Nous atterrissons d’abord à Souleimaniye, le fief de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), le parti du défunt Jalal Talabani. Le Kurdistan irakien est une région politique autonome administrée par le Gouvernement régional du Kurdistan, reconnue depuis 2015 dans la Constitution irakienne. Cette région autonome est gérée par deux partis kurdes irakiens, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), de Massoud Barzani et l’UPK de Jalal Talabani. Le PDK est farouchement contre la présence du PKK dans la haute montagne et collabore avec la Turquie pour son élimination. L’UPK est moins sévère et fournit des facilités pour que le PKK puisse bouger dans la région. Le PDK et l’UPK kurde irakien sont plutôt conservateurs, tandis que la mouvance du PKK est issue de la gauche radicale en Turquie. De plus, depuis dix ans le PKK a trouvé un allié politique extrêmement précieux au Rojava1 dans les Forces démocratiques syriennes (FDS).
Si on ajoute le soulèvement populaire initié par les Kurdes en Iran et les élections en Turquie en mai 2023 qui pourraient sonner la fin du règne de Recep Tayyip Erdoğan, Newroz était cette année la fête de toutes les possibilités et de tous les espoirs.
En route pour Qandil
Nous partons avec des centaines de personnes, dont Şilan Şakir, une militante kurde, vers la haute montagne. En cette fin mars, le temps est pluvieux et c’est une bonne nouvelle, assure son compagnon Azadî, « car les drones ne sortent pas lorsque la visibilité est mauvaise ». Comme plusieurs centaines de familles, nos hôtes Colemerg et Faraşîn ont donc bravé le danger et sont partis pour Qandil, une région formée d’une soixantaine de villages largement acquis au PKK. Après plusieurs heures de route et un dernier checkpoint tenu par les guérilleros, nous entrons dans les monts de Qandil. Ici flottent les drapeaux du PKK, et des militants aux visages dissimulés par des keffiehs, armes à la main, y vérifient le contenu des bus, pickups et voitures.
Quelques kilomètres plus loin, nous faisons escale au cimetière des martyrs. Parmi les tombes les plus récentes, en haut du site, on trouve celle d’Evin Goyi, militante historique assassinée à Paris le 23 décembre 2022. Autour de sa pierre tombale, plusieurs personnes assurent qu’elle a été tuée selon les méthodes habituelles du MIT, le service de renseignement turc, consistant à recruter des mercenaires en prison.
Départ pour les festivités hautement politiques du Newroz. Nous passons un des villages de Qandil, bombardé par des avions de chasse turcs en 2015. Bien que les autorités turques disent qu’ils ne visent que des cibles militaires (des « terroristes »), il y a plusieurs enfants parmi les victimes. La Turquie ne cesse de bombarder ce bastion historique de la guérilla kurde. Mais malgré la haute technologie de l’OTAN et l’usage d’armes chimiques, elle n’est pas arrivée à éliminer les bases de la guérilla. Ces dernières années, ce sont aussi les redoutables drones turcs qui sèment la terreur. La guérilla a mis en place des contre-mesures, mais la situation reste délicate. « Des drones armés survolent les villages tous les jours », explique Şilan Şakir. « Leur bruit laisse planer la menace d’un bombardement en continu pour terroriser les habitants », précise-t-elle. « Les attaques chimiques brûlent la peau et font suffoquer. Nous l’avons documenté depuis plusieurs années, mais le monde s’en fout. »
Une nouvelle technique pour contrer les drones
Le périple s’achève dans une plaine gigantesque entre les montagnes, où une grande scène a été décorée avec les drapeaux de la guérilla, les portraits des martyrs et celui d’Abdullah Öcalan. La plupart des familles installent leurs propres campements et allument des feux. La nuit du 20 mars, les participants embrasent des dizaines de flambeaux et forment une procession qui chemine en éclairant la montagne, tandis que des centaines de feux d’artifice manuels distribués pour l’occasion illuminent le ciel.
Dans l’après-midi du 21 mars, sur la grande scène et sous la pluie, les prises de paroles s’enchaînent pour célébrer la nouvelle année, rendre hommage aux martyrs, aux victimes du tremblement de terre et à la guérilla. La foule scande « Jin, Jiyan, Azadi » (Femme, vie, liberté). Pour les manifestants, une société n’est pas libre tant que les femmes ne sont pas libres.
Azadî indique que le PKK a trouvé ces dernières années dans les montagnes du Kurdistan « une nouvelle technique de guérilla pour mieux faire face aux drones. » Elle consiste en trois méthodes : une organisation souterraine, des petites unités de quatre ou cinq combattants et des tenues de camouflage qui empêchent de détecter la chaleur du corps.
Nous rejoignons de jeunes Kurdes qui font une ronde autour du feu.
La fête de la résistance à la tyrannie
Depuis la nuit des temps, les Kurdes célèbrent leur Nouvel An, Newroz, le 21 mars, le début du printemps. L’origine des festivités est préislamique et le Newroz est également fêté par des peuples iraniens (Béloutches, Persans, Pashtouns, Tadjiks, etc.) ainsi que par certains de leurs voisins d’Asie centrale (Ouzbeks, Kazakhs, Turkmènes), en Azerbaïdjan, dans les lointaines communautés parsies zoroastriennes de l’Inde et chez les Bahaïs.
Dans la tradition kurde, le Newroz n’est pas qu’une fête du Nouvel An célébrant l’arrivée du printemps. C’est aussi et surtout le jour anniversaire de la victoire d’un peuple asservi qui s’est soulevé à l’appel de Kawa le Forgeron contre le tyran sanguinaire Zahâk, une fête d’émancipation et de liberté.
Dans la mythologie kurde, Zahâk est un prince des ténèbres qui est arrivé au pouvoir grâce à un pacte avec Ahriman, le dieu du Mal et des Ténèbres, évoqué dans l’Avesta de Zarathoustra il y a plus de 4000 ans et précurseur du diable, Satan et autre Ibliss des religions monothéistes. Zahâk jouit d’un pouvoir absolu de vie et de mort sur ses sujets, mais il est affligé d’un mal incurable : sur chacune de ses épaules, où Ahriman avait posé un baiser lors de la conclusion de leur pacte, pousse un serpent qui lui empoisonne la vie. Convoqués, ses médecins, craignant eux-mêmes pour leur vie, lui conseillent d’appliquer chaque jour de la cervelle d’un jeune homme sur chacune de ses épaules. Au fil des ans cette hécatombe de la jeunesse suscite un mécontentement général. Pour tenter d’y remédier, trois chevaliers se présentent à la cour et parviennent à convaincre le tyran de les engager comme ses nouveaux médecins. Discrètement, ils décident d’épargner chaque jour l’un des jeunes à sacrifier en appliquant à la place de sa cervelle celle d’un mouton. Les jeunes rescapés se réfugient dans la montagne où ils survivent grâce à des moutons et des chèvres que les paysans leur font parvenir. Lorsqu’après quelques années de ce stratagème ils deviennent suffisamment nombreux, le forgeron Kawa, dont 16 des 17 fils ont déjà été sacrifiés à Zahâk, fait de son tablier un étendard et appelle la population contre le tyran sanguinaire. Avec l’aide de la jeune et vaillante troupe de la montagne, le soulèvement populaire est victorieux. Zahâk est tué le 21 mars, le peuple est libéré de la tyrannie et un nouveau jour, un Newroz, advient.
C’est cette victoire de la résistance et de la liberté que les Kurdes célèbrent chaque année autour de l’équinoxe du printemps.
La célébration de Newroz est, au même titre que toute autre manifestation de la culture, de la langue et de l’identité kurdes, interdite et sévèrement réprimée en Turquie de 1924 à 1995. La répression des festivités de Newroz en 1992 a fait une centaine de morts dans la population. Dans la tradition kurde, l’esprit de Newroz est l’esprit de la résistance à la tyrannie, de la révolte contre l’injustice, contre toutes les injustices.
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1NDLR. Rojava ou Kurdistan occidental ou Kurdistan syrien ou Fédération démocratique du nord de la Syrie.