Les enjeux des élections du 6 mai 2018 sont nombreux, tant sur le plan institutionnel que sur les rapports de force politiques en présence, à une année et demie des prochaines échéances nationales que sont les élections législatives en octobre 2019 et le premier tour de l’élection présidentielle un mois plus tard.
Ces élections municipales vont être le premier jalon dans la réalisation du très ambitieux chapitre VII de la Constitution tunisienne de 2014 dont l’intitulé est en lui-même tout un programme : « Du pouvoir local ». Un pouvoir basé sur la décentralisation et qui prend corps à travers les collectivités locales stratifiées en trois niveaux : les deux premiers niveaux comprennent 350 municipalités qui englobent tout le territoire national et 24 régions qui correspondent géographiquement aux 24 gouvernorats (préfectures) actuels. Les conseils municipaux et régionaux sont élus au suffrage universel direct. Le troisième niveau est formé par les districts qui regroupent un certain nombre de régions et dont les conseils sont élus par de grands électeurs : les conseillers municipaux et régionaux du district en question.
Un code des collectivités locales
Ce pouvoir local n’a pas encore été débattu dans sa réalité humaine, territoriale et économique. Ce choix ne sera pas que technique, car il est structurant de l’idée même du développement régional et de la discrimination positive érigée en norme éthique et politique dans la Constitution.
Le 26 avril, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a adopté de manière quasi consensuelle (147 voix pour, 10 absentions et aucune voix contre) le projet de loi organique relatif au Code des collectivités locales. Ce consensus a quelque chose de paradoxal, car il est venu après un débat houleux opposant deux camps : ceux qui craignent une nouvelle instabilité politique par l’effritement du pouvoir central induit par cette nouvelle loi, et ceux qui accusent les partis du pouvoir — essentiellement Nidaa Tounès et secondairement Ennahda — de vouloir vider le chapitre VII de la Constitution de sa substance par ce Code décentralisateur dans sa forme, mais qui accentue l’emprise du centre sur les nouvelles collectivités locales.
Il faut croire qu’il y a une forme de « génie » tunisien capable, parfois, de transcender les clivages les plus affirmés pour aboutir à une construction commune qui fait taire du moins momentanément tous les maximalismes.
Désintérêt des citoyens
Cette dimension institutionnelle qui va changer progressivement l’image du pays ne semble pas passionner l’opinion publique ni même la compétition électorale du dimanche 6 mai. L’engouement populaire lors des élections de la Constituante en octobre 2011, et à un degré moindre les législatives et les deux tours de la présidentielle de 2014 sont bien dernière nous. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce relatif désintérêt populaire. La classe politique a déçu, et pour être plus précis on peut dire que les élites ont déçu, même quand elles n’étaient porteuses que du pouvoir symbolique. Le citoyen rend les élites — à commencer bien sûr par les gouvernants — responsables de la dégradation de la situation économique et sociale du pays. Les partis politiques souffrent d’un déficit d’image préoccupant dans une jeune démocratie. Dans toutes les enquêtes d’opinion, moins de 20 % des citoyens leur font confiance. Il y a là comme une forme de désenchantement postrévolutionnaire qui s’installe dans les esprits. Pour une grande partie de l’opinion, la démocratie n’a profité qu’aux élites : politiques, journalistes, activistes… On estime même qu’elle n’a profité qu’aux plus corrompus et avides de pouvoir.
Dans ce sens les élections municipales viennent au mauvais moment. Un moment de rupture et de scepticisme. Deux événements marquent à leur manière cet état de l’opinion ; l’élection législative partielle de décembre 2017 pour pourvoir au siège vacant dans la circonscription des Tunisiens vivant en Allemagne, où le taux de participation a été à son plus bas niveau — historique : 5 % des inscrits se sont déplacés aux urnes. S’ajoute à cela la défaite fracassante du candidat Nidaa Tounès Fayçal Haj Tayeb soutenu par Ennahda au profit d’un jeune activiste « antisystème », Yassine Ayari.
Le second événement a eu lieu dimanche 29 avril, avec le vote pour la première fois des forces armées et sécuritaires. Sur plus de 36 000 inscrits volontairement durant ces derniers mois, moins de 5 000 se sont déplacés aux urnes, soit le faible taux de 12 %.
On ne doit pas surinterpréter ces deux résultats très partiels et très particuliers, mais tout le monde reconnaît en Tunisie que cela dit quelque chose de l’état de l’opinion, et que la désaffection de la politique et des politiques est bien réelle, même si on a souvent tendance à grossir le trait de la seconde par rapport à la première. En effet, on ne doit pas oublier que l’engouement populaire très visible en 2011 et les files d’attente de plusieurs heures devant les bureaux de vote n’étaient que l’apanage d’un peu plus de la moitié de la population en âge de voter (54 %). L’autre moitié de nos citoyens ne s’est jamais arrimée au politique. Pour eux il n’y a eu ni désillusion ni déception vis-à-vis des politiques, mais tout simplement une déconnexion totale. Ainsi le désenchantement ne concerne-t-il qu’une partie des enthousiastes de 2011.
Encore une hégémonie Nidaa Tounès/Ennahda
Il va sans dire que le premier enseignement de ces municipales pluralistes sera sans aucun doute le taux de participation. Ensuite viendra la réponse à une question très importante : est-on toujours face à l’hégémonie du couple bipolaire Nidaa Tounès/Ennahda, ou bien va-t-on voir l’émergence d’une troisième force capable de rivaliser avec ces deux grands partis ? Questions subsidiaires : le rapport de force hérité de 2014 va-t-il changer de sens ? Le mouvement islamiste va-t-il redevenir le premier parti du pays, comme cela a été le cas en 2011 ?
Le parti fondé par Béji Caïd Essebsi, l’actuel président de la République, a un besoin vital de remporter ces élections, même d’une courte tête, et de remporter aussi la victoire dans les principales villes côtières, notamment à Tunis, Sousse et Sfax. Toute sa stratégie pour conserver le pouvoir en 2019 en dépend. En revanche, une défaite claire de Nidaa Tounès ouvrira nécessairement la porte à une grande recomposition politique.
Autre question d’actualité brûlante : que sera l’avenir du gouvernement Chahed ? Attaqué frontalement ces derniers mois par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui était pourtant son principal soutien il n y a pas si longtemps, les jours du second gouvernement de ce quinquennat semblent comptés. Tout dépendra aussi du score de Nidaa Tounès, parti du chef du gouvernement Youssef Chahed. Une large victoire permettrait un remaniement ministériel en douce ; une défaite compliquerait davantage la situation et mettrait l’ensemble de la majorité actuelle en difficulté.
Paradoxalement, et malgré le peu d’intérêt des citoyens pour ces municipales, il y aura en Tunisie un avant et un après 6 mai 2018, probablement avec des retombées politiques insoupçonnées.
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