Sous l’empire ottoman, les Kurdes constituaient une population comme une autre, au même titre que les Arabes, les Druzes, les Assyriens, les Turcs, etc. Dans un empire, la notion de « minorité » n’avait guère de signification et le critère principal d’administration ottomane, de nature confessionnelle avec le système des millets1, favorisait la majorité des Kurdes qui était sunnite. Au milieu du XIXe siècle, un essoufflement du pouvoir de Constantinople sur les marches mésopotamiennes de l’Empire, mesurable par la prise de pouvoir de plus en plus importante des élites locales au détriment de l’autorité centrale, se fit sentir. Pour y remédier, un esprit de réformes commença à dominer dans les années 1830, connu sous le nom de Tanzimat. Il avait pour effet de centraliser le pouvoir en nommant des fidèles à la Sublime Porte aux postes clés de gouvernance régionale en Mésopotamie, et visant à diminuer l’importance politique des chefs tribaux, les cheikhs. Une réelle centralisation du pouvoir s’ensuivit, s’appuyant sur l’autonomisation des individus au détriment des logiques tribales. Les Kurdes n’échappèrent pas à cette règle et si l’administration ottomane locale continua de s’appuyer sur le clientélisme tribal pour gouverner, la dynamique générale était bien celle d’un affaiblissement du localisme au profit de l’autorité centrale.
L’« Indirect Rule » décidée par Londres
En 1920, au moment où à San Remo il est décidé de placer l’Irak sous mandat britannique, une nouvelle théorie de gouvernance impériale fait fureur au Royaume-Uni : celle de l’« Indirect Rule ». Ce concept théorisé par Lord Frederick Lugard en 1922 consiste à administrer les colonies en s’appuyant directement sur les élites locales, se voulant ainsi respectueux des cultures indigènes et définissant pour but ultime l’intéressement des notables locaux aux intérêts britanniques. Empreints de cet esprit, les administrateurs britanniques prirent leurs postes de conseillers politiques sur le terrain en Irak au début des années 1920 en cherchant à tisser des relations cordiales avec les cheikhs locaux afin de s’assurer de la docilité des tribus qu’ils contrôlaient. À cette période, leur objectif était simplement d’assurer l’ordre au Kurdistan irakien en l’absence d’une stratégie bien définie à Londres pour l’avenir de cette région d’abord revendiquée par la France, puis par la Turquie kémaliste jusqu’en 1925.
Ils réussirent dans cette tâche grâce à leur connaissance de l’histoire kurde et des dialectes locaux (kurmanji et gorani). Mais en privilégiant à une stratégie diplomatique d’ensemble pour le Kurdistan irakien le jeu du clientélisme tribal prôné par l’Indirect Rule, les conseillers politiques britanniques défirent sans s’en rendre compte la dynamique de centralisation intégratrice mise en place de haute lutte par le Tanzimat. Ils ne firent en réalité que greffer sur une ancienne pratique de gouvernance par clientélisme une nouvelle théorie impériale à la mode. Pis encore, en octroyant aux cheikhs qui leur étaient fidèles un pouvoir artificiel, les Britanniques sapèrent en réalité leur autorité originale auprès des populations indigènes, ce qui donna parfois lieu à des contestations internes pour le leadership tribal. Ils érigèrent ainsi, marqués par leur formation orientaliste, la lecture tribale en première grille d’interprétation politique du Kurdistan irakien et furent incapables de reconnaître les héritages de la politique de centralisation d’inspiration occidentale du Tanzimat poursuivie par le Comité Union et Progrès (CUP)2 après la révolution de 1908.
L’art de l’administration locale
Considéré comme norme d’administration par les Britanniques, l’appui sur les logiques tribales eut pour première conséquence de rendre le maintien de l’ordre dans la région indissociable de la qualité des relations interpersonnelles entre les cheikhs kurdes et les conseillers politiques britanniques. L’administration de la région devint ainsi un véritable « art » dans lequel les susceptibilités des chefs devaient être ménagées et les vieilles querelles de famille prises en compte. Il en découla que chaque administrateur britannique se forgea un avis personnel distinct, fonction de la qualité des rapports entretenus avec les cheikhs du territoire administré, sur ce qu’il convenait de faire des Kurdes.
Dans le même temps, l’Irak arabe se constituait progressivement et Londres demeurait incapable de définir une politique kurde d’ensemble. Alors que les opinions des « experts » britanniques sur le Kurdistan irakien (Cecil J. Edmonds, Wallace Lyon, Rupert Hay, E. Noel, etc.) divergeaient, la Résidence à Bagdad, centre de l’autorité britannique en Irak, se retrouva dans la position fort inconfortable de ne pas avoir d’instructions précises d’en haut et de recevoir sur ce point une multitude d’avis contradictoires d’en bas. Une telle confusion rendait difficile l’évaluation objective de l’opinion publique kurde par la Résidence, et renforçait de fait le préjugé britannique que le Kurdistan irakien n’avait d’existence que culturelle — là encore un héritage de la pensée orientaliste —, qu’il était politiquement divisé en raison des logiques tribales, et qu’on ne saurait donc accorder aucun crédit aux réclamations d’indépendance kurde. Celles-ci se multiplièrent pourtant pendant la première moitié des années 1920 sous la forme de pétitions envoyées à la Commission permanente des mandats de la Société des nations (SDN).
De même, les initiatives kurdes pour l’unification du Kurdistan irakien furent traitées par la puissance mandataire avec la plus grande sévérité. Elles furent interprétées soit comme une tentative de domination injustifiable d’une tribu kurde menée par une personnalité mégalomaniaque sur les autres, comme dans le cas des insurrections du cheikh Mahmoud Barzinji, soit comme le fruit d’une ingérence extérieure. Dans cette dernière lecture, tout mouvement nationaliste kurde prenant les armes serait en réalité organisé par les Turcs ou les Perses pour viser indirectement l’administration britannique. Le présupposé de base suggérait qu’en tant que population profondément hétéroclite car divisée en tribus, les Kurdes ne pouvaient vouloir revendiquer d’eux-mêmes leur indépendance. Tout mouvement nationaliste kurde devait donc être instrumentalisé par d’autres logiques, que les Britanniques devaient combattre afin de préserver l’ordre dans la région et ainsi leurs intérêts.
Au miroir de la SDN
En 1925, un rapport de la Commission d’enquête envoyée par la SDN fut publié. On y stipulait l’attribution du vilayet de Mossoul (une des trois entités administratives d’Irak, au nord) à l’Irak mandataire au détriment de la Turquie, à la condition que toute indépendance irakienne serait préalablement soumise à la vérification par la SDN du respect du particularisme kurde par les Irakiens arabes, plaçant ainsi le Royaume-Uni dans une situation délicate. D’une part, il devait composer avec un tissu kurde dissolu en raison de sa politique de clientélisme tribal, et donc politiquement incapable de protéger ses propres intérêts face au gouvernement irakien à Bagdad. D’autre part, la nécessité suite à la victoire du Parti travailliste britannique en juin 1929 de se retirer d’Irak aussi vite que possible (le mandat coûteux était fort impopulaire en métropole et le Labour avait promis d’y mettre fin) obligea le Royaume-Uni à la fin des années 1920 à prendre beaucoup plus au sérieux les aspirations kurdes à protéger leur particularisme national. La Résidence imposa alors au gouvernement irakien d’appliquer de nouvelles mesures, comme l’établissement du kurde au lieu de l’arabe comme langue officielle dans les régions kurdes, la nomination obligatoire d’administrateurs kurdophones sur place, ou encore l’utilisation du kurde dans les livres d’école. Que ces mesures ne fussent accompagnées d’aucune représentation kurde sérieuse à l’échelle politique irakienne ne semblait choquer personne.
Il est difficile de dire si les administrateurs furent conscients des impacts de la politique qu’ils menèrent au Kurdistan irakien. Dans un premier temps, ils sapèrent toute tentative d’unification et de centralisation politique au Kurdistan, et cela en raison d’un regard orientaliste incapable de créditer les Kurdes d’une capacité à revendiquer une identité politique commune supra-tribale. Une telle revendication aurait en effet été, aux yeux des administrateurs britanniques, d’inspiration occidentale — cette même inspiration qui avait influencé le courant centralisateur du Tanzimat puis de la révolution de 1908. Or les Kurdes, dans la mentalité orientaliste britannique, étaient fondamentalement divisés. C’était là leur nature pluriséculaire, et l’Indirect Rule permettait précisément de composer avec cette division perçue comme intrinsèque. Ce faisant, ils empêchèrent dans les faits — et dans un climat de flou stratégique absolu — la constitution d’un Kurdistan irakien indépendant en ignorant les pétitions et en matant les révoltes. Dans un second temps, alors qu’à la fin des années 1920 l’Irak se dirigeait vers l’indépendance, ces administrateurs durent appliquer des mesures ancrant le particularisme kurde en Irak, mesures imposées par la SDN. Ils semèrent ainsi les germes d’une situation où les Kurdes devaient exister en Irak en tant que minorité, convaincue de son existence culturelle légalement actée et pourtant impuissante à gouverner son destin politique au sein du pays. Ni autonome ni intégrée, la population kurde d’Irak laissée par le Royaume-Uni devait vivre comme une minorité silencieuse, parfois persécutée, pendant près de soixante-dix ans.
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1Système d’organisation par confessions qui permettait à celles-ci d’élire leurs dirigeants religieux et d’être régis par leur code de statut personnel.
2Connus aussi sous le nom de Jeunes-Turcs, le CUP est un parti nationaliste qui s’empare du pouvoir en 1908 et tentera de moderniser l’empire. Mustafa Kemal fut un de ses membres les plus influents.