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« Moudawana » au Maroc. Le code de la famille en débat

Près de 20 ans après l’adoption d’une importante réforme du statut de la famille (Moudawana), qui concernait surtout les droits des femmes, un nouveau projet portant sur lesdits droits est en discussion. Présenté comme en continuité avec le précédent, il fait face à de fortes oppositions qui compromettent la dynamique du changement. En dernière instance, la décision appartient au seul roi Mohamed VI.

L'image est en noir et blanc et montre un rassemblement de personnes tenant des pancartes. Certaines des pancartes portent des messages en français comme : - "Nous sommes Aïcha, Samiha, Salma et toutes celles qu'ils ont ASSASSINÉES" - "100% IMPÔT 0% D'HÉRITAGE" Une autre pancarte comporte des inscriptions en arabe et le hashtag "#Meviem." Les personnes dans l'image semblent être engagées dans une manifestation ou une protestation concernant les droits des femmes et les questions de violence ou d'injustice. On peut également voir quelques palmiers et des bâtiments en arrière-plan, ce qui suggère que la scène se déroule en plein air dans un lieu urbain.
Casablanca, 25 juin 2023. Rassemblement organisé par l’association féministe Kif mama kif baba pour une refonte globale du Code de la famille et du Code pénal
7achak/Instagram

Dans un discours à son « cher peuple » en juillet 2022, le roi Mohammed VI avait lui-même pointé les « imperfections » des changements réalisés 20 ans plus tôt :

Dans un premier temps, le code de la famille a représenté un véritable bond en avant ; désormais, il ne suffit plus en tant que tel. L’expérience a en effet mis en évidence certains obstacles qui empêchent de parfaire la réforme initiée et d’atteindre les objectifs escomptés.

À l’époque, contrairement aux revendications des associations féministes laïques, la polygamie n’avait pas été abolie, même si elle a été conditionnée par « l’autorisation » de la première épouse (20 000 demandes d’autorisation recensées entre 2017 et 2021). La femme hérite toujours la moitié de ce qu’hérite l’homme, et le mariage des femmes mineures est interdit, mais le juge de la famille dispose d’un « pouvoir de discernement » qui lui permet, bien souvent, de « valider » ce type d’union1.

C’est donc en partant de ces « imperfections » qu’en septembre 2023, une instance consultative, entièrement nommée par le roi, a été chargée d’élaborer un projet de réforme de la Moudawana. Mais sa composition pose problème à cause du conservatisme et du statut trop officiel de ses membres. Outre le ministre de la justice, Abdellatif Ouahbi, l’instance comprend El Hassan Daki, procureur général du roi près la cour de cassation, président du ministère public, et Mohammed Abdennabaoui, président délégué du conseil supérieur du pouvoir judiciaire. À ce trio incarnant les hautes sphères du pouvoir judiciaire se sont greffées trois personnalités tout aussi officielles : la ministre de la solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, Aawatif Hayar, la présidente du Conseil national des droits de l’homme (CNDH, organisation officielle), Amina Bouayach, et le secrétaire général du Conseil supérieur des oulémas, qui représente l’islam officiel, Mohamed Yssef.

La société civile ? Les associations de défense des droits des femmes ? Les partis politiques ? Tout simplement absents, même si le chef du gouvernement, Aziz Akhennouch, assure les avoir « largement consultés ». Le 30 mars 2024, une première mouture du projet de réforme a été remise par ce dernier au roi, qui décidera en dernière instance. La copie définitive sera ensuite soumise à un parlement téléguidé par le palais royal ; elle sera donc adoptée comme une lettre à la poste2.

600 à 800 avortements clandestins par jour

Les informations qui ont pu filtrer sur le contenu du projet royal semblent indiquer que concernant ce qui est explicitement mentionné par le texte coranique, la montagne risque d’accoucher d’une souris. La polygamie ne sera pas abolie, même si elle ne concerne que 0,66 % des autorisations de mariage selon les derniers chiffres du ministère de la justice ; les femmes continueront d’hériter la moitié de ce qu’héritent les hommes, même si la pratique du testament sera juridiquement reconnue et adoptée, selon les mêmes informations, et élargie aux petits-enfants3 ; les rapports sexuels en dehors du mariage seront toujours interdits et sanctionnés de peines de prison ferme, ainsi que les interruptions volontaires de grossesse (IVG). Selon les ONG, entre 600 et 800 avortements sont pratiqués clandestinement chaque jour au Maroc. Le monarque avait rappelé dans son discours du 30 juillet 2022 :

En qualité d’Amir Al-Mo’uminine (commandeur des croyants), et comme je l’ai affirmé en 2003 dans le discours de présentation du code devant le parlement, je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé, en particulier sur les points encadrés par des textes coraniques formels.

Les changements les plus en vue devraient concerner surtout les relations entre époux. Objectif, renforcer le principe d’égalité en droits et devoirs entre conjoints, qui auront ainsi, tous les deux et au même titre, « la tutelle juridique » sur la famille, un statut aujourd’hui réservé au seul mari. En outre, aucune discrimination ne devrait exister entre l’enfant né en dehors, ou dans le cadre du mariage. La mère divorcée pourra aussi se remarier sans perdre la garde de l’enfant. Enfin, l’obligation pour le mari non musulman de se convertir à l’islam avant son mariage avec une Marocaine devrait être supprimée.

Mais ces « propositions », ayant un caractère purement consultatif, doivent encore être validées au palais royal. Le « commandeur des croyants », qui est en même temps le chef du pouvoir exécutif, doit surfer entre plusieurs vagues de l’islam politique pour maintenir la prééminence de sa légitimité religieuse. Le statut de la femme, comme d’autres questions d’ailleurs4, est souvent utilisé tant par la monarchie que par les islamistes comme mécanismes de légitimation et de mobilisation de la religion à des fins politiques.

Guerre des légitimations

La frilosité du souverain quant aux réformes du statut de la femme s’explique ainsi par l’envie de se présenter, d’un côté, comme un commandeur des croyants (un statut constitutionnel qu’il utilise pour légitimer ses pouvoirs absolus) « ouvert et moderne » et, de l’autre, un chef monopolisant le champ religieux et cultuel face aux courants de l’islam politique. Ce dilemme génère une ambivalence acrobatique et une guerre des légitimations5 dans lesquelles les droits des femmes, pris en otage, deviennent un enjeu politique, voire politicien.

Pour les courants islamistes, et notamment le Parti de la justice et du développement (PJD), la réforme du statut de la femme est un important vecteur de mobilisation idéologique d’un électorat qui les a cruellement désertés en septembre 2021, réduisant leur présence au parlement à 13 députés. Ils veulent se présenter en gardiens du temple religieux face à une Europe dont les valeurs menaceraient la spécificité et l’identité musulmanes de la société et de l’État marocains. Ainsi, dans une allocution devant ses militants le 3 mars 2024, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, fustige6 :

Ils veulent l’égalité en matière d’héritage et le testament. C’est quoi le testament ? C’est le fait de répartir son argent par testament à qui on veut : le fils, la fille, la femme, le frère, le père, la mère, le chat, la chienne… C’est ce qu’il y a en Europe. Tout ça nous vient de l’Europe. Et parce que ça nous vient de l’Europe, regardez ce qu’il y a en Europe. À l’heure où je vous parle, il y a toute une tempête autour de l’héritage de Johnny Hallyday, et à l’heure où je vous parle, il y a toute une tempête autour de l’héritage d’Alain Delon alors qu’il n’est même pas encore mort. On va passer toute notre vie aux tribunaux si cette réforme passe.

Dans ce même discours, il appelle également ses militants à être prêts pour organiser « une marche nationale de plus d’un million de personnes. »

L’autre mouvance de l’islam politique, l’association Justice et bienfaisance (Al Adl Wal Ihsane), adopte quant à elle un discours moins populiste en mettant surtout en avant la centralité du référent islamique. Pour cette association politique interdite, mais tolérée, tout projet de réforme qui irait à l’encontre de ce référentiel « devrait être rejeté ».

Une réforme en s’appuyant sur l’islam

À côté de ces deux tendances — où le politique et le religieux s’imbriquent en tant qu’enjeu de pouvoir —, un troisième courant défend la réforme de la Moudawana en s’appuyant sur l’islam. L’une de ses représentantes, assez médiatisée, est Asma Lamrabet, médecin-biologiste de formation. Tout en épargnant soigneusement le roi, elle se présente comme une musulmane partisane d’une « réforme de l’intérieur » de la religion, « ouverte à l’évolution sociétale », même lorsque l’inégalité homme-femme est consacrée par un texte coranique limpide. L’exemple le plus emblématique est, évidemment, la question de l’héritage :

Une famille sur cinq est prise en charge matériellement par les femmes. Leur contribution financière au niveau de la famille est très importante. Étant donné que le principe de la solidarité est inhérent à la famille marocaine, les femmes, même en étant mariées, prennent en charge parfois aussi bien leurs familles que leurs parents. Au vu de ces éléments, on ne peut plus donc refuser de voir la réalité, comme essaient de le faire certains conservateurs, qui s’accrochent à des idéaux inexistants dans le contexte actuel. 7

C’est dans ce capharnaüm politico-religieux que la réforme du statut de la femme, une composante fondamentale du code de la famille, continue de barboter depuis plusieurs décennies. L’Association marocaine des droits humains (AMDH), la plus importante ONG de défense des droits humains, résume ainsi la situation dans son rapport sur la situation au Maroc en 2022 :

La question des droits des femmes et de l’égalité au Maroc continue à relever de la compétence de l’institution royale, et est toujours sous le poids du référentiel religieux et des constantes du pays. Ce qui constitue un vrai obstacle à tout progrès vers le respect par l’État de ses obligations internationales, et affecte négativement le statut de la femme et leurs droits humains au niveau de la législation locale

1Près de 320 000 demandes de mariage de mineurs, pour la plupart des jeunes filles, ont été acceptées par les juges de la famille entre 2009 et 2018.

2Omar Brouksy, «  Le parlement marocain et la nature du système politique, dix ans après la réforme de 2011  », in Revista de Estudios Internacionales Mediterranéos, n° 32, mai 2022.

3La pratique de la donation est parfois utilisée par certaines familles pour contourner l’inégalité homme-femme en matière d’héritage.

4(le problème palestinien et les relations avec Israël par exemple, le roi étant également le président du Comité Al-Qods)

5Omar Brouksy, «  Libertés individuelles et mécanismes de légitimation politique et institutionnelle au Maroc  », in Revista CIDOB d’Afers Internacionals, nº 135, décembre 2023, p. 53-70.

7«  Asma Lamrabet : « Au Maroc, la réforme du Code de la famille et celle du Code pénal doivent aller de pair »  », Le Point, 17 avril 2024.

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