Benyamin Nétanyahou devrait, sauf revirement de dernière minute, s’exprimer devant le Congrès américain, le 3 mars, pour mettre en garde l’opinion américaine contre un « mauvais accord » avec Téhéran sur l’avenir du nucléaire iranien, dont le cadre doit être finalisé d’ici au 31 mars. C’est l’ambassadeur israélien à Washington, Ron Derner (un ex-citoyen américain notoirement néoconservateur), qui a négocié ce discours en direct avec le chef des républicains à la Chambre, John Boehner, sans en informer la Maison Blanche — un affront à tous les usages diplomatiques — et même, dans une large mesure, sans coordination avec l’Aipac, l’American Israel Public Affairs Committee, le lobby pro-israélien officiel à Washington, dont beaucoup des membres y étaient hostiles. D’ores et déjà, le vice-président Joe Biden, constitutionnellement président du Sénat, s’est fait porter pâle. Il sera « en voyage ». Deux douzaines d’élus démocrates seront absents. Et Barack Obama, qui souhaite vivement aboutir avec Téhéran, enrage.
Un accord qualifié de « munichois »
Cette prestation annoncée suscite un débat en Israël et plus encore dans la classe politique américaine et la communauté juive aux États-Unis. Ephraïm Halevy, un ex-chef du Mossad, le service d’espionnage extérieur israélien, a qualifié ce discours de « faute », dès lors qu’il positionne Israël comme un acteur du débat intra-américain. Et il a récusé l’idée qu’un Iran nucléarisé poserait une « menace existentielle » à Israël, comme Nétanyahou ne cesse de l’affirmer. « On est en train de devenir dingues ou quoi ? », s’interroge le commentateur politique Yoël Marcus dans le quotidien israélien Haaretz. « Nétanyahou joue avec le feu », écrit dans The Nation un ancien membre de l’Aipac aujourd’hui proche du lobby américain pro-israélien de gauche J Street.
Le 18 février, un porte-parole de la Maison Blanche a dénoncé une « pratique constante » d’Israël consistant à divulguer des informations sur la négociation avec l’Iran sorties de leur contexte. Un cas récent a suscité la rage des Américains, lorsque la chaine israélienne Channel 10 a fait état du nombre de 6 500 centrifugeuses que l’Iran pourrait continuer de faire fonctionner en cas d’accord, information que seules les plus hautes autorités israéliennes avaient pu lui fournir. La Maison Blanche a dénoncé une présentation « tronquée ». L’administration américaine ne cache plus qu’elle se méfie de son allié au point d’avoir cessé de l’informer des détails de la négociation avec Téhéran.
Aujourd’hui, la question qui se pose à Israël est la suivante : qu’est-ce qui serait plus grave : voir émerger un nouvel État nucléarisé mais de très faible capacité comparé à la sienne et placé sous supervision internationale, ou perdre le soutien de la première puissance mondiale qui, depuis cinquante ans, ne le lui a jamais ménagé son appui dans les moments cruciaux ? Nétanyahou a fait son choix. Il dénonce un accord « munichois », une capitulation américaine face à Téhéran. En réalité, le premier ministre israélien est hostile à tout accord quel qu’il soit, autre qu’un abandon pur et simple par Téhéran de son activité nucléaire. Là réside le principal point d’achoppement. Pour les États-Unis, imposer à l’Iran de renoncer à l’accession à la capacité nucléaire est désormais hors de portée, et un affrontement militaire avec la République islamique serait contreproductif, et même dangereux. Reste à imposer le meilleur accord possible.
Le nucléaire israélien au grand jour
Dès lors, quels sont les objectifs tangibles de Nétanyahou au Congrès ? D’abord, en mobilisant l’opposition républicaine, tout faire pour empêcher la signature d’un accord qui amoindrirait à ses yeux la position israélienne au Proche-Orient, l’Iran apparaissant comme le vainqueur d’un bras de fer de plus de vingt ans avec les Occidentaux (un point de vue que récuse une partie notoire de l’establishment sécuritaire israélien). Mais surtout, il s’inquiète des conséquences à plus long terme sur Israël d’un accord irano-américain. Jusqu’ici, l’État israélien, qui disposerait de 100 à 200 têtes nucléaires, a maintenu le flou sur sa capacité atomique, même si elle ne fait de doute pour personne. Ce flou lui a permis de se soustraire à des inspections de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA). Et tant que le conflit avec Téhéran perdure, Tel Aviv est préservé de la curiosité de la communauté internationale sur son propre arsenal. Un accord américano-iranien, craignent les Israéliens, pourrait déplacer la focale vers leur pays, désormais le seul dans la région à ne pas avoir ratifié le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et qui deviendrait alors la « cible » potentielle d’une campagne internationale sur cette question.
La crise actuelle entre Washington et Tel Aviv est la plus importante depuis longtemps. Selon un sondage CNN-ORC International, les 2/3 des Américains désapprouvent la venue de Nétanyahou au Congrès (52 % des républicains y sont favorables, contre 14 % seulement des démocrates). Pour tous ceux qui critiquent en Israël l’attitude du premier ministre, là réside le risque majeur. Car malgré une frange très droitière et très active, les Américains juifs ont voté à 72 % en faveur d’Obama en 2012 et restent massivement démocrates. En liant Israël au seul camp républicain conservateur, Nétanyahou ne risque-t-il pas de s’aliéner une grande partie du judaïsme américain, le seul au monde à détenir une organisation communautaire puissante réellement indépendante par rapport à Israël ?
Du consensus à un enjeu partisan
C’est Dennis Ross, un important ex-diplomate proche de l’Aipac qui a servi d’envoyé spécial au Proche-Orient à la fois à George Bush père et à Bill Clinton, qui a le mieux exprimé les réticences au sein de la communauté juive américaine au discours de Nétanyahou au Congrès. « Nous allons tous regretter ce jour », a-t-il déclaré le 16 février. Son argument : d’abord, Nétanyahou transforme le soutien à Israël d’un sujet de consensus américain en enjeu partisan. Une catastrophe, d’autant que la société américaine, explique-t-il, connait une montée en puissance de communautés nouvelles — afro-américaine, asiatique et hispanique — « qui dans vingt ans constitueront une majorité ». Comme les juifs, ces communautés sont aujourd’hui largement pro-démocrates. Mais « elles n’ont pas la même connexion historique à Israël ». Sous-entendu : pas la même que la vieille société blanche jusqu’ici dominante. Il craint que s’il perdait le soutien des démocrates, Israël le paie cher dans le futur. Car, a-t-il ajouté, des indices récents ont accru la suspicion quant à son avenir. Ross citait la proposition de loi de Nétanyahou concernant l’« État-nation juif » qui « a tiré la sonnette d’alarme » chez de nombreux démocrates, pour qui « la démocratie est l’un des éléments centraux qui lient Israël aux États-Unis ». En se prononçant pour un État ethnique en Israël, en soutenant la frange la plus droitière du spectre politique américain, Israël, clame-t-il, risque de s’aliéner non seulement la communauté juive, mais à terme son indéfectible soutien international : la société et la classe politique américaine.
Sioniste devenu très critique de la politique israélienne, l’intellectuel américain Peter Beinart sonne lui aussi l’alarme : les soutiens historiques d’Israël, l’Aipac et les grands organismes juifs américains — dont plusieurs ont affiché leur réticence devant la manière dont il défie le président Obama — sont les premières victimes de Nétanyahou. En fait, écrit Beinart, Nétanyahou « détruit le vieil establishment juif américain pour en construire un autre ». Un nouvel establishment financé par le magnat des casinos de Las Vegas et de Macao, Sheldon Adelson, et appuyé sur la frange la plus droitière du pays : le Tea Party, les idéologues néoconservateurs et le lobby évangéliste. Ce mouvement s’accompagne, décrit Beinart, d’un mouvement inverse, qui voit la jeunesse juive américaine s’éloigner de plus en plus d’Israël et de sa politique vis-à-vis des Palestiniens. Parmi les Américains juifs qui ont voté Obama 2012, les trois quarts des moins de 50 ans estiment que les États-Unis devraient rester « neutres » dans le conflit israélo-palestinien. En agissant comme il le fait, Nétanyahou scierait la branche sur laquelle Israël est assis.
En bientôt 70 ans, ce n’est pas la première fois que Washington et Jérusalem s’affrontent. Des conflits notoires ont surgi à l’issue d’épisodes guerriers où la présidence américaine imposa à des Israéliens — systématiquement réticents mais qui toujours obtempérèrent — un retrait territorial (du Sinaï en 1948 puis en 1957, d’Égypte en 1973, de Beyrouth en 1982 après le massacre des Palestiniens à Sabra et Chatila). D’autres tensions politiques très fortes ont émergé, comme en 1990 lorsque le premier ministre israélien Yitzhak Shamir refusa d’aller à la conférence internationale de Madrid, initiée par les Américains et où, pour la première fois, une délégation de Palestiniens était présente. Là encore, des menaces de pressions (essentiellement financières, militaires incluses), amenèrent Israël à résipiscence. En 1998, lors de la négociation de Wye River entre Bill Clinton, Benyamin Nétanyahou et Yasser Arafat, la relation entre le président américain et l’Israélien avait été glaciale.
Érosion du soutien de l’administration américaine
Mais jamais, jusqu’ici, un premier ministre israélien n’avait tenté d’user publiquement des leviers internes à l’appareil politique américain pour inverser un cours des choses qu’il réprouvait. Dans une lettre restée célèbre au président de l’American Jewish Community, datée du 23 août 1950, David Ben Gourion, le fondateur d’Israël, écrivait : « Les juifs des États-Unis, comme communauté et comme individus, n’ont qu’un seul attachement, et il est aux États-Unis. (…) L’État d’Israël représente et parle seulement au nom de ses propres citoyens, et il n’entend en aucune manière représenter ou parler au nom des juifs qui sont citoyens d’un autre pays. » En visant à faire d’Israël « l’État-nation du peuple juif », en disant se rendre au Congrès pour y tenir discours « au nom du peuple juif », Nétanyahou, écrit M. J. Rosenberg, l’ex-activiste démocrate d’Aipac, « risque de mettre à bas tout l’édifice construit depuis 1950 » pour garantir le soutien de l’administration américaine, quelle que soit sa couleur partisane, à Israël et sa politique.
Il est peu probable que la crise israélo-américaine s’envenime de manière radicale dans un proche avenir, même si l’annonce d’un accord entre Occidentaux et Iraniens pourrait faire monter la pression. Des rapports froids — ils l’étaient déjà depuis l’échec de la « mission de paix » de John Kerry durant l’hiver 2014 — devraient perdurer jusqu’à la prochaine échéance présidentielle américaine en novembre 2016, mais sans aller au-delà, tant la « relation spéciale » américano-israélienne est fondée sur des liens profonds1. En revanche, on ne peut exclure une lente érosion qui, à terme, fragilise la position israélienne à Washington. Des voix s’inquiètent déjà aux États-Unis de la possibilité qu’Israël lance une nouvelle guerre contre le Hezbollah au Liban si Benyamin Nétanyahou remporte les élections le 17 mars et si les négociateurs internationaux parviennent à fixer le cadre d’un accord avec l’Iran à la fin mars.
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1Israël n’a pas le seul gouvernement pro-occidental dans la région, mais il est le seul pays dont la population adhère au regard occidental sur le Moyen-Orient.