Lue de l’Indonésie au Qatar en passant par le Pakistan et les Émirats arabes unis, la bande dessinée Muslim’ Show, qui raconte avec humour le quotidien des Français de confession musulmane, rencontre un succès moindre en France, où tout a pourtant commencé.
Après avoir arrêté l’école à 17 ans, c’est dans des caves de HLM d’un quartier d’Amiens Nord, où il est né et a toujours ses bureaux, que Norédine Allam aujourd’hui 36 ans crée l’association 2HB en 1995. Il est assez vite remarqué en tant que graffeur et devient l’un des plus jeunes artistes de France à obtenir une commande publique d’un musée — celui de Picardie. Mais il s’ennuie. Le jeune homme découvre alors le monde de la bande dessinée. Il n’y connait rien mais se lance, tournant ainsi le dos à l’art contemporain. « On me promettait un bel avenir et je gagnais très bien ma vie mais je voulais découvrir ce nouvel univers », explique-t-il. En 2000, 2HB devient un studio de colorisation spécialisé dans la BD. « Il n’en existait ni en France, ni en Europe. » Allam se forme seul, avec des livres. Il développe rapidement ses activités et pénètre le milieu élitiste de la BD : il collabore avec Dargaud — le plus grand éditeur européen —, les éditions Albert René, Uderzo lui-même et remporte un appel d’offre européen d’un million d’euros sur cinq ans pour coloriser tous les albums d’Astérix. Pourtant, ce n’était pas toujours simple pour lui et ses collègues : voir des « jeunes de quartier » chargés du plus important chantier d’Europe et de l’un des plus importants du monde étonnait, se souvient-il. Leur talent et la qualité de leur travail sont reconnus, insiste-t-il – c’est lui qui a « redesigné » les couleurs d’Astérix qui sont toujours utilisées aujourd’hui – mais leur profil détonne dans ce milieu.
Du graff à la BD
L’artiste autodidacte fait de nouvelles rencontres. Il adapte la série Léa Parker de M6 en BD et devient très médiatisé. On l’invite dans des festivals, il voyage, côtoie des artistes mais n’est pas plus impressionné par cet univers que par celui de la BD. Sans être blasé, il n’est pas attiré par ce qui brille. Et c’est à ce moment que le jeune homme commence à s’intéresser à l’islam. « De mère française et père algérien, j’ai toujours évolué dans une double culture et dans cette double compréhension de ces univers non musulman et musulman. »
La paternité le pousse à répondre à des questions restées en suspens. « Avant, je pratiquais ma religion par effet de groupe et d’habitude, sans conscience religieuse. Quand on a des enfants, on ne peut plus rester face à ses contradictions ni avec des interrogations sans réponses. » Alors Norédine Allam étudie l’islam. « J’avais énormément lu sur toutes les religions mais pas sur la mienne. J’ai découvert qu’on m’avait menti sur tout. » C’est ainsi qu’il « tombe amoureux » de cette religion dont il avait une opinion négative, notamment à cause de musulmans qui prêchaient maladroitement un islam qu’ils connaissaient eux-même mal, regrette-t-il.
Le dessinateur se demande alors comment faire le lien entre ses compétences et ses convictions. Il regarde si des BD « islamiques » existent et trouve quelques planches sur l’histoire de l’islam éditées au Liban ou en Égypte, « très mal dessinées et incompréhensibles ». Une autre question se pose : celle de la représentation des personnages, illicite selon certains textes islamiques : « Il y a une divergence sur le sujet et j’y ai longuement réfléchi. Je respecte les deux avis religieux et je me suis lancé parce que j’ai eu l’aval d’un savant musulman », précise-t-il. C’est ainsi que la BD Muslim’ Show voit le jour en 2009, suivie en 2010 par les studios Bdouin, première maison d’édition de BD islamiques en Europe. L’aventure commence sur un blog. Norédine Allam, dont le nom est connu dans le métier, ne se met pas en avant.
Son objectif ? « Raconter le quotidien des musulmans avec humour. » Il écrit les scénarios, colorise et travaille sur le projet avec la complicité de Greg Blondin. « On a de grands savants et des intellectuels, la BD est juste un travail réalisé par un musulman pour des musulmans. On y parle des musulmans, de leur doutes, de leurs peurs, de leurs envies, de leurs espoirs et de leurs contradictions. La BD raconte ce que l’on ressent, sur tous les sujets », détaille Allam.
Humour ludo-éducatif
Le premier tome de la BD est consacré au mois de ramadan, le second au mariage et le troisième aux relations avec les voisins. Presque chaque jour, des planches inédites ou issues des BD sont publiées sur les réseaux sociaux. Tout y passe : les relations de couple ; le port du voile ; les aumônes aux plus démunis ou l’éducation des enfants et surtout, la dénonciation des mauvais comportements (le bon comportement est l’un des points essentiels de la religion islamique). Dans Voisin, voisin, on découvre par exemple comment une famille non musulmane tire profit avec malice de sa connaissance des règles de bon voisinage selon l’islam. L’épouse feint d’être malade pour que sa voisine musulmane s’occupe d’elle, tandis que son mari dit s’être foulé le genou pour que son voisin s’occupe de tondre sa pelouse.
Allam n’a pas de compétences religieuses et aucune qualification qui lui permettraient de donner un avis autorisé sur l’islam et ses pratiques. Il fait donc attention à ne pas tomber dans le jugement ou la moralisation : « le but est de faire réfléchir, de tendre un miroir ; choquer serait contre-productif. J’envisage constamment d’arrêter », confesse celui qui souligne ne faire partie d’aucune école ou tendance, « le poids et la responsabilité d’un point de vue islamique sont lourds. » Les textes sont validés par un savant (mufti) francophone qui ne veut pour l’heure pas communiquer sur cette collaboration : « Il craint que cette exception soit considérée comme une fatwa publique qui serait utilisée de façon inappropriée. »
Pour satisfaire tous les publics, le dessinateur a créé ADABéo avec Fateh Kimouche du site Al Kanz et le professeur Mohammad Patel ainsi que des avatars, utilisés comme « photos de profil » sur Twitter et Facebook. Ces séries qui mettent en scène des personnages dont on ne distingue pas le visage portent plus particulièrement sur la pratique de l’islam : l’attitude à la mosquée, la préparation du mois de ramadan ou la réalisation du pèlerinage à la Mecque, mais aussi sur le racisme ou les relations avec les non musulmans, hadith à l’appui. « ADABéo fonctionne très bien pour proposer un contenu ludo-éducatif, beaucoup moins pour raconter des histoires : sans visage, l’identification est moins évidente. »
Des thèmes facilement transposables à l’étranger
Dans un contexte national marqué par une forte islamophobie, ce projet a fermé à Norédine Allam des portes auparavant grand ouvertes en France. Mais lui a ouvert celles de dizaines de pays arabes et/ou musulmans. « Indonésie, Turquie – un quotidien va publier chaque semaine trois épisodes — Pakistan, Abou Dhabi, Qatar – nous y donnons aussi des cours de dessins et produisons des contenus — : la BD est présente dans plus de trente pays et traduite en dix langues, anglais, arabe, indonésien, malaisien, japonais, bangladais, russe, turc, allemand, ourdou, espagnol, chinois et bientôt dans d’autres langues ! », s’enthousiasme le jeune homme, encore surpris d’un tel succès.
Comment expliquer que le quotidien des Français musulmans plaise autant dans des pays si lointains ? « Nos dessins nous dépassent. Dans l’un d’eux, certains ont vu un affrontement entre chiites et sunnites, d’autres entre partisans des Frères musulmans en Égypte et de l’armée. » Si Norédine Allam se défend de faire de la politique, il reconnaît toutefois quelques planches engagées, comme celles faisant subtilement allusion à la tuerie de Rabea al-Adawiya. Mais la recette de cette réussite est ailleurs. « En fait, nos sujets sont universels et intemporels. Au-delà des sentiments, nous parlons de ce que je considère être le véritable choc des cultures : l’opposition entre ’modernité’ et ’tradition’. Le port du voile ou de la barbe, la pudeur, le respect sont considérés comme dépassés. Nous voulons dire aux musulmans qu’ils peuvent être fiers de leurs pratiques et qu’elles sont modernes. »
La diffusion en France ne suit pas
Et la France ? « Nous travaillons sur le tome 4 consacré à la finance islamique qui devrait sortir en septembre 2014 mais c’est compliqué. Le tome 1 édité avec Dargaud s’est écoulé à 13 000 exemplaires – dont 12 000 à la Fnac vendus très vite - et le suivant à 9 000. La BD n’est vendue quasiment nulle part, il faut attendre quatre à cinq semaines pour la recevoir après l’avoir commandée à la Fnac. La presse et les festivals BD nous boudent. Avec Astérix ou Léa Parker, j’étais invité à cinquante festivals par an, nous sommes désormais boycottés… Beaucoup pensent que ce sujet n’intéresse pas le grand public. Contrairement au passé, nous ne sommes pratiquement plus invités nulle part ! » Pourtant, les lecteurs non musulmans sont aussi au rendez-vous. « Il y a parfois un malentendu avec la presse et le public : la BD n’a pas été créée dans le but de donner une bonne image de l’islam et de favoriser le dialogue interreligieux. Toutefois, cela permet aux personnes d’autres confessions d’entrevoir un quotidien qu’elles ne connaissent pas forcément. Elles nous écrivent pour nous dire qu’elles se reconnaissent dans les valeurs d’entraide, de solidarité, de pudeur et de lutte contre le matérialisme. »
Ce n’est pas mieux du côté des réseaux de distribution et d’édition musulmans qui manquent d’organisation et où la jalousie est présente, se plaint l’auteur. Tout en continuant à y croire. Le dessinateur est en effet en discussion avec une chaîne de télévision française pour adapter son travail en série de dessin animé. Si le projet aboutit, le public jeune découvrira les aventures de l’un des personnages du Muslim’ Show, ce qui pourrait s’avérer une première étape capitale vers l’accès à des chaînes européennes et mondiales.
En attendant, Bdouin continue de miser sur le web pour développer ses projets en toute indépendance. Une plateforme de crowdfunding est en cours de développement. Mais Norédine Allam est sceptique. « Le comportement de certains lecteurs musulmans est paradoxal : nous avons près de 270 000 fans de la page Facebook francophone1 sur laquelle nous publions des planches inédites, plus de 7 300 « followers » sur Twitter, mais cela ne se traduit pas en achat. On ne vit pas de Muslim’ Show ». Norédine Allam et ses collègues se sont cependant décidés à lancer un appel aux dons. « L’idée est de proposer aux lecteurs de contribuer à la réalisation du Muslim’ Show en nous soutenant par un petit don. Un, deux ou trois euros sont largement suffisants si tout le monde joue le jeu ! Nous voulons continuer à proposer un divertissement et avancer, tous ensemble. »
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