
Dimanche 19 janvier 2025.
Enfin un cessez-le-feu. Après 471 jours de massacres, de boucheries, d’israéleries, de génocide, de gazacide. Les trois jours entre l’annonce conjointe des Américains et des Qataris et l’arrêt effectif des combats ont été très difficiles. Entre impatience, espoir et crainte que l’accord ne tienne pas. On savait très bien que Trump avait tordu le bras à Nétanyahou et au Hamas. On savait que tous les détails n’étaient pas réglés le jour de l’annonce. De nombreuses fuites affirmaient que le deal avait échoué, ou que le cessez-le-feu allait être reporté. Tout le monde était sur les nerfs, dans la peur et l’inquiétude, et les bombardements ne s’arrêtaient pas, au contraire, ils s’intensifiaient.
Entre l’annonce du cessez-le-feu et son entrée en vigueur, prévue ce matin à 8h30 heure de Gaza, il y a eu plus de cent morts. À l’heure dite, Nétanyahou a annoncé que le Hamas n’avait pas donné la liste des prisonniers qui allaient être libérés, et que, donc, il n’y avait pas de cessez-le-feu. Et de nouveaux bombardements ont commencé. Ils ont encore fait vingt morts, dans toute la bande de Gaza : à Rafah, à Gaza-ville, à Al-Bureij, jusqu’à l’arrêt des combats à 11h15. On sait très bien comment fonctionne l’armée israélienne d’occupation : dans les dernières minutes, la tuerie devient plus intense, la vengeance devient plus féroce.
Et enfin, le cessez-le-feu est arrivé. Les gens étaient heureux. Heureux d’être sortis vivants de ce génocide. Mais cette joie était teintée de tristesse. Chacun d’entre nous a sa propre histoire de souffrance, vécue depuis près de quinze mois. Chacun a perdu des proches, des amis, sa maison. Quand les gens ont compris qu’ils n’allaient plus être pilonnés par les bombes continuellement, ce fut le soulagement. Mais tout le monde comprenait aussi que ce n’était pas terminé. Il fallait maintenant évaluer l’ampleur du désastre.
« Comme si un séisme avait eu lieu, et qu’il n’avait rien laissé. »
Des habitants de Rafah, la ville du sud à la frontière égyptienne, ont été les premiers à quitter Deir El-Balah et Al-Mawassi, où s’entasse la majorité des déplacés, pour aller constater les dégâts. Rafah était occupée depuis le mois de mai. On n’en avait plus aucune nouvelle. Chacun voulait aller voir si sa maison était encore debout, si ses amis et ses proches restés là-bas étaient encore en vie. Et pour tenter de retrouver ceux qui étaient ensevelis sous les décombres, et ceux qui étaient morts dans la rue, afin de les enterrer comme il faut. Dans cette journée du 19 janvier, de 11h30 jusqu’à environ 17h, ils ont trouvé une vingtaine de dépouilles, à l’état de squelette, malheureusement.
Moi, j’ai appelé notre ami Hani chez qui l’on habitait quand on était à Rafah, avant de nous déplacer de nouveau pour planter notre tente à Deir el-Balah. Lui aussi s’était réfugié ici. Il a fait partie de ceux qui sont allés explorer Rafah. Sa maison était dans le quartier Sultan, près de la frontière égyptienne. « Je suis venu seul, a-t-il dit au téléphone. Je ne veux pas encore amener ma famille. Je veux voir si ma maison est dans la zone interdite. On ne sait pas exactement où s’est redéployée l’armée ni jusqu’où va la zone tampon que les Israéliens vont installer ». D’autant plus que « l’axe de Philadelphie », la zone entre Gaza et l’Égypte, est toujours occupé.
Hani a retrouvé sa maison : « Elle n’est pas très habitable. Le deuxième et le troisième étage sont complètement détruits ». Son appartement a été frappé par un obus de char, il y a un grand trou et plus de vitres. Mais Hani pense revenir avec sa famille :« On peut amener tout le monde et revivre chez nous, mais j’attends encore un peu. Est-ce que les bombardements sont vraiment terminés ? Est-ce qu’il y aura des tirs ? » Mais le plus important pour Hani, c’est de retrouver sa sœur Rania. Quand l’incursion israélienne a commencé à Rafah, elle n’a pas eu le temps de s’enfuir… Elle a été tuée avec son mari dans le bombardement de sa propre maison. Son corps est toujours sous les décombres. Heureusement, ils avaient auparavant évacué leurs trois enfants. Malheureusement, à l’heure où j’écris ces lignes, Hani n’a pas trouvé Rania, parce qu’il n’a pas trouvé la maison de sa sœur. Quand les Israéliens bombardent un quartier, ils envoient ensuite des bulldozers qui aplanissent entièrement la zone et regroupent les débris de plusieurs habitations au même endroit. On ne sait même plus où était chaque maison.
Une sœur que l’on ne peut pas enterrer dignement, des orphelins, une maison que l’on ne retrouve plus… Des centaines de milliers de Gazaouis sont en train de vivre des expériences similaires en revenant chez eux, partout dans la bande de Gaza. Des amis qui sont à Jabaliya, dans la partie nord, m’ont dit que tout avait été nivelé. Ils ne savent plus comment se repérer : les routes ont disparu. Comme si un séisme avait eu lieu, et qu’il n’avait rien laissé. Un israélisme, plutôt.
Un seul motif de satisfaction : les prix ont diminué de façon remarquable. Des gens qui n’avaient plus mangé de fruits depuis des mois peuvent maintenant en acheter. Les profiteurs de guerre ont cessé de spéculer, ils ont baissé les prix parce qu’ils savent qu’il y aura une entrée régulière d’aide humanitaire. Ils veulent vider leurs entrepôts.
« Et maintenant, on va rentrer chez nous »
Moi aussi, bien sûr, je suis soulagé. J’ai dit à Sabah : « on est toujours vivants ». J’ai dit à Walid qu’on allait rentrer à Gaza, mais il ne sait pas pourquoi. En fait, il ne sait pas ce que c’est, Gaza-ville. Alors je le lui ai dit qu’on allait rentrer chez nous. Par une chance énorme, notre immeuble est l’un des rares à tenir encore debout. Je le sais par des amis restés là-bas. Ils sont même en train de nettoyer notre appartement. Sabah a montré à Walid les vidéos que nous avions prises avant de quitter notre tour en catastrophe. Elle lui a montré ses jouets, sa moto, sa voiture, sa bétonnière… Et Walid a dit : « Papa, on va rentrer pour les jouets. » Et moi, je lui ai dit :
On était en vadrouille, mais la vadrouille, c’est fini. On a vécu une belle expérience sous la tente. On a vu les feux d’artifice. On a vu les avions, les parachutes, les drones, les oiseaux, les étoiles filantes. Et maintenant, on va rentrer chez nous.
Il était très content. Il s’est mis à taper sur une casserole en chantant « Gaza ! Gaza ! » Pour lui, Gaza, c’est chez nous. C’est les jouets, c’est un lit, c’est une baignoire, une douche, de l’eau chaude. Il était content de rentrer chez nous. Je lui ai dit qu’on irait aussi en France, qu’on irait voir la tour Eiffel. Il voulait absolument la visiter depuis qu’il l’avait vue sur YouTube. Il était ravi.
Et moi, j’étais content d’avoir réussi à épargner Walid jusqu’au bout. Pourtant, trois jours avant le cessez-le-feu, il y a eu un gros bombardement tout près de notre tente. Elle a été déchirée, et nous avons dû l’évacuer. Walid n’a pas applaudi, comme il le faisait habituellement en croyant que c’étaient des feux d’artifice comme je le lui avais dit. Autour de nous, la foule était tendue, des femmes pleuraient, des enfants criaient. Je craignais que tout l’univers que j’avais créé pour lui pendant ces quatorze mois s’effondre d’un seul coup, au dernier moment. Le lendemain, je lui ai parlé : « Tu as vu les feux d’artifice, hier ? Pourquoi tu n’as pas applaudi ? » Et il m’a répondu qu’il avait bien vu les feux d’artifice, et aussi des femmes qui pleuraient. Je lui ai dit : « Oui, elles pleuraient parce qu’elles ne savaient pas que c’étaient des feux d’artifice. » Et j’ai vu qu’il me croyait. Dieu merci, il n’était pas traumatisé. Je lui avais épargné la peur.
« Le cessez-le-feu, c’est seulement un soulagement »
Donc chacun a réagi à sa propre façon à ce cessez-le-feu. J’espère que tout le monde va tenir le coup. J’espère que les gens qui vont rentrer chez eux vont retrouver leurs proches disparus, et qu’ils pourront les enterrer dignement. Tous ces morts qui sont enterrés dans les cours des hôpitaux, dans les jardins publics, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement… Maintenant, leurs proches peuvent leur donner une vraie sépulture. Mais je ne peux pas dire que Gaza est en train de panser ses plaies, car les plaies sont toujours là, et qu’on n’arrive pas à les panser. Au contraire, on est en train de les rouvrir.
Il y a toujours des gens qui vivent dans la rue. Il y a toujours des morts sous les décombres. Il y a beaucoup de blessés graves, d’enfants amputés, de très nombreux orphelins. Le cessez-le-feu, c’est seulement un soulagement. Mais après, la vie va être une vie très dure. Nous avons vécu un génocide, et la destruction presque totale de la bande de Gaza. Soixante-quinze pour cent des habitations de Gaza ont été bombardées. Donc 75 % de la population n’a plus de toit.
Il faut tourner cette page, si on le peut. Et commencer à reconstruire l’homme, reconstruire l’enfant, reconstruire la femme, et puis reconstruire Gaza. Et je suis sûr que grâce à la résilience de la population de Gaza, à sa volonté de rester ici, nous allons y arriver. Nous sommes des phœnix. Nous allons renaître des cendres de Gaza.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.