De notre envoyé spécial à Mossoul.
La route depuis Erbil, capitale du Kurdistan irakien, est cahoteuse. Le macadam parfois refait, parfois troué, oblige le taxi, qui file à une allure dangereuse, à des mouvements brusques. Le chauffeur n’hésite pas à coller aux pare-chocs arrière de voitures ou camions trop lents à son goût. C’est ainsi en Irak : « On n’a pas peur de mourir », lance-t-il en riant, fier de sa conduite à risque.
Après le passage du premier checkpoint tenu par l’armée et la police irakiennes, à une trentaine de kilomètres de l’entrée ouest de Mossoul, quelques bâtiments abandonnés portent les stigmates de combats intenses. Mais la plupart des habitations ont été refaites, tout comme les commerces et stations essence où s’arrêtent les routiers. Mais ce qui attire l’œil, ce sont les affiches géantes à la gloire de deux héros martyrs. Ghassem Soleimani, le général de la force Al-Qods des Gardiens de la Révolution iraniens et son bras droit l’Irakien Abou Mehdi Al-Mouhandis, figure principale des milices chiites de la Mobilisation populaire, ont été assassinés à l’aéroport de Bagdad le 3 janvier 2020 par une frappe de drone américain. Ces affiches sont l’un des maillons qui ont changé Mossoul la sunnite en un territoire sous influence iranienne au cœur du croissant chiite.
Les brigades des Forces de mobilisation populaire1 sont déployées dans la région, et restent visibles autour de Mossoul, mais ont rendu la ville au contrôle de la police et à l’armée. Leur discrétion actuelle tranche avec les années 2017-2019, quand elles ont été accusées de nombreuses exactions, notamment contre la population sunnite locale jugée complice de l’organisation de l’État islamique (OEI). Désormais, la situation sécuritaire s’est pacifiée et le calme est revenu à Mossoul.
« La ville aux deux printemps » est l’un des surnoms de Mossoul. Cette année, les prémices de ce second printemps, celui qui vient après l’été, peinent à se faire sentir, les températures se maintenant autour de 40 ° en septembre. La région, connue jadis comme le début de la vallée fertile de Mésopotamie, se transforme l’été en une vaste plaine désertique où peinent à subsister les plantations de blé et d’orge, jaunies et éparses. Le grenier à blé irakien est en souffrance et sa renaissance incertaine. Fermes comme industries ont été délaissées. Dans une région où les emplois ne sont pas légion, c’est un coup dur pour une population victime d’un chômage de masse.
Cinq ans de prison pour le gouverneur corrompu
De quoi laisser songeur sur l’allocation des fonds du plan de reconstruction de Mossoul, estimé à 1,1 milliard de dollars (1 milliard d’euros) après sa libération. Ce pactole n’a pas toujours été bien utilisé, après avoir attisé les convoitises des acteurs locaux et régionaux, avec la bénédiction de politiciens véreux au gouvernorat de Mossoul. La corruption ici n’est pas une nouveauté. Si Athil Al-Nujayfi (gouverneur de 2007 à 2015) avait été condamné in abstentia à 3 ans de prison pour « communication » et « collaboration » avec la Turquie, le gouverneur Nawfal Al-Akoub (2015-2019) a fait pire. Premier responsable de la reconstruction de Mossoul après la libération de la ville, il a été démis de ses fonctions en mars 2019, puis arrêté à Bagdad en octobre 2020. Il purge depuis une peine de 5 ans de prison pour corruption et pour le détournement de 64 millions de dollars (59 millions d’euros) de fonds d’aide et de reconstruction, et de 9 autres millions destinés aux personnes déplacées.
Nawfal Al-Akoub était une pièce maîtresse de la collusion avec les milices téléguidées par Téhéran avec lesquelles il avait organisé un système mafieux afin de profiter de la manne financière qui avait afflué de l’international. Sans que la liste soit exhaustive, commerce d’antiquités, de terres de sanctuaires, spoliation de maisons et de biens ou encore contrebande de pétrole vers l’Iran lui assuraient en échange le soutien de ces mêmes milices.
Mais les choses ont changé depuis 2019, année où Mossoul est passé sous la coupe du gouverneur Najim Al-Jibouri, un héros local dont la popularité n’est plus à démontrer auprès de la population qu’il va fréquemment rencontrer. Ce général émérite s’est fait un nom à la tête des forces armées irakiennes. De l’avis général, il est bien plus efficace que ses prédécesseurs, et ne traîne pas de casseroles. Mais le pouvoir de ce « Monsieur Propre » est aujourd’hui contesté, et des députés proches des milices iraniennes ont tenté de le faire démettre de ses fonctions, mettant en avant son passé de baasiste à l’époque de Saddam Hussein. De nouvelles élections provinciales — pour lesquelles il part grand favori — se profilent le 18 décembre.
Najim Al-Jibouri est le personnage clé de l’accélération de la reconstruction de la partie est de la ville — la moins touchée par les combats. « Il y a eu peu de reconstructions jusqu’en 2020, mais cela s’est largement accéléré lors des deux dernières années », reconnaît Isadora Gotts, doctorante au King’s College de Londres et spécialiste de ce processus à Mossoul. Les artères principales ont été refaites et sont submergées par un trafic permanent. Des nœuds routiers et des ponts urbains ont été ajoutés. Les éclairages publics brillent de nouveau la nuit, et les réseaux électriques et d’eau ont été réparés et reconnectés. Les usines de traitement des eaux et les stations électriques ont été reconstruites.
Un manque de logements
Les cinq ponts sur le Tigre du centre-ville, tous détruits pendant la bataille avec l’OEI, ont été reconstruits ; le cinquième a été inauguré le 18 septembre dernier. Autre signe d’un retour à la vie normale, les espaces verts de l’est de la ville, réhabilités, voient de nouveau les familles se précipiter le week-end. De quoi faire tourner le business des marchands de glaces et des vendeurs ambulants de ballons gonflables, sous la surveillance de véhicules de l’armée ou de la police en stationnement. Sur les grandes artères, les néons multicolores des enseignes et les panneaux publicitaires de marques internationales côtoient les centres commerciaux érigés en temples de la consommation. Mélisande Genat, chercheuse spécialiste de l’Irak contemporain, constate « toutes proportions gardées [...] une période faste pour Mossoul qui ne s’est jamais aussi bien porté depuis 2003, économiquement et sécuritairement ».
Peuplée de 1,3 million de personnes avant l’arrivée de l’OEI, Mossoul compterait aujourd’hui 1,7 million d’habitants. Culturellement interethnique, la ville a pourtant perdu de sa mixité. « Les minorités ont été poussées dehors » et « ne sont jamais revenues », constate Mélisande Genat, parlant notamment « des yézidis et des chrétiens ». Mais avec le retour d’une majorité de la population et un exode rural important, elle constate que « les bidonvilles et habitats informels ont explosé dans la périphérie. ». D’après elle, « des dizaines de milliers de personnes » se sont installées sur d’anciennes terres agricoles et des terrains appartenant à l’État. « Il y a un vrai besoin d’habitations », abonde Isadora Gotts.
Des camps de réfugiés fermés à la hâte
Après l’occupation par l’OEI et la bataille pour la reprise de la ville, l’un des principaux problèmes sociétaux concerne la relocalisation des familles sunnites déplacées et issues des camps de réfugiés. D’après un rapport du Danish Refugee Council (DRC) publié en septembre 2022, il restait encore un million de déplacés en Irak fin 2021. Or, être une famille sunnite déplacée mène, à tort ou à raison, à la suspicion d’appartenance à l’OEI. Sans abri hors des camps, ces personnes figurent parmi les plus exposées au risque d’exclusion. Et nombre d’entre elles vivent sans documents d’état civil (perdus, volés ou confisqués).
Dans la province de Ninive comme dans tout l’Irak, ces camps ont fermé récemment, conformément aux directives du gouvernement. En août 2022, huit d’entre eux étaient encore ouverts dans la province de Ninive et accueillaient 43 318 individus selon des données du Global Camp Coordination and Camp Management (CCCM) Cluster.
Le plus récemment fermé, Jeddah-5, abritait 1 566 personnes en avril 2023, dont près des deux tiers étaient des enfants. Sans aucune date d’expulsion préalablement communiquée, c’est dans la panique que les familles ont été mises dehors par la police et l’armée, le 17 avril 2023. Beaucoup d’entre elles n’avaient alors aucune solution de relogement.
Sans assistance ni sécurité, ces familles mises à la rue n’ont souvent pas d’autre choix que de se rassembler dans des bidonvilles de fortune ou dans des camps informels, sous la menace de vengeances à venir. Pourtant, si ces personnes sont restées en liberté, c’est qu’elles n’ont pas été jugées coupables de crime par une justice irakienne d’habitude plutôt expéditive avec les djihadistes, et qui n’hésite pas à prononcer de nombreuses condamnations à mort ou à de très longues périodes de détention, sans parfois même laisser la parole à la défense.
Aujourd’hui, seul le camp de réhabilitation de Djeddah-1 subsiste. Il accueille des familles venues du camp syrien d’Al-Hol, réputé pour accueillir quelques dizaines de milliers de familles de djihadistes. Celles-ci sont placées sous surveillance et rééduquées à la vie sociétale par des ONG avant d’être autorisées, ou pas, à réintégrer la société irakienne.
Les universités en grande partie réhabilitées
Mossoul est aussi une ville à longue tradition étudiante, dotée de quatre universités publiques et de deux facultés privées, qui ont été largement reconstruites. Son campus principal entièrement fermé et sécurisé, connu pour faire la taille d’une ville, a été entièrement rebâti. Avec 40 % d’élèves inscrits en plus par rapport à la période précédant l’arrivée de l’OEI, la ville compte 65 000 étudiants pour l’Université de Mossoul et 20 000 pour chacune des trois autres.
Mais pas de quoi crier victoire, comme l’explique Mohammed Zuhair Zaidan, directeur de l’Institut culturel franco-irakien de Mossoul, pour qui « les universités souffrent d’un manque considérable de matériels de laboratoire et de centres de recherche ». La bibliothèque centrale de l’Université de Mossoul, la deuxième plus grande d’Irak, a, elle, rouvert ses portes en février 2022. Malgré la perte d’un million de livres, dont des trésors historiques inestimables, elle a pu reconstituer un stock de plusieurs dizaines de milliers de livres grâce à des dons auxquels la France a participé.
Mossoul était aussi connue pour son musée, symbole de la riche histoire de la région. Il va officiellement rouvrir en 2026, et a récemment accueilli sa première exposition temporaire dans un pavillon annexe, « Le musée culturel de Mossoul : De la destruction à la réhabilitation », en partenariat avec le Louvre. Ce musée ouvert en 1952 puis agrandi en 1974 par l’un des plus grands architectes irakiens, Mohamed Makiya, aura tout connu : pillé, saccagé et dynamité par l’OEI, il a aussi été endommagé lors des affrontements pour la reprise de la ville.
Les efforts des autorités irakiennes et de la communauté internationale — le Louvre, le World Monuments Fund, la Smithsonian Institution et la Fondation Aliph — ont permis quelques petits miracles, comme la reconstitution d’une demi-douzaine d’œuvres majeures retrouvées en milliers de morceaux. Comme le lion de Nimrud, la base du trône du roi assyrien Assurnasirpal II, avec ses écritures cunéiformes, et deux statues géantes de Lamassu, ces animaux légendaires ailés assyriens, qui reprennent vie sous les mains expertes des restaurateurs du Louvre et des équipes irakiennes formées sur place. « Il faut parfois un instant pour tout balayer, et une éternité pour réhabiliter », rappelait Ariane Thomas, directrice du département des Antiquités orientales du Louvre lors du lancement de la phase finale de réhabilitation du musée, le 11 mai.
Le cratère au centre de la salle assyrienne, témoin du dynamitage de la base du trône d’Assurnasirpal II, restera sous vitre, comme un marqueur de l’histoire tragique de Mossoul. La région de Ninive regorgeant de trésors archéologiques datant de l’Antiquité et de la période préislamique, le musée va largement pouvoir enrichir ses collections, comme le soulignait Laith Hussein, directeur du Conseil national des antiquités, lors de la même occasion : « J’ai donné un ordre. Partout dans la région de Ninive, lorsque nous faisons des fouilles archéologiques et que nous trouvons quelque chose, ils doivent l’apporter à ce musée. Le patrimoine régional lui appartient. Je pense qu’ils auront de très belles pièces ici ». Comme un imposant Lamassu dont la tête avait été décapitée et volée dans les années 1990, qui a été redécouvert sur le site de Khorsabad le 24 octobre avec l’aide d’une équipe archéologique française. Il devrait bientôt rejoindre le musée de Mossoul.
Les hôpitaux manquent d’infrastructures
La situation des hôpitaux reste précaire, alors que neuf établissements sur treize avaient été endommagés lors de la libération de la ville, réduisant leurs capacités de 70 %. Actuellement, neuf hôpitaux fonctionnent. Et « le plus gros hôpital dans l’ouest de la ville n’a été reconstruit qu’en partie », constate Isadora Gotts. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a pris en charge la réhabilitation de huit établissements, et l’hôpital Ibn Al-Atheer a été officiellement inauguré fin 2022. Il s’agit du seul hôpital pédiatrique de Mossoul. Le 12 mai 2023, le premier ministre Mohamed Chia Al-Soudani a inauguré l’hôpital Ibn Sina reconstruit et ses 600 lits.
De son côté, Médecins sans frontières (MSF) a reconstruit l’hôpital Al-Shifaa pour les maladies infectieuses en 2019. L’ONG gère l’hôpital d’Al-Wahda à Mossoul-Est et a pourvu l’hôpital de Naplouse, à l’ouest, d’une vingtaine de lits en pédiatrie et d’une salle d’opération supplémentaire.
Comme toute agglomération, la ville a son aéroport international. Resté cinq ans en ruines, il est en cours de reconstruction par deux compagnies turques qui ont réussi en 2022 à éjecter Aéroports de Paris ingénierie (ADPI) du contrat initialement signé en janvier 2021 avec le gouvernement irakien. Les pistes de l’aéroport sont prêtes, et les premiers vols civils doivent avoir lieu en 2024. Dans le même temps, l’hôtel Mosul International a été reconstruit, dans une ville où le manque d’hébergements hôteliers et de restaurants, hors restauration rapide, est encore persistant.
Les sites des prophètes perdus à jamais
Mossoul est aussi nommée « la ville des prophètes ». Mais toutes les tombes des saints et prophètes révérés par les Mossouliotes ont été saccagées par l’OEI, dont l’idéologie ne tolère pas le culte de quiconque autre que Dieu. C’est le cas des tombeaux des saints Jonas (Nabi Younès2), Daniel (Nabi Daniel) et Georges (Nabi Jirjis), ou des sanctuaires de Seth (fils d’Adam et Ève), de l’imam Yahya Ibn Al-Qassim et de l’imam Aoun Al-Din, détruits à l’explosif. « L’État islamique avait été plutôt bien accueilli dans un premier temps, mais en détruisant les temples et sanctuaires, ils ont détruit l’identité de la ville et perdu le soutien de la population. C’est comme cela que la plupart des Mossouliotes ont compris la vision extrême de l’islam qu’avait « Daech »3, explique Alaa Mahsoob, revenu vivre à Mossoul après sa libération, lui qui comme près d’un million de personnes avait dû fuir sa ville lors de son occupation par l’OEI.
Pour le plus symbolique d’entre eux, le sanctuaire de Nabi Younès et sa mosquée, les travaux ont commencé, mais le tombeau ne pourra jamais vraiment être récupéré. Le site est situé sur une butte4 qui domine la rive est du Tigre à Mossoul, à l’emplacement de l’ancienne ville de Ninive, florissante capitale de l’empire assyrien — considérée comme la plus grande ville du monde six siècles avant notre ère. Les travaux permettant de retrouver des gravures et des restes d’un ancien palais assyrien ont été retardés par des explorations menées sous ses fondations depuis cinq ans dans les tunnels construits par l’OEI.
Le retour de l’horloge et de ses cloches
Sur la rive ouest du Tigre, le couvent dominicain de Notre-Dame de l’Heure et la mosquée Al-Nouri voisine — avec un clocher et un minaret penchés, emblèmes de la Vieille Ville de Mossoul — sont en cours de reconstruction par l’Unesco. L’agence en a fait le plus important projet de réhabilitation de son histoire, « Faire revivre l’esprit de Mossoul », financé à plus de 50 millions de dollars (46,11 millions d’euros) par les Émirats arabes unis, pour faire fidèlement renaître ces deux symboles du pluralisme religieux de Mossoul, dont le nom signifie « le carrefour ».
Après neuf ans de silence, l’horloge de Notre-Dame de l’Heure qui a donné son nom au vieux quartier d’Al-Saa’a (l’heure), a retrouvé sa place sur le clocher de l’église, le 7 mars 2023, en compagnie de ses trois cloches fondues en France, provoquant un rassemblement spontané de familles du quartier, émues. La mosquée Al-Nouri, restée célèbre pour avoir abrité le discours de proclamation du califat de l’État islamique par Abou Bakr Al-Baghdadi — son seul discours public —, a été dynamitée par les hommes en noir pour éviter sa récupération, après avoir été l’un des derniers lieux tenus par le groupe djihadiste. Al-Nouri est entrée en phase finale de reconstruction depuis cette année. Son fameux minaret Al-Hadba, érigé en 1172, y est refait à l’identique, et sa première pierre a été posée le 6 mars 2023 en présence de la directrice de l’Unesco, Audrey Azoulay. Surtout, les architectes font en sorte de le faire renaître de ses cendres à l’identique, en briques et dans sa position penchée, telle que l’ont connu les Mossouliotes. Un véritable défi en passe d’être relevé.
Maydan, un cimetière de ruines
Mais tout n’est pas si rose du côté de la Vieille Ville détruite à plus de 80 % pendant la bataille. C’est dans cette zone qu’ont eu lieu les derniers combats entre plusieurs milliers d’hommes des forces armées irakiennes, kurdes et des milices chiites appuyées dans les airs par la coalition internationale et les derniers djihadistes retranchés dans la ville. « Beaucoup de ceux qui y habitaient ne sont pas rentrés ou vivent maintenant dans la partie est de Mossoul », souligne Mélisande Genat.
Certes, il y a du mieux, et l’ensemble n’est plus le gigantesque tas de gravats qu’il était, mais certains quartiers restent parsemés de ruines. C’est le cas de Maydan, au bord du Tigre. Il n’est pourtant qu’à quelques encablures du pont de fer, juste derrière le marché aux poissons de la ville, une zone très fréquentée en plein cœur de Mossoul.
Ici, c’est la désolation qui règne. Rien n’est debout. Les traces des combats sont partout et l’endroit est inhabitable, voire dangereux à la vue des dizaines de drapeaux rouges et blancs signalant des zones encore non déminées.
Vêtu d’un qamis gris, la tenue traditionnelle, et chapelet à la main, Laith Nadjim est le seul à être retourné y habiter avec sa famille après avoir rebâti de ses mains sa maison, vieille de 200 ans. « Quand je suis revenu pour la première fois dans ma maison, il y avait des grenades, des roquettes et des gilets explosifs… J’ai tout mis dans un sac et je l’ai jeté vers le fleuve », lance-t-il avec l’air d’évoquer une scène cocasse, mais banale. Ce marchand de poissons de 55 ans a été l’un des « derniers civils à avoir été libérés après 4 mois de combats ici. Des combattants russes de Daech qui parlaient arabe utilisaient ma maison comme quartier général. Avec ma famille et des dizaines de voisins, on a été coincés et utilisés comme boucliers humains ».
Autour de son foyer, la mort règne encore. Des corps sont toujours extirpés des décombres par des ONG chargées du lent processus de déminage de la zone. Fin mai, quatre ont été découverts sous les ruines de la maison voisine de Laith. Une semaine auparavant, douze autres corps avaient été sortis à quelques encablures de chez lui. Au total, près de 1 500 corps non identifiés ont été découverts à Mossoul entre juillet 2017 et septembre 2023, selon le Département de médecine légale de Ninive.
Moustafa Badraan, 35 ans, a lui aussi fini piégé dans la Vieille Ville avec sa famille. Comme beaucoup de Mossouliotes, il a perdu un être cher dans les combats. C’était le 1er juillet 2017, dix jours avant la proclamation de la reprise de la ville par les forces irakiennes. « On était une trentaine de civils. On passait d’une maison à une autre et par des tunnels pour rester à couvert. On est arrivé en pleine zone de combats près de la grande mosquée Al-Nouri encore contrôlée par Daech », explique ce père de deux jeunes filles. La suite est tragique : « Dans le groupe avec nous, il y avait une femme… une étrangère… Quand on est arrivé au point de contrôle de l’armée irakienne qu’on voulait rejoindre, elle s’est fait exploser. Ma mère est morte… Beaucoup d’autres gens aussi… Des civils et des militaires ».
Des compensations jamais arrivées
Moustafa Badraan est lui aussi retourné vivre dans la Vieille Ville de Mossoul juste après la libération, à la lisière du quartier disparu de Maydan et de celui de Nabi Jirjis (Saint-Georges) en pleine reconstruction. Sa maison, il l’a également refaite lui-même, tout comme une dizaine de voisins revenus eux aussi.
L’État a dit qu’il donnerait des compensations à ceux qui ont perdu leur maison à hauteur d’au moins 25 millions de dinars irakiens [environ 15 000 euros]. Comme tous nos voisins, on a rempli des dossiers. On l’a donné en 2019 et on n’a encore rien reçu. On nous répond toujours que c’est en cours.
Au cœur de la Vieille Ville, la rue des libraires (Al-Najafi) n’a, elle, pas survécu au passage du groupe salafiste. Autrefois fréquentée par le tout Mossoul et cœur battant de sa vie culturelle, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Plus aucune librairie, plus aucun restaurant ; seuls quelques magasins de bijoux et de ventes et d’achats d’or pointent timidement le bout de leur nez au début de la rue. La cinquantaine, Saad Hachem est avec un ami sur le palier d’un des rares immeubles de cette rue en reconstruction. Pour l’instant, ce n’est qu’une structure de béton gris, sans mur ni fenêtre côté rue. C’est ici qu’il rêve un jour de rouvrir la boutique de chaussures fondée par son père en 1958. Contrairement aux propriétaires d’échoppes dans les bâtiments voisins, lui a bénéficié de la clémence du bailleur privé de l’immeuble qui a financé sur ses fonds la reconstruction. Comme un air de déjà vu à Mossoul, il dit « attendre une compensation du gouvernement qu’on était censé toucher, mais qu’on n’a jamais reçu ».
Cette rue devrait être une priorité selon lui. « Tout Mossoul a des souvenirs ici. On se demande tous pourquoi la rue Al-Najafi n’a pas été reconstruite depuis 6 ans… Mais quand cela arrivera, les gens reviendront immédiatement, la rue sera bondée », rêve-t-il tout haut. En attendant, il est prêt à prendre en charge les travaux dans sa boutique et continue, en parallèle, de faire tourner son magasin de chaussures qu’il a déplacé à Mossoul-Est depuis la guerre.
La question des anciens de l’OEI
D’autres Mossouliotes ont également leurs noms dans des dossiers, mais pour d’autres raisons. Ils ont disparu. « Ma tante a été arrêtée par Daech, on ne sait pas ce qu’elle est devenue », raconte Moustafa Badraan, l’homme qui a vu mourir sa mère sous ses yeux. « Après la libération, des habitants ont continué à disparaitre… comme notre voisin Omar… », témoigne le trentenaire. Selon l’Observatoire irakien des droits humains, quelque 11 000 familles irakiennes ont signalé la disparition d’au moins un de leurs proches entre 2017 et 2021. Dans la région de Mossoul, le chiffre serait de 8 000 disparus.
Membre d’une fratrie sunnite de sept sœurs et quatre frères, Layla Ahmed (le nom a été changé), 24 ans, cherche encore un de ses frères et son père. Vêtue d’un voile, comme l’immense majorité des femmes à Mossoul, elle est un peu gênée. À l’image des femmes peu voyantes dans l’espace public, il n’y a au Book Forum — premier centre culturel à avoir rouvert après l’OEI —, que des membres de la gent masculine, principalement des étudiants. Car Mossoul reste bel et bien l’une des villes les plus conservatrices d’Irak.
Juste derrière Layla, sur les étagères de cette librairie partagée, il y a la version française des Illusions perdues de Balzac, alors qu’elle raconte le sale destin de son père, un ancien militaire disparu pendant 40 jours en 2015 après avoir été arrêté par l’État islamique. Et son incompréhension lors des retrouvailles. « Quand il est revenu, il avait été recruté par Daech », murmure-t-elle, persuadée que cela s’était fait « sous la contrainte », autrement « pourquoi Daech nous l’aurait-il rendu 40 jours après sinon ? », s’interroge-t-elle encore, assurant que ce n’était pas l’idéologie de son géniteur.
Même si « jusqu’à la libération, [s]on père aura tout fait pour [la] préserver de Daech », l’étudiante en master de sciences politiques est restée marquée par cette période, au point d’avoir fondé une ONG pour l’émancipation des femmes. Mais pour Layla, la libération n’aura pas été synonyme de la fin du calvaire familial. « Mon frère a poussé mon père à se rendre et l’a accompagné à un checkpoint militaire. On ne les a jamais revus depuis », s’émeut-elle. Elle affirme avoir eu accès à une photo d’eux en état d’arrestation. Mais rien d’autre depuis malgré ses recherches acharnées. La jeune femme a même fait enregistrer leur nom à la Croix-Rouge qui aide à la recherche de disparus. C’est comme ça qu’en 2022, sa famille a retrouvé un oncle qu’elle cherchait depuis 5 ans. Il était en prison à Bagdad, accusé d’avoir lui aussi fréquenté le groupe terroriste.
Comme dans beaucoup de familles liées à l’OEI, la question des papiers d’identité ressemble à un long chemin de croix, parfois sans issue. Layla Ahmed a été victime de la corruption locale pour pouvoir renouveler son passeport. « J’ai dû payer 300 dollars à un intermédiaire, mais le reste de ma famille n’a pas pu et se retrouve sans papiers ». Et de donner un exemple de l’impact de l’absence de papiers valides : « Mon frère est né en 2005, il avait 12 ans quand Mossoul a été libéré, mais aujourd’hui il ne peut plus sortir dans la rue. S’il se fait contrôler, il aura des problèmes et on lui confisquera son ancienne carte d’identité et il n’en aura plus du tout pour prouver qui il est ».
Elle poursuit en expliquant que sa sœur de 19 ans « ne peut pas passer ses examens dans son école et ne peut donc pas être diplômée. Cela l’empêche de pouvoir continuer son cursus vers l’université. Elle ne peut pas non plus se marier ».
Selon Layla Ahmed, dans les administrations de renouvellement des cartes d’identité et de cartes de résidence, des petites mains réclameraient désormais jusqu’à 800 dollars (737,72 euros) pour que des familles affiliées à l’OEI puissent renouveler leur identité. Une fortune en Irak où le salaire moyen dépasse à peine la moitié de cette somme. Et lorsque ces familles obtiennent une carte de résidence, leur nom y est inscrit en rouge, comme un stigmate perpétuel qui les suivra toute leur vie.
En pleine reconstruction, à l’image de sa ville qu’elle aime, Layla veut continuer à regarder l’avenir avec espoir :
J’aime vivre ici. Nous sortons à peine de la guerre quand on compare Mossoul aux autres villes irakiennes, mais on peut sentir que les gens ont compris les dérives de l’extrémisme et veulent tout faire pour préserver la paix pour le bien de la Cité.
Ce n’est qu’ainsi que Mossoul se relèvera de ses blessures béantes toujours en voie de cicatrisation.
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1NDLR. Milices majoritairement chiites mobilisées en 2014 pour combattre l’organisation de l’État islamique (OEI).
2NDLR. Littéralement Prophète Jonas.
3« Daech » est l’acronyme de Dawlat islamiya fil ’iraq wal sham, soit l’État islamique en Irak et au levant. Il a été considéré comme péjoratif par l’OEI qui a refusé de l’utiliser.
4Il s’agit d’un tell, un monticule de sable et de poussière qui s’est formé naturellement sur cet emplacement archéologique au fil des siècles.