 2011.
5Odero Charles, « Moroccan player Sofaine Boufal apologizes to Africans after saying Morocco’s win is for Arabs and Moroccans », The Standard, 8 décembre 2022.
6Aida Alami, « The soccer politics of Morocco The New York Review, 20 décembre 2018